La Prajñaparamita.

Un commentaire du Sûtra du Diamant.

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La nature de la générosité.

« De plus, Subhuti, un Bodhisattva qui donne un don ne doit pas être soutenu par une chose, et ne doit pas non plus être soutenu en aucun lieu. Quand il donne des dons il ne doit pas être soutenu par des objets de la vue, ni par des sons, des odeurs, des goûts, des tangibles ou des objets de l'esprit. »

Selon Vasubandhu, qui produisit un des premiers commentaires du Sûtra du Diamant, commentaire qui fait autorité, la générosité est ici considérée comme représentant ou incarnant l'ensemble des Six Perfections : la générosité, la moralité, la patience, la vigueur, la méditation et la sagesse. Comment cela peut-il être le cas ? Nous pouvons tout d'abord dire qu'en pratiquant la moralité et la patience vous apportez protection et sécurité aux autres êtres vivants, ou au moins à un nombre limité d'entre eux, en vertu du fait que vous ne les attaquez pas, ou que vous ne les volez pas, ou que vous ne partez pas avec leur femme ou leurs filles, ou que vous ne les trompez pas, et en vertu de la patience que vous montrez face à leurs faiblesses. Nous pouvons aussi dire que vous apportez protection aux autres en donnant confiance et inspiration, par votre propre pratique personnelle de la moralité et de la patience.

Deuxièmement, vous ne pouvez donner le don du Dharma que sur la base de la pratique de la vigueur, de la méditation et de la sagesse (plutôt qu'en distribuant simplement des tracts, par exemple). Donner le don du Dharma constamment ou à une grande échelle demande une énergie considérable, et le donner ne serait-ce qu'un peu n'est simplement pas possible sans un certain niveau de clarté mentale, pour ne pas dire de vue pénétrante. Il est donc juste de présenter la générosité (dana) comme l'incarnation de toutes les perfections, au moins d'un certain point de vue.

Cela dit, nous pouvons utilement faire un rappel de ce qu'est le don dans son sens premier. Un temps, le Mahayana s'intéressa beaucoup à la question de la richesse en relation avec cela, dans la mesure où l'on pensait qu'il n'était guère possible de pratiquer la dana paramita si vous n'aviez pas de richesse matérielle à distribuer. Aux gens qui n'ont pas grand chose à donner sur le plan matériel, commencer à donner de façon plus raffinée - donner de l'encouragement, donner son temps, voire donner le Dharma - peut sembler une très belle idée, mais ce niveau de générosité est simplement au-delà de la capacité de beaucoup de gens, pour que ce soit fait d'une façon utile. Pour pouvoir donner au niveau du sens ordinaire habituel, nous avons généralement besoin d'avoir un peu d'argent. Si nous pouvons gagner assez par le travail que nous faisons pour pouvoir donner une partie de ce que nous gagnons (sans nous martyriser, bien sûr), c'est très souvent la meilleure façon de pratiquer le dana.

Le Bouddha dit à Subhuti qu'un Bodhisattva ne devrait nulle part être soutenu. A un niveau cela signifie évidemment que l'on devrait pratiquer la générosité, ou en fait n'importer laquelle des Perfections, sans penser au mérite accumulé grâce à ses actions. Il y a cependant un peu plus. Non seulement les Bodhisattvas font-ils des actions vertueuses sans le moindre motif impur, mais ils voient ces actions et leur propre mérite comme vides.

Mais comment, en pratique, abordons-nous cette idée ? Être soutenu veut dire s'appuyer sur quelque chose : soit quelque chose que l'on peut toucher, entendre, sentir ou goûter, soit une idée, un concept, un objet de l'esprit. On met tout son poids dessus, en en dépendant, en le prenant littéralement, en le prenant pour ce qu'il est, en mettant toute sa confiance en lui - en allant presque en refuge en lui.

