La Prajñaparamita.

Un commentaire du Sûtra du Diamant.

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La Réalité du Bouddha.

« Celui qui s'est mis en route sur le véhicule du Bodhisattva, celui-là n'est pas un des dharmas. »

Le Bodhisattva appartient à une catégorie différente de toutes les autres sortes d'êtres. Il, ou elle, n'est simplement pas à sa place parmi les dharmas. Avec l'apparition du bodhicitta, une autre note a sonné, un nouvel élément, purement transcendantal, a été introduit, une graine a été semée qui ne vient pas du tout du sol de l'endroit, mais vient d'un lieu complètement différent. Dans la tradition gnostique, le sage est appelé « l'étranger », ou même « l'Étranger » : quelqu'un qui, essentiellement, vient d'ailleurs. Le Bodhisattva est quelque chose comme cela, hormis le fait que nous ne pouvons pas vraiment le considérer comme un individu, car le terme « individu », tel que nous l'utilisons habituellement, décrit une catégorie mondaine. Nous pouvons ajouter que, comme le Bodhisattva, la communauté spirituelle n'appartient pas aux dharmas. Au milieu de la société, elle n'appartient pas à la société. Elle ne fait pas partie du groupe social, quoiqu'il puisse sembler que ce soit le cas. Ce qu'elle représente, c'est l'introduction, voire l'invasion d'un corps étranger, au sens strict du terme.

« Penses-tu, Subhuti, qu'il y ait un dharma par lequel le Tathagata, alors qu'il était avec le Tathagata Dipankara, a entièrement connu l'éveil suprême, droit et parfait ? Subhuti répondit : Il n'y a pas un seul dharma par lequel le Tathagata, alors qu'il était avec le Tathagata Dipankara, a entièrement connu l'éveil suprême, droit et parfait. Le Seigneur dit : C'est pour cette raison que le Tathagata Dipankara prédit alors de moi : "Toi, jeune brahmane, dans une période future tu seras un Tathagata, un Arhat, un Complètement Éveillé, portant le nom de Sakyamuni !" »

Ici se trouvent une réaffirmation et une extension de l'argument du chapitre 10. Quelle que soit la quantité de mérite qu'il ait accumulée, celui qui va devenir le Bouddha n'a rien tiré de son expérience avec le Bouddha Dipankara qui lui permette, par la suite, de réaliser l'Éveil pour lui-même. Le Bouddha dit que la prédiction de Dipankara eut lieu parce que la Bouddhéité future de celui qui allait devenir le Bouddha ne pouvait en aucune façon être déduite de conditions perçues, ni attribuées à celles-ci, ni basées sur celles-ci.

La faculté de prédire exercée par Dipankara est une des Six Abhiññas (en sanskrit : abhijñas), les super-facultés d'un Bouddha. Cinq d'entre elles, incluant la faculté de prédiction, représentent les sortes de réalisations mondaines plus élevées et plus raffinées qui tracent pour ainsi dire la route à la sixième faculté, vraiment transcendantale : la connaissance de la destruction des asavas - les asavas étant la soif des plaisirs des sens, la soif de l'existence, et l'ignorance. Ici, le principe général semble être que l'Éveil est abordé par un raffinement progressif de ce qui est mondain, du kamaloka au lokottara, en passant par le rupaloka et par l'arupaloka. Les cinq premières abhiññas (ou les deux premières d'une plus courte version, les Trois Ñanas ou Connaissances) ne font donc pas partie de l'expérience de l'Éveil à proprement parler.

Même si elle est mondaine, comment la faculté de prédiction de Dipankara fonctionne-t-elle donc ? Comment un Bouddha prédit-il des événements futurs ? La tentation, ici, est de contourner le genre de contradiction qui ruine la théologie chrétienne : comment réconcilier le libre arbitre humain avec la connaissance anticipée qu'a Dieu de ce que les êtres humains vont faire ? On pourrait donc faire l'hypothèse que Sumedha avait atteint l'Entrée dans le Courant et qu'alors, pour suivre la dogmatique du Mahayana, c'était pour Dipankara une chose simple, par déduction directe, que de prédire pour Sumedha l'Éveil total dans les sept vies à venir. Cependant, ce dont Sumedha était réellement assuré, c'était la samyak-sambouddhéité, ce qui signifie qu'il était sur la voie du Bodhisattva et non sur celle de l'Arhat, et que l'attendaient donc pour y arriver, selon la dogmatique du Mahayana, non pas seulement sept, mais un nombre innombrable de renaissances, réparties sur trois kalpas.

