La Prajñaparamita.

Un commentaire du Sûtra du Diamant.

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Ne pas se laisser tromper par les illusions.

« Et ce que le Tathagata a enseigné comme étant un « système de mondes fait de mille millions de mondes », cela il l'a enseigné comme étant un non-système. »

Les notes de Conze au sujet du chapitre 30 ne doivent pas être prises au pied de la lettre. Il affirme : « Un univers n'est rien de plus qu'une conglomération fortuite de divers éléments, et est donc réellement un non-système ». Il donne une raison « scientifique », mais ce n'est pas la raison donnée par le sûtra. En fait, ce n'est pas parce qu'il est fortuit que le système de mondes fait de mille millions de mondes est un non-système : c'est parce que les divers éléments eux-mêmes n'ont pas d'existence, parce que la conglomération est une non-conglomération. De plus, on aurait pu penser que la loi du karma suffirait à empêcher les choses de n'être « rien de plus que fortuites ».

Conze suggère aussi que « notre esprit est souvent alourdi par la simple pensée de (...) l'énorme quantité de matière que nous percevons autour de nous. » Mais Blaise Pascal parle sans doute au nom d'un plus grand nombre d'entre-nous quand il écrit dans les Pensées : « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie. » L'esprit est en fait réconforté par un sens de solidité matérielle.

« Et, finalement, Subhuti, si un Bodhisattva, un grand être, avait rempli d'innombrables et incalculables systèmes de mondes avec les sept choses précieuses, et les avait données en présent aux Tathagatas, aux Arhats, aux Complètement Éveillés, et si, par ailleurs, un homme ou une femme de bien avait pris de cette Prajñaparamita, de ce discours sur le Dharma, une seule strophe de quatre lignes, et la gardait à l'esprit, l'expliquait, la récitait et l'étudiait, et l'éclairait à d'autres dans tous ses détails, en vertu de ceci ce dernier engendrerait une plus grande masse de mérite, immense et incalculable. Et comment l'éclairerait-il ? De façon à ne pas révéler. Il est donc dit, « il éclairerait ». »

Il ne peut y avoir de révélation conceptuelle directe de la Perfection de la Sagesse. L'éclairer ne peut signifier que lui donner expression ou essayer de la communiquer par la métaphore, la comparaison et la poésie, ce qui est précisément ce que le sûtra fait ensuite :

« Comme des étoiles, un défaut de vision, comme une lampe,
Une illusion magique, des gouttes de rosée, ou une bulle,
Un rêve, un éclair, ou un nuage,
Ainsi devrait-on voir ce qui est conditionné. »

C'est la partie la plus célèbre du sûtra, et c'est une strophe sur laquelle il est très utile de méditer et à laquelle il est très utile de réfléchir, d'une manière qui provoque l'apparition de la vue pénétrante. En la considérant image par image, on devrait tout d'abord voir ce qui est conditionné comme on voit les étoiles. Quelle que soit leur masse, les étoiles sont à peine perceptibles dans les vastes étendues vides de l'espace. Elles sont si loin de devenir nos possessions qu'elles sont au-delà de l'atteinte de notre imagination elle-même. Et elles disparaissent aux premières lueurs du jour.

Le conditionné est ensuite comme un défaut de vision. Les choses ne sont pas ce qu'elles semblent être. C'est aussi simple que cela. Selon les commentaires traditionnels, le défaut de vision est le genre d'affection des yeux qui ferait voir à un moine des cheveux imaginaires dans son bol à aumônes. Cette illustration est un peu extrême, puisqu'elle suggère que le conditionné est aussi illusoire que ces « cheveux », alors que c'est d'un point de vue métaphysique que le conditionné est illusoire. Le conditionné n'est pas ultimement réel, mais il est réel dans le sens où il est perçu. Il n'est pas comme de simples taches devant les yeux.

La philosophie du Yogacara tardif élucide cette distinction en faisant la différence entre trois sortes de réalités, qualifiées de parikalpita, de paratantra et de parinishpanna. Parikalpita, est ce que nous voulons généralement dire par « illusoire » : c'est ce qui est attribué ou imaginé. Paratantra se réfère à la connaissance qui est « dépendante d'autre », para signifiant « autre » et tantra « ce qui est tissé ou mis ensemble ». Cela s'applique à ce qui n'est pas existant en soi, mais dépend pour son existence des diverses causes et conditions qui l'ont amené à exister. Cela représente la connaissance conditionnée ou relative : une projection sur le monde extérieur de notre propre structure mentale. Parinishpanna veut dire « parfait », et se réfère donc à la connaissance absolue, la connaissance de ce qui existe sans dépendre de conditions. La distinction est donc faite entre ce qui n'a même pas d'existence relative, ce qui est parikalpita (pour prendre un exemple traditionnel, un serpent qui, en fait, a toujours été une corde), et ce qui est paratantra, ce qui est réel à un niveau pratique, à un niveau de bon sens (vous voyez que le « serpent » est réellement une corde), mais qui en soi est une illusion quand on le considère du point de vue parinishpanna (qui voit que l'existence de la corde dépend des fibres qui la forment).