La façon d'éviter d'« être soutenu » ainsi est de ne pas laisser notre pensée être totalement déterminée par le sujet immédiat de notre perception. Il ne s'agit pas de faire sans absolument aucun concept de chose, mais nous ne devons pas traiter ces concepts autrement qu'en première approche. Nous devons utiliser des concepts mais ne pas nous y fixer. Si nous voulons développer cette attitude de Bodhisattva au sujet des concepts, nous devons nous assurer que nous ne laissons pas notre pensée être dirigée par les objets apparents de notre perception.

Quand on vous pose une question, vous pouvez choisir soit de répondre dans les termes de la question, soit d'aller au-delà des termes de la question : votre réponse peut être limitée par la question, ou peut ne pas l'être. Le Bodhisattva ne laisserait pas les termes de la question fixer les termes de la réponse. De la même façon, les données des sens peuvent engendrer des questions, peuvent dire des choses, mais le Bodhisattva ne laisse pas sa réponse être déterminée par ce que les sens perçoivent. Le Bodhisattva va « au-delà » de cela car il est plus grand que les données des sens ou les objets de l'esprit. Plus simplement, imaginez que vous vouliez prendre, de façon décontractée, une photo d'un paysage qu'un grand peintre aurait déjà pris comme sujet. La photo développée reproduirait ce paysage aussi précisément que le processus chimique le permet, mais le résultat final serait limité par ce processus. D'un autre côté, le peintre s'introduirait lui-même dans l'équation, refusant d'être limité par les apparences, et pouvant bien voir et représenter quelque chose de plus que ce qui est « donné ».

Généralement parlant, l'artiste a besoin d'expertise pour représenter l'apparence des choses, afin de créer une image qui transcende les apparences. De façon similaire, le Bodhisattva ne s'échappe pas de la pensée rationnelle et des questions qu'elle pose, mais il est en même temps préparé à aller au-delà de ces questions. Le même principe s'applique à la méditation sur les six éléments, dans laquelle, loin de nier notre implication dans le monde matériel, nous examinons en fait en détail les divers composants de notre existence matérielle. En faisant cela, cependant, notre but est de réaliser que nous sommes plus grand que ces composants, que notre être les transcende (au moins les cinq premiers éléments), et de pour ainsi dire réaffirmer notre être originel.

La pratique de la dana paramita consiste à donner, en tant qu'expression de notre nature la plus profonde. Donner un don « non soutenu » signifie donner tout ce qui dans la situation est approprié, jusqu'à, même, donner ses membres ou sa vie, sans plus de conscience de soi que si l'on passait le sel à quelqu'un, de l'autre côté de la table. Cela vous surprendrait presque si quelqu'un vous remerciait d'avoir donné tout ce que vous avez, parce que vous ne faites rien de spécial (de votre point de vue), quand vous êtes juste (pour ainsi dire) vous-même. C'est comme si quelqu'un venait vous voir après le dîner et vous disait : « Merci de m'avoir passé le sel ». Nous pouvons donc pratiquer le fait d'être moins délibérément, moins « lourdement » vertueux, d'une façon moins consciente de soi, sans laisser notre main gauche savoir ce que fait notre main droite, comme le dit Jésus. Et bien sûr cela s'applique à toutes les paramitas. Nous devons comprendre que la pratique de la générosité, de l'éthique, de la patience, de la vigueur, de la méditation et de la sagesse est l'expression de notre besoin propre le plus profond.