Vous pourriez, si vous le vouliez, sortir du cadre historique dans lequel se sont développées ces doctrines divergentes, et tenter de réconcilier les deux voies. Mais vous auriez du mal. Certaines traditions tardives du Mahayana mettent ces deux voies l'une après l'autre, si l'on peut dire, mais il est certain que dans les sûtras de la Perfection de la Sagesse la voie de l'Arhat et la voie du Bodhisattva sont considérées comme exclusives : si vous entrez dans l'une vous n'entrez pas dans l'autre. Pour Sumedha, il n'est donc pas question d'Entrée dans le Courant, car il ne va pas devenir un Arhat : ainsi, Dipankara ne peut faire aucune déduction directe.

La façon dont fonctionnent les facultés de prédiction de Dipankara est très claire si nous prenons en considération le fonctionnement du karma, qui est exposé dans tous ses détails à la vision supernormale d'un Bouddha. Les résultats karmiques de toute action sont en fait très incertains : il n'y a absolument aucune façon de connaître à l'avance les résultats d'une action particulière. Certains karmas sont très faibles et peuvent ne pas se réaliser du tout. Seul le temps le dira. Si, donc, le Bouddha voit que ce dont les êtres font maintenant l'expérience est le résultat direct de karmas particuliers faits dans le passé, et que les karmas qu'ils font aujourd'hui auront des résultats spécifiques et précis dans le futur, cela ne peut pas être par déduction. Le Bouddha ne déduit pas que ceci se produit à cause de cela, ni que ceci produira nécessairement tels ou tels résultats. Il ne voit ces causes et ces effets que par une perception supranormale fonctionnant indépendamment du temps, c'est-à-dire que dans le présent il voit le passé et le futur. Dipankara perçoit la Bouddhéité future de Sumedha non pas par déduction, par exemple, de l'Entrée dans le Courant de Sumedha, car ceci ne peut pas être fait, mais simplement par perception directe. Dipankara perçoit même que le jeune ascète brahmane qui se tient devant lui sera appelé Sakyamuni.

Incidemment, Sakyamuni est un patronyme signifiant « un muni de la tribu des Sakya ». Muni signifie « celui qui est silencieux », ainsi que « celui qui est sage », et est donc parfois traduit par « sage silencieux ». En fait, la signification fondamentale est « celui qui est silencieux », mais une personne silencieuse est censée être sage, comme le vieux hibou de la comptine anglaise :

Un sage et vieux hibou se tenait dans un chêne,
Plus il entendait, moins il parlait,
Moins il parlait, plus il entendait,
N'était-il pas un vieil oiseau sage ?

« « Tous les dharmas », Subhuti, ont été enseignés comme étant des non-dharmas par le Tathagata. Tous les dharmas sont donc appelés les dharmas propres et particuliers du Bouddha. »

Vous ne pouvez pas limiter le Bouddha à une chose ou à une autre ; c'est donc comme si absolument tout appartenait au Bouddha. Vous pourriez dire que le Bouddha est identique à la vacuité. Tous les dharmas sont vides ; il s'ensuit donc que le Bouddha, étant vide, possède tous les dharmas. Le Bouddha possède tous les dharmas en vertu de sa réalisation du fait que la shunyata est la nature essentielle de tous les dharmas. Cette idée est personnifiée dans la figure de Mamaki, la parèdre du Bouddha Ratnasambhava. Mamaki signifie « Qui considère tout comme étant “mien” ». Toutes les choses sont les siennes parce qu'elle ne revendique rien comme étant à elle. Elle représente une attitude de plaisir et d'appréciation pour toute personne et toute chose. Les voyant comme n'étant pas différentes d'elle, elle les considère toutes comme également chères, comme également proches de son cœur.