Il y a réellement deux formes d'illusion dans le sens de parikalpita. Le « défaut de vision » n'est qu'une analogie pour l'illusion métaphysique ou même psychologique de l'atman : nous pensons que nous percevons un ego, mais il n'est pas réellement là. L'illusion du « soi » est considérée comme étant d'un même type, quoique non d'un même ordre, comme les mirages et les cheveux imaginaires dans le bol à aumônes. D'une certaine façon, que nous percevions le « soi » n'a pas d'importance, pas plus que percevoir ces cheveux imaginaires n'a d'importance. Mais si nous agissons sur la base de l'hypothèse que ce « soi » est une entité indépendante et autonome, au-delà ou en plus de la somme totale de toutes nos pensées, de tous nos mots et de tous nos faits, si de cette illusion naît une sorte d'attitude émotionnelle, quelle qu'elle soit, nous sommes en difficulté. C'est en ce sens que nous pouvons dire que toute la vision contemporaine du monde est basée sur l'illusion.

Nous sommes cependant aussi en difficulté si nous ne réussissons pas à faire la distinction entre, d'une part, l'illusion du « soi » en tant qu'entité indépendante, et, d'autre part, la réalité de notre être empirique, de nos pensées et de nos sentiments - notre expérience des cinq skandhas. Tout ce que ces deux formes différentes de connaissance ont en commun est l'avidya, le manque de connaissance transcendantale. Le paratantra relativement réel est illusoire, mais seulement en relation avec ce qui est absolument réel.

Troisièmement, on nous exhorte à voir le conditionné « comme une lampe ». Pour brûler, une lampe a besoin de combustible : enlevez le combustible, la lampe s'éteint. Il en est de même pour toutes les choses conditionnées. Pensons à une bougie dans le vent (et les formes de lampes utilisées à l'époque où cette strophe a été composée n'étaient guère mieux protégées) : voilà comment délicatement contingentes sont les choses conditionnées. Il semble parfois étrange que toute chose continue à exister, sa « naissance » et sa survie dépendant de tant de facteurs différents. Le fait que vous soyez en train de lire ce livre particulier dans cette forme particulière représente une merveilleuse concaténation de millions et de millions de dharmas conditionnés, coopérant tous d'une façon particulière. L'existence continue de dharmas conditionnés est à tout instant clairement précaire.

Ensuite, l'existence conditionnée est comme une « illusion magique ». L'illusion magique est une image très répandue dans la littérature indienne. La plupart d'entre-nous sommes familiers avec les tours de magie tel que celui du lapin tiré du chapeau, mais le genre de spectacle dont il est question ici est à bien plus grande échelle, comme le célèbre tour de magie de la corde indienne. Une corde est lancée vers le ciel, et s'y tient, verticale ; un garçon y monte et disparaît, et un homme monte après lui et disparaît aussi ; puis, des morceaux du garçon commencent à tomber, et l'homme redescend. Finalement, le maître magicien met tous les morceaux sous un drap, et lorsqu'il le retire d'un coup sec, le garçon se tient là et salue. Alors, bien sûr, ils font la quête. On dit que cela est fait par hypnose de masse.

La vie ordinaire nous présente une expérience qui de façon ultime n'est pas plus réelle que le truc de la corde indienne. En fait, un magicien vraiment très compétent sera capable de tromper d'autres sens que celui de la vision, faisant par exemple apparaître des musiciens jouant de leur instrument. De façon ultime, on pourrait dire que ce qui se passe c'est que nous faisons tous l'expérience d'une hallucination collective. A un niveau ordinaire, les gens ayant le même genre d'antécédents auront tendance à « voir » les choses de la même façon. De la même manière, à un niveau plus profond, nous partageons la même sorte de réalité parce que nous avons la même sorte de karma. Nous avons tous des « hallucinations » de la même façon, quoiqu'il soit très difficile de réaliser que nous avons des hallucinations, parce que nous sommes tous d'accord sur le fait que nos hallucinations sont réelles. Ce que nous tendons à considérer comme réel est ce qui est généralement accepté comme étant réel. Si plusieurs personnes, dans même pièce, voient un éléphant rose, alors l'éléphant rose existe, à moins que quelqu'un comme le Bouddha ne vienne et ne les persuade que l'éléphant n'est pas réellement là. Des questions concernant la nature de la réalité se posent parce que, malgré cette expérience apparemment identique, les gens font en fait l'expérience des choses de façons différentes, et les voient de façons différentes.

Le poète anglais Robert Herrick compare particulièrement bien l'existence conditionnée à des gouttes de rosée. Son poème Aux jonquilles exprime une perception triste mais aiguë de l'impermanence, se focalisant dans sa conclusion sur l'image des gouttes de rosée :

Belles jonquilles, nous pleurons de vous voir
Vous hâter si tôt de partir,
Alors que le soleil du matin
N'a pas atteint son apogée.
Restez, restez
Jusqu'à ce que, pressé, le jour
Ait atteint
L'heure des vêpres;
Et, ayant prié ensemble, nous
Partirons avec vous.