Une des nombreuses critiques que les anciens égyptiens faisaient des anciens grecs (et à cette époque les anciens grecs étaient résolument modernes, pour ne pas dire effrontés) était qu'ils avaient développé la gymnasia parce qu'ils ne faisaient pas assez d'exercice au cours de leur vie quotidienne. Du point de vue égyptien cela équivalait à une admission, de la part des grecs, du fait qu'ils vivaient d'une façon artificielle, peu saine et déséquilibrée. Nous pouvons avoir la même vue de la pratique de la religion : si cette pratique n'est pas inhérente à la façon dont nous traitons les affaires de la vie quotidienne, il y a quelque chose qui ne va pas. Vous pouvez bien dire que si les Égyptiens avaient eux-mêmes été réellement équilibrés, ils n'auraient pas eu besoin de temples, mais ceci est prendre une vue moderne et inappropriée de la fonction des temples. Pour les Égyptiens, les dieux étaient réels, et les temples étaient simplement les lieux où ils vivaient et où les gens les servaient. Dans l'Égypte ancienne, être religieux n'était pas un style de vie particulier, pas plus que l'activité religieuse n'était une chose surimposée à la vie ordinaire.

Ce principe est un des thèmes de Lao-tseu, dans son Tao-tö king. Tout comme Lao-tseu appellerait dégénérescence le développement d'un code de moralité, nous pouvons regarder d'un air soupçonneux l'idée d'actes spécifiquement religieux. Si vous avez de l'argent et que quelqu'un d'autre n'en a pas, il devrait être possible de partager cette richesse entre vous sans plus de pensée qu'une fleur n'en donne à sa floraison. Au lieu de cela, cependant, il y a trop souvent la tendance à pratiquer la religion à la manière d'un chien marchant sur ses deux pattes arrières, pour reprendre l'image fameuse, ou peut-être infâme, du Dr. Johnson. Ayant été entraîné pendant des années, ce chien le fait probablement très bien : il vacille probablement de ci, de là, sur ses pattes arrières, bien mieux que n'importe quel autre chien des environs, et c'est à mettre au crédit de son maître - mais cela reste un numéro extrêmement artificiel. Il ne sert à rien de mettre notre nature non révélée de chien sur ses pattes arrières et de nous promener d'un air digne devant une foule admirative, en pensant : « Bien, voilà donc la vie spirituelle. » Il ne sert à rien de faire tout un plat d'être un grand Bodhisattva pratiquant de grandes vertus. Ce n'est que parce que nous nous sommes mis dans un état si profondément irréligieux et malsain que nous devons penser en termes de religion et de moralité.

« Parce que, Subhuti, le Bodhisattva, le grand être, doit donner des dons d'une façon telle qu'il ne soit pas soutenu par la notion de signe. »

« Notion » est une traduction de samjña, qui est un des cinq skandhas, et qui dans ce contexte signifie plutôt quelque chose comme la « reconnaissance », le fait de reconnaître. Supposons par exemple que vous perceviez dans le lointain une chose verte, d'une certaine forme et d'une certaine taille reconnaissables, de telle sorte que vous puissiez, sur la base de votre expérience perceptuelle passée, l'identifier comme étant un arbre. C'est la samjña : non pas seulement la perception, mais plutôt l'identification de la perception comme étant la perception d'un objet particulier. Bien sûr, le processus réel de perception et de reconnaissance est d'ordinaire si rapide qu'il est impossible de distinguer entre l'élément purement perceptuel et l'élément de reconnaissance, mais il se produit des moments d'ambiguïté, en particulier dans des environnements ou des conditions lumineuses inhabituelles, où vous ne pouvez pas être suffisamment sûr de ce qu'est votre perception pour pouvoir précisément la nommer.

Du point de vue du canon pâli, donc, samjña veut dire « reconnaissance ». Le Mahayana, cependant, fait remarquer (tout comme le fait George Berkeley) que nous ne nous accommodons pas de la simple perception, ou de la perception-et-identification, mais que nous commettons l'erreur de poser le principe, derrière ce que nous percevons, de l'existence d'une entité réelle, bien déterminée et fixe, à laquelle se rattachent les attributs de couleur, de forme, d'odeur, de son et de toucher particuliers que nous reconnaissons.