« Cependant, Subhuti, le Bodhisattva qui se tient à « sans soi sont les dharmas, sans soi sont les dharmas », le Tathagata, l'Arhat, le Complètement Éveillé l'a déclaré être un être de Bodhi, un grand être. »

Il y a deux sortes de nairatmya, ou de « vacuité du soi » : la conception qu'a le Hinayana du pudgala-nairatmya, ou « non-âme », et l'extension que le Mahayana a faite de ce principe : le dharma-nairatmya, ou « sans soi sont les dharmas ». Le Bouddha dit que la marque du Bodhisattva est une préoccupation du dharma-nairatmya ou de la dharma-shunyata, le niveau plus profond de la shunyata, qui va au-delà du pudgala-nairatmya.

Comme nous l'avons vu, l'école Sarvastivada reconnut que le pudgala, le « soi », n'était pas quelque chose de solide ou d'indivisible, mais de composé, et donc de conditionné, de transitoire, et d'insatisfaisant. Ayant divisé le soi en un certain nombre d'éléments psychophysiques, elle a ensuite considéré que ces éléments, les dharmas, étaient ultimes, transférant ainsi simplement la notion d'entité du pudgala aux dharmas constituant le pudgala.

Ce qu'a proposé le Mahayana, c'est que les dharmas sont des constructions conceptuelles, presque arbitraires, tout comme l'était le pudgala. Vous ne devez pas vous arrêter aux dharmas, dirent les Mahayanistes. Vous pouvez aller plus loin, et continuer, indéfiniment. Cette possibilité de continuer indéfiniment est représentée par l'idée (ce ne peut être autre chose qu'une idée pour commencer) du dharma-nairatmya ou de la dharma-shunyata. Après avoir dénié l'étiquette « soi » aux divers processus qui forment le sujet individuel et qui sont gouvernés par le pratitya-samutpada, la loi de la conditionnalité, le Mahayana a insisté sur le fait que le même principe doit être appliqué aux dharmas. Il n'y a pas d'« entité-dharma » non-changeante, tout comme il n'y a pas d'« entité-arbre » ou d'« entité-carafe » se tenant derrière ces choses, ou derrière les processus qui font ces choses, et constituant leur réelle nature. Oui, il y a quelque chose qui se tient derrière elles, mais c'est la réalité, l'Esprit Unique, le nirvana, et nous ne pouvons appliquer à cela le mot que nous avons utilisé pour la chose bien différente à laquelle nous nous référons quand nous parlons d'« arbre », de « carafe » ou de « dharma ».

« Penses-tu, Subhuti, que l'œil de chair du Tathagata existe ? Subhuti répondit : C'est ainsi, Ô Seigneur, l'œil de chair du Tathagata existe. Le Seigneur demanda : Penses-tu, Subhuti, que l'œil céleste du Tathagata existe, son œil de sagesse, son œil de Dharma, son œil de Bouddha ? Subhuti répondit : C'est ainsi, Ô Seigneur, l'œil de chair du Tathagata existe, et il en est de même de son œil de sagesse, de son œil de Dharma, et de son œil de Bouddha. »

Que se passe-t-il ? Ceci, permettant à une telle affirmation de passer sans y attacher une contradiction, peut-il être la Perfection de la Sagesse ? Les cinq yeux existent sûrement parce qu'ils n'existent pas. Subhuti se relâche-t-il un peu ? Le Bouddha se relâche-t-il un peu ?

En fait, il n'y a pas de raison de supposer que la Perfection de la Sagesse s'endorme un peu ici. Tout d'abord, la réalité mondaine doit pouvoir exister à son propre niveau, à ses propres fins ; le transcendantal ne nie pas le mondain. Ensuite, cette affirmation soudaine de l'existence des attributs du Bouddha au milieu d'un démantèlement implacable et impitoyable de tout ce que l'esprit peut saisir a pour effet de faire vigoureusement ressortir la réalité du Bouddha lui-même en tant que refuge ultime. A des fins de dévotion, les attributs du Bouddha doivent pouvoir exister. Finalement, le fait que nous soyons arrêté net à ce point montre que nous devrions maintenant pouvoir comprendre, exactement, en quel sens quelque chose peut être considéré comme existant. Il n'est plus nécessaire que l'on nous dise que les montagnes ne sont pas des montagnes, et que les arbres en sont pas des arbres. La leçon étant comprise et devenant pour nous une seconde nature, les montagnes sont de nouveau simplement des montagnes, et les arbres sont simplement des arbres.