Nous avons peu de temps ici, comme vous,
Notre printemps est si court ;
Nous grandissons si vite pour atteindre la vieillesse,
Comme vous, comme toute chose.
Nous mourons
Comme font vos heures, et nous
Nous asséchons,
Comme la pluie de l'été ;
Ou comme les perles de la rosée matinale,
Plus jamais retrouvées.

Un autre poète anglais, Francis Bacon, compare de son côté l'existence conditionnée à une bulle. C'est la fameuse ouverture de sa seule pièce d'anthologie :

Le monde est une bulle, et la vie de l'homme
Moins que sa durée.

Cette idée de l'impermanence des belles choses est bien sûr très courante chez les poètes de toutes nationalités. Ils peuvent inclure l'injonction de mettre à profit le jour présent (Horace : Carpe diem), ou bien dire « Cueillez les boutons de rose tant que vous le pouvez » (Herrick, une fois encore), mais l'humeur générale est la mélancolie.

Pour le bouddhiste, cependant, l'impermanence peut être une source de grisante stimulation. Si les choses sont impermanentes, cela veut dire qu'elles changent, et si elles changent, elles peuvent changer pour le mieux. S'il n'y avait pas de changement, si les choses n'étaient pas impermanentes, il n'y aurait pas de développement, pas de travail, pas de progrès, pas d'évolution : absolument rien ne se passerait. Le bouddhiste est donc en fait grisé par les possibilités et les opportunités que lui donne l'impermanence.

La strophe du Sûtra du Diamant continue en nous exhortant à voir ce qui est conditionné comme un rêve. Cette comparaison nous dit que quand vous vous éveillez vraiment, quand vous êtes complètement Éveillé, vous constatez que toutes les expériences émotionnelles de la vie ordinaire, de l'existence relative, sont aussi irréelles qu'un rêve, et elles perdent de leur force. Tant que vous êtes dans le rêve, vous avez vraiment peur ou vous êtes vraiment en colère, et vous croyez vraiment qu'il y a une chose dont il faut avoir peur ou pour laquelle il faut se mettre en colère. Mais quand vous vous éveillez, vous savez que vous êtes éveillé et que tout cela n'était qu'un rêve. Les émotions s'éteignent et vous vous trouvez en train de rire de ce qui semblait si réel quand vous dormiez. Et c'est comme cela quand vous devenez Éveillé : toutes les passions, tous les désirs, tous les ennuis de la vie quotidienne s'évanouissent et deviennent insignifiants : ils n'existent plus pour vous.

Pour beaucoup de gens, s'engager plus avant dans leur pratique du bouddhisme peut aussi être comme cela. Vous constatez que vos motivations ont changé, et que les buts qui jusqu'alors étaient très importants pour vous - avoir un bon travail, progresser dans votre carrière, vous marier et fonder un foyer, élever des enfants - ne semblent plus être aussi importants. Ils semblent être dérisoires, comme les jeux que les enfants peuvent prendre si sérieusement. Si vous pouvez rire des choses mondaines dont auparavant vous vous souciez beaucoup, cela veut dire que vous commencez à libérer les énergies qui sont immobilisées dans ces anxiétés, et à ne pas vous laisser tromper par les illusions qui y sont attachées. Très souvent, dans la tradition Zen en particulier, bien qu'aussi dans les écrits du bouddhisme indien, les gens éclatent de rire quand ils en arrivent à ne pas se laisser tromper par leurs illusions.

Puis, l'existence conditionnée est comme un éclair. Aussi imposantes et admirables puissent apparaître les choses conditionnées, quand on les voit du point de vue de l'Inconditionné elles sont toujours aussi brèves qu'un éclair dans le ciel d'une nuit d'été.

Finalement, nous devrions voir ce qui est conditionné comme un nuage. Il est très facile d'être affecté par toutes sortes de tendances ou de circonstances passagères, en particulier par un Zeitgeist (esprit du siècle) général, qui peut pendant un temps assombrir une société entière, mais qui finalement passe et laisse le chemin à une atmosphère sociale différente, à un nouveau climat économique. Il est facile de laisser votre humeur ou votre esprit être affecté, voire infecté, par le flux et le reflux des courants politiques. Il est bien trop facile de tomber sous l'influence des orthodoxies du jour. Mais nous pouvons prendre conscience de ces forces mondaines autour de nous, et faire en sorte qu'elles ne déterminent pas notre attitude émotionnelle de base. Notre condition spirituelle ne doit pas dépendre de facteurs mondains et temporels.

« Ainsi parla le Seigneur. Ravis, Subhuti l'Ancien, les moines et les nonnes, les pieux laïcs, hommes et femmes, et les Bodhisattvas, et le monde entier avec ses Dieux, ses hommes, ses Asuras et ses Gandharvas, se réjouirent de l'enseignement du Seigneur. »

© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.

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