La position bouddhique est donc essentiellement une position nominaliste. Le réalisme, lui, maintient qu'un arbre est plus que la somme de tous les percepts dont vous faites l'expérience et que vous interprétez en tant qu'arbre. Le bouddhisme ne maintient pas tout à fait que l'arbre n'existe que dans votre propre esprit, mais il affirme que même s'il y avait un arbre réel existant indépendamment de votre perception ou de celle de quelqu'un d'autre, il n'y aurait pas de moyen de vérifier ce fait. Dans une perspective bouddhique, donc, toute autre spéculation sur le sujet est futile.

Ce qu'il nous reste est la prise de conscience, ainsi que, dans cette prise de conscience ou cette perception, une sorte de différenciation en pôles opposés, l'un d'eux pouvant être identifié comme étant l'objet, l'autre comme étant le sujet. Clairement, cependant, ces objets et ces sujets ne peuvent être considérés comme étant discrets, séparés et indépendants. Si l'objet était réellement séparé du sujet, comment pourriez-vous le percevoir, ou même savoir qu'il est là ? Les bouddhistes tendent à penser non pas en termes d'un monde d'objets discrets perçus par des sujets discrets, mais en termes d'un monde de perception, d'un monde d'expérience, d'un monde de prise de conscience, lumineux et radieux, qui, ici et là, s'obscurcit, s'épaissit, ou se coagule en divers degrés de polarisation (quoique nous devions nous garder d'hypothèses réalistes lorsque nous parlons en ces termes).

« Être soutenu par la notion de signe » est, donc, se reposer sur une idée fixe. Dans le cas de faire des dons, cela équivaut à agir en accord avec une idée fixe de ce que le dana est censé être. Nous pourrions lier cela à la troisième entrave, la subordination aux règles morales et aux pratiques religieuses en tant que fins en elles-mêmes : si nous faisons ceci et cela, alors cela signifie que nous pratiquons le dana, c'en est le signe. Cette façon d'agir est bonne en soi, mais elle n'a guère la liberté, la spontanéité, la créativité ou le naturel de la dana paramita.

Si nous nous fions aux rites et aux rituels comme à des fins en eux-mêmes, nous construisons une barrière entre nous et la réalité, barrière qui en fait est une seconde barrière. Les gens imaginent parfois qu'il n'y a qu'une barrière entre nous et la réalité, une barrière faite du langage et des signes. Mais, de façon séparée du langage même, nous avons une perception des choses en tant que choses : le langage ne fait qu'incarner cette perception, et en général il en naît. Ce n'est pas que s'il n'y avait pas de langage nous percevrions les choses telles qu'elles sont réellement. Nous percevrions toujours des choses, et les choses ne sont pas des réalités. Il y a donc une double barrière entre nous et la réalité. Non seulement percevons-nous des choses ; nous utilisons des mots en relation aux choses, et bien sûr aux êtres, et cela renforce simplement notre vue de ces choses ou de ces êtres comme représentant des réalités.

« Et pourquoi ? Parce que la masse de mérite de cet Être de Bodhi qui, non-soutenu, donne un don, n'est pas facile à mesurer. Penses-tu, Subhuti, que l'étendue de l'espace à l'est soit facile à mesurer ? Subhuti répondit : Non, bien sûr, Ô Seigneur. Le Seigneur demanda : D'une manière similaire, est-il possible de mesurer l'étendue de l'espace au sud, à l'ouest ou au nord, vers le nadir, vers le zénith, dans les directions intermédiaires, dans toutes les dix directions ? Subhuti répondit : Non, bien sûr, Seigneur. Le Seigneur dit : de même, la masse de mérite de cet Être de Bodhi qui, non-soutenu, donne un don, n'est pas facile à mesurer. C'est pourquoi, Subhuti, ceux qui se sont mis en route sur le véhicule du Bodhisattva, doivent donner des dons sans être soutenus par la notion de signe. »