« Le Seigneur demanda : de tous les nombreux êtres qu'il y a dans ces systèmes de mondes, je connais, dans ma sagesse, les nombreuses progressions de pensée. Et pourquoi ? « Progressions de pensée, progressions de pensée », ont été enseignées comme étant des non-progressions par le Tathagata. Elles sont donc appelées « progressions de pensées ». Et pourquoi ? La pensée du passé n'est pas saisie, la pensée du futur n'est pas saisie, la pensée du présent n'est pas saisie. »

Une banalité de la pensée bouddhique ancienne est qu'une des réalisations du Bouddha est qu'il connaît les caractéristiques psychologiques, les tendances et les tempéraments de tous les autres êtres vivants. Le Mahayana va plus loin et dit que le Bouddha connaît ces inclinations de la pensée parce que ce sont des non inclinations, parce que la pensée, qu'elle soit passée, future ou présente, ne peut être appréhendée comme une chose réelle, existant objectivement, pas plus que ne le peut aucune autre chose du passé, du présent ou du futur.

« Penses-tu, Subhuti, que le Tathagata doive être vu par l'accomplissement de son corps de forme ? Subhuti répondit : Non, bien sûr, Ô Seigneur. »

« L'accomplissement de son corps de forme » réfère à l'organisme psychophysique particulier que le Bouddha atteint dans sa dernière vie, en résultat des actions favorables faites durant ses vies précédentes. C'est le rupakaya. Dans le Hinayana il est simplement différencié du dharmakaya qui, se référant seulement à la totalité de l'enseignement, n'a rien de particulièrement métaphysique. Dans le Mahayana, cependant, le dharmakaya en vient à signifier la personnalité transcendantale du Bouddha, en tant que distincte de sa personnalité mondaine ou phénoménale, le rupakaya.

« Le Seigneur demanda : Penses-tu, Subhuti, qu'il vienne à l'esprit du Tathagata, « c'est par moi que le Dharma a été expliqué ? ». Quiconque, Subhuti, dirait « le Tathagata a expliqué le Dharma », parlerait faussement, me représenterait de façon incorrecte, en saisissant ce qui n'est pas là. Et pourquoi ? « Explication de dharma, explication de dharma », Subhuti, il n'y a pas de dharma que l'on puisse découvrir comme étant une explication de dharma. »

De temps en temps, dans ce sûtra, nous pouvons saisir ce qui est dit à un niveau un peu plus accessible que le niveau purement métaphysique. Ici, il semble compréhensible qu'il ne vienne pas à l'esprit du Bouddha : « Par moi, le Dharma a été démontré. » En un sens, c'est comme la vue que l'enfant a de l'adulte : conduire la voiture et aller au travail semblent être des choses très particulières, merveilleuses et mystérieuses, jusqu'à ce qu'elles deviennent des choses quotidiennes et normales de la vie. D'une même façon naturelle, le Bouddha ne pense peut-être pas à lui-même comme enseignant quelque chose qui est appelé le Dharma. Il pense simplement à lui-même (si tant est qu'il pense en ces termes) comme parlant aux gens et partageant sa vision avec eux. Ce qu'il « fait » est inséparable de ce qu'il « est », de son être, d'une façon qui est parfaitement naturelle, quoiqu'elle puisse nous sembler tout à fait extraordinaire. Mais pour nous aussi, plus notre pratique du Dharma s'approfondit, plus elle devient notre façon ordinaire de vivre.

Remarquez une fois encore que la distinction entre « le Dharma » et « un dharma » faite par l'utilisation de la majuscule ou de la minuscule n'est pas possible en sanskrit. Idéalement, vous voulez imaginer que vous entendez le sûtra plutôt que vous ne le lisez, afin de conserver l'ambiguïté du mot. La lecture la plus métaphysique de ce passage s'affirme elle-même quand la signification de « dharma » est plus manifestement « tout objet de l'esprit ».

