L'idéal du bodhisattva :

Spinoza et Dieu ; l'espace et le temps.

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Spinoza, le philosophe hollandais du XVIIème siècle, dit « Dieu est une substance infinie avec des qualités infinies », et ajoute que parmi ces qualités infinies, seules deux nous sont connues : l'espace et le temps¹. Selon le bouddhisme, c'est parce que nous percevons la réalité à travers ces deux modes fondamentaux d'expérience que nous en arrivons inévitablement à un modèle soit spatial soit temporel de la réalité. Tout ce que nous pouvons faire, c'est réduire l'un à l'autre : il n'y a pas de troisième mode qui pourrait réconcilier les deux. Il semblerait que la réconciliation ne soit possible que dans notre expérience spirituelle, au-dessus et au-delà du niveau auquel la contradiction existe, si tant est qu'il s'agisse de contradiction. En ce sens, cette grande opposition, ou cette différence irréductible, entre les modèles de réalité de type spatial et ceux de type temporel, constitue une sorte de koan qui ne peut être résolu que par un saut intuitif.

Quand j'utilise le terme « éternité », je pense à la réalité ultime considérée comme transcendant le temps (plutôt qu'à une prolongation infinie du temps). Mais en un sens, c'est toujours trompeur, parce que le mot « transcendant » nous invite seulement à imaginer le temps et l'éternité comme existant dans l'espace, et parler de quelque chose qui est « au-delà » du temps revient aussi à considérer le temps sous une forme d'espace. Nous sommes continuellement limités par le langage de cette façon. Ces expressions ne doivent donc pas être prises littéralement ; on doit essayer de voir ce qu'elles suggèrent, par la méditation ou par quelque autre moyen. Même la meilleure conceptualisation possible n'exprime pas la réalité de façon adéquate : il nous faut toujours faire ce « saut intuitif », même s'il est plus facile de le faire si l'on essaie de formuler une idée conceptuelle de la réalité des choses aussi précise que possible.

Nous pensons habituellement au Bouddha comme à un personnage historique, et à sa réalisation de l'Éveil comme à un événement historique, et jusqu'à un certain point cela est correct et justifié. Considérer l'atteinte de l'Éveil par le Bouddha comme un événement qui a eu lieu dans une dimension temporelle n'est pas tout à fait faux, tant que nous précisons clairement que nous parlons de façon conventionnelle. Mais, trop souvent, nous nous laissons aller à penser à la bouddhéité elle-même comme existant dans le temps, ce qui est tout à fait faux.

Le Bouddha dans la dimension d'éternité.

Quoique le Bouddha en tant que personnage historique puisse bien avoir existé de façon temporelle, la bouddhéité elle-même existe en dehors du temps, dans une dimension d'éternité. Nous pouvons en fait penser au Bouddha comme existant simultanément à deux niveaux : à un niveau temporel, comme personnage humain, historique, et au niveau éternel, comme la réalité elle-même. Ensuite, en plus de ces deux niveaux, nous pouvons penser à lui comme existant à un niveau intermédiaire, celui du domaine archétypal en quelque sorte.

Le trikaya, les trois corps du Bouddha.

Cela nous amène à ce que l'on appelle dans le bouddhisme la doctrine du trikaya, la doctrine des « trois corps du Bouddha » comme certains érudits se plaisent à l'appeler. Cette doctrine, qui est au centre de la pensée et de la pratique du Mahâyâna, a été très souvent mal comprise. Trikaya signifie littéralement « trois corps », « trois personnalités » ou « trois individualités », mais la doctrine ne fait pas référence à trois corps, encore moins à trois Bouddhas. Ce qu'elle fait, en réalité, c'est décrire un Bouddha, ou une nature-de-Bouddha, fonctionnant à trois niveaux différents. Dans une analogie traditionnelle, le dharmakaya est comparé à un ciel bleu pur et sans nuages. Le sambhogakaya est un nuage apparaissant au milieu de ce ciel bleu, entouré d'arcs-en-ciel. Et le nirmanakaya est la pluie qui tombe de ce nuage. Ou bien, dans l'art bouddhiste du Vajrayâna, vous trouvez les trois kayas représentés par trois images de Bouddha l'une au-dessus de l'autre. Le dharmakaya est un Bouddha complètement nu, quelque fois avec sa parèdre, quelque fois seul. Le Bouddha du sambhogakaya est une figure de Bouddha richement vêtu, couronné et orné de joyaux. Et le nirmanakaya est notre représentation familière du Bouddha Shakyamuni, avec son crâne rasé, son bâton de pèlerin et sa robe rapiécée.

¹Spinoza, Éthique, première partie, para.6.

'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.

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  1. L'origine et le développement de l'idéal du bodhisattva.
  2. L'éveil du cœur bodhi, ou bodhicitta utpada.
  3. Le vœu du bodhisattva.
  4. Altruisme et individualisme dans la vie spirituelle.
  5. Masculinité et féminité dans la vie spirituelle.
  6. Sur le seuil de l'Éveil.
  7. La hiérarchie des bodhisattvas.
  8. Bouddha et bodhisattva ; éternité et temps.
    1. Le Bouddha et le bodhisattva ; l'éternité et le temps.
    2. Le bon chemin.
    3. Spinoza et Dieu ; l'espace et le temps.
    4. Le nirmanakaya ou corps créé.
    5. Les cinq bouddhas du sambhogakaya.
    6. La nature du dharmakaya dans le Soûtra du Lotus.
    7. La dimension éternelle et la dimension temporelle.