Pourquoi donc un Bodhisattva devrait-il donner sans aucune arrière-pensée ? C'est la question posée par le Bouddha. La réponse qu'il donne lui-même (parce que le mérite accumulé ainsi par le Bodhisattva n'est pas mesurable) est un exemple de la logique en court-circuit de ce sûtra. C'est, en un sens, inconséquent. L'argumentation ne se développe pas du tout d'une façon linéaire : le fait que vous alliez être récompensé par une quantité illimitée de mérite ne peut pas être la motivation d'un acte essentiellement caractérisé comme n'étant pas souillé par l'intérêt de soi. Des mots tels que « pourquoi », « donc », et « parce que » apparaissent ici comme des fantômes d'un monde lié par la raison, monde que ce texte a laissé loin derrière lui.

La raison est cependant laissée derrière non pas parce qu'elle n'est pas nécessaire, mais parce que de façon ultime elle a ses limitations. Aucune dévaluation de la raison n'est ici sous-entendue. L'intellect n'a pas d'accès direct à la vérité absolue, mais la Perfection de la Sagesse ne suggère à aucun moment que l'on puisse se passer de l'intellect. Et cependant, parfois, l'impression que l'on a du Zen, ou plutôt des interprètes occidentaux du Zen, est que l'on se met pour commencer dans un état de confusion intellectuelle, dont on se déleste simplement avec l'introduction d'une drôle de petite histoire Zen. Ceci est présenté comme étant la façon dont l'intellect se met en difficulté et comme étant la façon dont le Zen la transcende. Mais les véritables dichotomies, les véritables kans qui nous emmènent aux frontières de l'intellect, ont besoin d'être distingués de la sorte de confusion mentale qui n'est certainement pas inhérente à l'intellect lui-même (à proprement parler, une « confusion intellectuelle » est une contradiction dans les termes) mais qui provient de la manipulation de concepts réifiés.

Si vous voulez voir comment un véritable penseur résout ses antinomies, vous devez vous tourner vers Kant. Mais vous ne résolvez pas une mauvaise métaphysique avec de l'irrationalisme. Si cela vous semble intimidant, vous devez vous rappeler que c'est votre propre intellect que vous devez transcender, et pas celui de Kant ou de Nagarjuna ! Il s'agit d'outrepasser les positions de la raison, et non de les abandonner. Ce n'est pas comme si vous pouviez juste repousser du pied votre intellect car vous ne voulez plus avoir affaire avec lui : si vous le repoussez du pied, vous repoussez l'échelle sur laquelle vous vous tenez. Un être Éveillé n'est pas un chapon intellectuel. Ceci peut sembler bien évident, mais les effets de ce pseudo-Zen ont été variés et désastreux ; il est donc peut-être nécessaire de le dire.

Dans un contexte bouddhique traditionnel, le mérite (punya) est considéré comme étant le résultat des bonnes actions faites dans des vies précédentes, et comme se manifestant en termes de votre apparence, de votre santé, de votre complexion, de votre beauté, des effets que vous avez sur d'autres personnes, du fait que vous ayez facilement des choses, etc. Certaines personnes semblent simplement être « chanceuses », tandis que d'autres tombent dès qu'elles mettent un pied dehors. Selon la croyance populaire bouddhique, vous pouvez réellement emmagasiner des mérites pour le futur. La façon la plus efficace de faire cela est de faire des offrandes aux moines, de les nourrir (habituellement, de trop les nourrir) de leur donner des robes, et de faire des pujas. Dans certains pays, un bon bhikkhu est considéré comme une sorte de machine à faire des mérites : mettez une roupie dans la fente, et vous obtenez un petit paquet de mérite. Si vous sentez que vous avez beaucoup à rattraper, vous pouvez même commencer à construire des monastères et des stoûpas. Dans le bouddhisme théravadin populaire, le punya est personnifié sous la forme du punyadevata ou « dieu du mérite », une sorte d'ange gardien personnel volant autour de vous. Je doute que ceci soit une conception canonique, quoique avec le Théravada il y ait toujours la possibilité qu'une idée essentiellement poétique soit prise littéralement.