« Subhuti demanda : Y aura-t-il des êtres dans le futur, aux derniers temps, à la dernière époque, dans les cinq cents dernières années, au moment de l'effondrement de la bonne doctrine, qui, entendant de tels dharmas, croiront vraiment ? Le Seigneur répondit : ils ne sont, Subhuti, ni des êtres ni des non-êtres. Et pourquoi ? « Êtres, êtres », Subhuti, le Tathagata a enseigné qu'ils sont tous des non-êtres. C'est pourquoi il a parlé de « tous les êtres ». »

Une fois encore, il y a deux niveaux où l'on peut prendre ceci. La lecture la plus simple est aussi la plus profonde : tous les êtres sont de façon égale identiques à la shunyata, c'est-à-dire non différents d'elle. Au premier abord, cependant, nous pouvons faire un lien entre ceci et le chapitre 17 : « Celui qui s'est mis en route sur le véhicule du Bodhisattva - celui-là n'est pas un des dharmas. » C'est comme si certains êtres étaient plus vides que d'autres, au moins au premier abord. Ils peuvent croire car il y a en eux une chose qui transcende existence et non-existence, qui leur donne une affinité avec l'enseignement ; et du fait de cette chose ils ne peuvent pas être classés comme « êtres » ou comme « non-êtres ». Ce ne sont pas des individus séparés, mais en même temps ils ne sont pas vraiment non-existants. Ils appartiennent à une nouvelle catégorie, représentée dans sa totalité par le Bouddha lui-même.

« Penses-tu, Subhuti, qu'il y ait des dharmas par lesquels le Tathagata a entièrement connu l'éveil suprême, droit et parfait ? Subhuti répondit : Non, bien sûr, Ô Seigneur, il n'y a pas de dharma par lequel le Tathagata a entièrement connu l'éveil suprême, droit et parfait. Le Seigneur dit : C'est ainsi, Subhuti, c'est ainsi. Pas même le moindre dharma ne peut être trouvé ou saisi. Il est donc appelé « l'éveil suprême, droit et parfait ». »

Il y a ici un jeu de mots qui est perdu dans la traduction, mais qui dans l'original nous aide à saper notre foi envers les constructions verbales simples. Il y premièrement un jeu de mots sur anu, quoiqu'un anu ait un point sous le n, qui en fait un n nasal : c'est en fait un préfixe différent. Et, deuxièmement, il y a un jeu de mots sur sama, bien qu'une fois encore il soit peu probable qu'il y ait un lien étymologique entre sama et sam-.

« De plus, Subhuti, identique à lui-même est ce dharma, et rien n'y est en désaccord. Il est donc appelé « l'éveil suprême, droit et parfait ». »

« Identique à lui-même par l'absence d'un soi » est une autre abrogation de la loi de la contradiction : A est identique à A par l'absence de A. « Rien n'en diffère » est simplement une façon différente de dire « identique à soi-même ».

Vous pourriez dire que l'Éveil parfait consiste en la totalité de tous les états mentaux favorables - incluant la compréhension du fait que ces « dharmas sains » sont des « non-dharmas ».

« Ceux qui m'ont vu par ma forme,
Et ceux qui m'ont suivi par ma voix
Se sont engagés dans des efforts erronés,
Ces personnes ne me verront pas. »

En d'autres termes, le Bouddha doit être identifié par son dharmakaya plutôt que par son rupakaya. Le Bouddha en dit autant dans le canon pâli, où il dit : « Celui qui voit le Dharma me voit. » Il y a de fortes chances pour que ces vers fassent partie d'une tradition plus ancienne ; pour autant que je sache, ils n'apparaissent pas dans les grands sûtras de la Perfection de la Sagesse.

« C'est du Dharma que l'on doit voir les Bouddhas,
C'est des corps du Dharma que viennent leurs conseils,
Mais la vraie nature du Dharma ne peut être perçue,
Et personne ne peut la connaître en tant qu'objet. »

Les Bouddhas sont essentiellement des incarnations du Dharma, des incarnations de la bodhi, et pas seulement des personnalités. Ils sont guidés par les Corps de Dharma, les réalités spirituelles supérieures, de façon si proche qu'ils n'en sont en fait pas séparés. En même temps, ce Corps de Dharma, cette réalité supérieure, n'existe pas comme un objet distinct d'un sujet. C'est un « pseudo-objet », quelque chose qui n'est essentiellement pas un objet, mais qui est perçu comme un objet, ou dont on parle comme d'un objet.

« Personne, Subhuti, ne devrait non plus te dire, « ceux qui se sont mis en route sur le véhicule du Bodhisattva ont conçu la destruction d'un dharma, ou son annihilation ». »

Vous ne pouvez pas concevoir la destruction ou l'annihilation de ce qui, en réalité, n'existe pas. Réduire les dharmas à la shunyata ne veut pas dire que vous allez les détruire : le simple fait que les dharmas soient réduits à la shunyata signifie que ce ne sont en tous cas pas des entités à détruire.

« Et encore, Subhuti, si un homme ou une femme de bien avait empli des sept choses précieuses autant de systèmes de mondes qu'il y a de grains de sable dans le Gange, et les donnait en présent aux Tathagatas, aux Arhats, aux Complètement Éveillés, et si, par ailleurs, un Bodhisattva gagnait la patiente acceptation des dharmas qui ne sont rien en eux-mêmes et qui manquent à être produits, alors ce dernier, en vertu de cela, engendrerait une plus grande masse de mérite, immense et incalculable. »

L'expérience de l'anutpattika-dharma-kshanti, l'acceptation patiente de la non-apparition des dharmas, est représentée par le huitième bhumi (en comptant les bhumis selon le Dasabhumika). Voyant les dharmas apparemment naître et s'éteindre, le Bodhisattva ne voit pas d'entités réelles, ni rien qui apparaisse ou qui disparaisse. Pour reprendre la comparaison du magicien qui vous fait voir un éléphant, vous voyez ce qui semble être un éléphant, mais il n'y a en fait pas d'éléphant. Même si le magicien fait apparaître un personnage qui tue l'éléphant, aucune mort ne s'est produite. C'est une comparaison utilisée dans tout le Mahayana pour voir les choses comme étant essentiellement vides. Ce qui est spécifique au niveau de vision pénétrante que nous considérons ici, le huitième bhumi, c'est l'élément de kshanti. Toute persistance de résistance à l'idée d'anutpattika-dharma a complètement disparu.

Mais il reste une question sans réponse, une question qui semble ne jamais être considérée. Pourquoi voir les choses de cette façon, et consentir à voir les choses de cette façon, doit-il constituer l'irréversibilité ? Pourquoi l'anutpattika-dharma-kshanti en particulier ? Quel lien particulier y a-t-il entre cela et la samyak-bouddhéité, par opposition au fait d'être un Arhat ? Pour découvrir cela nous devons simplement nous demander : « Que ressent-on quand on est un Bodhisattva irréversible ? » ou bien, pour être réaliste : « Pouvons-nous avoir une idée de ce que cela peut être d'être un Bodhisattva irréversible ? »

Nous pouvons commencer par tenter d'imaginer ce que cela serait de ne rien prendre sérieusement, d'un point de vue ontologique. Votre expérience est comme un rêve, comme une vision : vous la percevez bien, mais vous ne vous laissez pas, pas du tout, tromper par elle. C'est comme un rêve lucide, un rêve dans lequel vous savez que vous rêvez. Votre expérience du monde, de l'existence conditionnée, est vive - plus vive que jamais - mais elle ne vous induit pas en erreur. Et, bien sûr, la chose la plus significative est que vous voyez qu'il n'y a pas d'êtres à sauver. Et parmi ces « êtres », il y a vous-même : il n'est donc pas non plus question d'un « soi » à sauver. La possibilité de penser en termes d'émancipation individuelle n'existe plus. A partir de ce moment-là, vous ne voyez véritablement plus de différence entre vous et les autres. Tous sont également comme un rêve et, en un sens, illusoires. C'est comme un jeu, et le jeu que vous jouez vous est maintenant égal ; mais c'est aussi, comme l'autre sorte de jeu, une expression spontanée de créativité.