Pour être juste, les théravadins ne sont généralement pas aussi littéraux que les brahmanes, qui à leur tour sont en règle générale loin d'égaler les jaïnistes lorsqu'il s'agit de passer ainsi à côté du sujet. J'ai entendu parler un jour d'un ascète jaïniste indien qui, se levant un matin, décida qu'il en avait assez d'être un ascète. Ayant au fil des ans accumulé une grande quantité de mérite, il le vendit à un autre ascète, et se lança dans les affaires avec l'argent ainsi gagné.

Laissant un moment de côté l'idée du mérite comme produisant des conséquences objectives, il est plus que possible que l'idée du mérite venant des bonnes actions de cette vie ait un fort résultat psychologique en termes de développement de la confiance en soi. Mais à un niveau spirituel, cela signifie essentiellement l'expérience émotionnelle positive qui vous vient en résultat du fait de vivre une vie entièrement saine et favorable, sans en attendre aucune récompense. Le mérite modifie votre être ; vous devenez une meilleure personne. C'est comme faire de l'exercice physique : de plus gros muscles ne sont pas votre récompense. Il vous reste juste le résultat naturel de vos actions, qui est que vous avez changé : vos muscles sont plus gros. La quantité (pour ainsi dire) de mérite que vous acquérez lorsque vous donnez est liée à la mesure dans laquelle vous agissez sans être « nulle part soutenu » : plus vous fonctionnez de manière désintéressée, plus votre état émotionnel devient positif.

Une façon simple de commencer cette pratique apparemment sophistiquée de répondre de façon généreuse mais désintéressée à une situation (c'est-à-dire sans être déterminé par cette situation) serait de transférer notre générosité d'occasions conventionnelles telles que Noël ou la Fête des Mères, où l'on attend, voire exige des cadeaux de nous, à des occasions où nous pouvons répondre à un désir plus positif et véritable de donner. En même temps, ce n'est pas dire qu'il nous faut attendre que naisse quelque désir ardent avant de commencer à donner. Pour que cette pratique marche, nous devons mettre les besoins objectifs des gens avant l'authenticité de notre générosité, ou avant toute autre caractéristique de celle-ci ; il est plus important que quelqu'un qui a faim ou froid ait ce dont il a besoin, plutôt que nous nous sentions bien de le lui donner.

Quand quelqu'un qui n'est pas un Bodhisattva donne, il y a cependant une réaction, en fin de compte. Si l'on n'est pas apprécié, l'altruisme s'aigrit, ou au moins est mis à l'épreuve ; on devient un peu amer, blessé et déçu. On sait alors que l'on n'est pas encore un Bodhisattva. Le Bodhisattva ne fait l'expérience d'aucune tension de ce genre, car il n'y a pas réellement d'expérience d'un don de quelque chose à quelqu'un.

Tant que nous considérons le Bodhisattva comme un individu séparé et fixe, tout comme nous nous considérons, il n'y aura clairement absolument aucune possibilité d'un tel être donnant des dons d'une façon où il ne soit pas « soutenu par la notion de signe ». Plus vous gagnez de mérite, moins il y a une personne séparée pour le recueillir. Et quand vous gagnez le gros lot, le mérite infini, il n'y a plus personne pour le ramasser. Nous barrons sans cesse le chemin de notre propre accumulation de mérite ; nous n'avons qu'à laisser le passage, et le mérite entrera à flots.

Donner est inné. Nous sommes naturellement vides, naturellement purs, naturellement généreux. En regardant au-delà du domaine de la psychologie individuelle, nous pouvons libérer notre générosité innée à un niveau d'être métaphysique, quand nous réalisons aussi notre vacuité innée. Si être un Bodhisattva est naturel, pratiquer le dana est naturel.

© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.

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