Si nous pensons ainsi à l'irréversibilité et si, sur ce qu'on appelle le chemin du Hinayana, l'irréversibilité est dans les grandes lignes au moins analogue avec l'Entrée dans le Courant, quelle relation y a-t-il entre cette notion d'anutpattika-dharma-kshanti et l'idée de l'Entrée dans le Courant ? L'anutpattika-dharma-kshanti est clairement liée à la première entrave, sakkayaditthi, la croyance erronée en un soi fixe et non-changeant, qui est brisée à l'Entrée dans le Courant. Le Hinayana ne suit pas les implications métaphysiques de la rupture de cette entrave, comme le fait le Mahayana : il est plus pratique, plus direct, presque psychologique dans son approche et, cependant, les implications sont néanmoins là. Vous ne pensez plus du tout qu'il y a quelqu'un à sauver : ni d'autres personnes, ni vous-mêmes.

« De plus, Subhuti, le Bodhisattva ne devrait pas acquérir une masse de mérite. Subhuti dit : « Sûrement, Ô Seigneur, le Bodhisattva devrait-il acquérir une masse de mérite ? » Le Seigneur dit : « devrait acquérir », Subhuti, et non « devrait saisir ». C'est pourquoi il est dit « devrait acquérir ». »

Le Bodhisattva devrait acquérir du mérite spontanément, sans penser que le mérite est une chose réelle ou que l'acquisition du mérite est une acquisition réelle, par une personne réelle qui l'acquiert réellement.

« Quiconque dit que le Tathagata va ou vient, se tient debout, est assis ou est allongé, ne comprend pas la signification de mon enseignement. Et pourquoi ? « Tathagata », ainsi est appelé celui qui n'est allé nulle part, et qui n'est venu de nulle part. Il est donc appelé « le Tathagata, l'Arhat, le Complètement Éveillé ». »

Le Tathagata est celui qui est « allé ainsi », « allé d'une telle manière » ; ou bien il est « venu ainsi ». Cela peut être l'un ou l'autre, dépendant de la façon dont vous divisez le mot : Tatha-agata ou Tatha-gata. L'interprétation habituelle du Théravada est tout à fait simple et directe : le Tathagata est celui qui est allé, ou qui est venu de l'état d'Éveil, comme l'ont fait ses prédécesseurs. Le Mahayana, comme vous pouvez vous y attendre, essaie de donner au concept un effet un peu plus philosophique : le Tathagata va autant qu'il vient, dans le sens où il va en dehors de ce monde (du conditionné au Non-conditionné) au moyen de la sagesse ; et il revient dans ce monde en raison de la compassion. Son aller est son retour, son retour est son aller. La sagesse est la compassion, la compassion est la sagesse.

Dans L'Éveil de la Foi dans le Mahayana, Asvagosha utilise le terme tathata ou « ainsité », qui est un nom abstrait, mais est le même mot de base. Tathata est un terme très étrange, exprimant l'indéfinibilité des choses, l'impossibilité de définir ou de décrire quoi que ce soit. Vous pouvez seulement dire : « C'est tel que c'est », ou « C'est ainsi ». Les choses sont telles qu'elles sont, et exprimer leur nature est bien au-delà de la compétence des mots ou des concepts.

Le fait est, selon le Sûtra du Diamant, que le Thatagata est « ainsi venu » et « ainsi allé » parce qu'il ne va ni ne vient, ni ne reste debout, ni n'est assis, ni n'est couché. Nous devrions maintenant pouvoir deviner la raison de ceci, qui bien sûr est que le Bouddha ne doit pas être identifié par son corps physique, son rupakaya, mais par son dharmakaya. De façon évidente, son dharmakaya ne va pas, ne vient pas, n'est pas debout, assis ou couché.

Mais nous pouvons aller un peu plus profondément que cela, dans ce qui est dit ici. Même le rupakaya, ou personnalité phénoménale du Bouddha, ne va et ne vient pas dans le sens ultime, parce que de façon ultime il n'y a pas du tout d'aller et de venue, pas plus qu'il y a d'apparition ou de destruction des dharmas. Parfois, il est même dit que toutes les choses restent dans un état d'immobilité - quoique ceci soit peut-être un concept bien difficile.

© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.

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