La signification de la Communauté Spirituelle.

Par Urgyen Sangharakshita.

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Dans la première de ces trois conférences, j'ai abordé le sujet très élevé qu'est l'Idéal de l'Éveil Humain. Dans la seconde, je me suis consacré, tout au moins en partie, à des expériences spirituelles particulièrement avancées et sublimes que peu de gens réalisent, tout au moins en premier lieu. Dans celle-ci par contre, je vais me consacrer à quelque chose de très terre-à-terre, quelque chose qui pourrait avoir une signification personnelle et pratique pour n'importe qui : la signification de la communauté spirituelle. Je vais diviser le sujet en trois parties principales : Qui sont les membres de la communauté spirituelle ? Où trouve-t-on la communauté spirituelle ? Que font les membres de la communauté spirituelle pour eux-mêmes, les uns pour les autres, et même pour le reste du monde ?

Avant d'aborder la première de ces questions, je voudrais néanmoins clarifier un malentendu possible à propos du terme spirituel. Nous parlons de communauté spirituelle, de vie spirituelle, d'idéal spirituel et de pratique spirituelle. Mais la question se pose de savoir ce que nous entendons par le terme « spirituel ». C'est un mot que nous employons souvent, en lui donnant peut-être plusieurs sens différents. Les gens utilisent quelquefois le terme de façon vague et je crains qu'ils ne l'utilisent parfois sans aucune signification, s'en servant pour cacher la pauvreté de leur pensée en général, ou pour communiquer un vague sens d'inspiration. Il est donc important de clarifier le sens du mot.

Ainsi que vous avez pu le constater au cours de ces conférences, j'utilise le terme « spirituel » en contraste avec le terme « psychologique » aussi bien que celui de « mondain ». Par « psychologie », j'entends ce qui constitue des états mentaux ou ce qui a rapport à eux, y compris les processus et fonctions mentales en général. Par « spirituel », je veux dire ce qui est constitué ou de ce que l'on appelle des états mentaux favorables, ou ce qui a rapport à eux.

Ceci soulève la question de savoir ce que veut dire favorable. C'est après tout un terme que l'on rencontre encore et encore dans la littérature bouddhique. En fait le terme « favorable », avec son antonyme « défavorable », est l'un des termes le plus important dans l'éventail de psychologie et d'éthique bouddhiques. Défavorable veut dire qui constitue ou qui est associé avec le désir, l'aversion et l'illusion alors que favorable, au contraire, veut dire qui constitue ou qui est associé à l'absence de ces conditions, c'est à dire à l'absence de désir, d'aversion et d'illusion. De manière plus positive, les états mentaux favorables sont ceux qui sont associés avec le contentement (on pourrait presque dire la paix de l'âme), la bienveillance et la connaissance - dans le sens de sagesse. Vous avez peut-être remarqué que la littérature bouddhique ne s'exprime pas en termes de bien et de mal. On n'y trouve pas les termes de pêché, de vice ou de vertu - tout au moins pas dans le sens chrétien. Lorsqu'elle s'exprime avec précision et spécificité, en termes philosophiques en quelque sorte, dans le langage qui lui est propre, elle s'exprime en termes d'actions favorables et défavorables. Un tel usage suggère un certain nombre de choses. Il suggère, par exemple, que les bonnes intentions et les bons sentiments ne sont pas suffisants. Il suggère que ce que nous appelons une « bonne » voie doit inclure des éléments de connaissance, de compréhension. Nous trouverons donc qu'il n'y a rien dans la littérature bouddhique qui corresponde au « saint idiot », c'est à dire à quelqu'un qui est bon, même très bon, mais stupide. Pour un bouddhiste, les deux termes se contredisent. L'usage bouddhique du terme favorable suggère également que, si nous accomplissons des actions défavorables, nous nous créons des difficultés, nous subirons même les conséquences fâcheuses de nos actions, pour ne pas dire des souffrances - comme si nous nous servions maladroitement d'un couteau ou d'une paire de ciseaux et qu'un jour nous nous coupions.

Les trois termes de désir, d'aversion et d'illusion reproduisent assez fidèlement et précisément - en fait presque littéralement - les trois termes correspondants dans les langues d'origine, Sanskrit et Pali. Mais ils ne nous donnent peut-être pas une idée réelle de leur signification. Par contre, une source tibétaine nous en donne un compte-rendu conséquent et détaillé. Si l'on se réfère à cette source, le désir est « le désir de posséder des objets perçus par les sens et qui vous plaisent, et de les inclure dans l'identité de l'ego dans l'espoir qu'en devenant une partie de vous, ils vous donnent un sentiment de sécurité. ». L'aversion est définie comme « une répulsion craintive et hargneuse qui vous pousse à vous débarrasser des objets perçus par les sens et qui ne vous plaisent pas et à les exclure de l'identité de l'ego dans l'espoir qu'ils ne fassent plus partie de vous et vous donne un sens de sécurité. Vous pouvez voir que ces deux définitions sont à l'opposé l'une de l'autre. En dernier, l'illusion est définie comme « une étroitesse d'esprit systématique qui vous empêche d'apprendre quoi que ce soit qui risque de menacer l'identité de l'ego et de déséquilibrer le sens de sécurité que vous voulez en tirer sans en être conscient et que vous sentez donc devoir protéger . ». Bien qu'elles soient relativement courtes, ces définitions sont profondes et ont de multiples implications.

Ces trois définitions nous aident à commencer à comprendre ce que l'on entend par Communauté Spirituelle. Ce que nous entendons par communauté spirituelle, c'est une communauté qui encourage ses membres à développer des états d'esprits favorables plutôt que défavorables, ceci étant le meilleur idéal de l'être humain. De la même manière, la vie spirituelle est une vie dédiée à l'élimination des états d'esprits défavorables et au développement de ceux qui sont favorables. Dans un sens plus élevé, c'est une vie qui est entièrement basée sur les états mentaux favorables de contentement ou paix de l'âme, de bienveillance et de sagesse et qui en est l'expression. Il en résulte que la pratique spirituelle consiste en toute pratique et en toute méthode ou exercice qui permette d'éradiquer des états d'esprits défavorables et de développer ceux qui sont favorables.

La distinction entre les états d'esprits favorables et ceux qui ne sont le pas peut servir de base pour distinguer des niveaux d'expériences différents. Il y a tout d'abord un niveau de conscience dans lequel on ne trouve que des états d'esprit défavorables, puis un niveau de conscience qui ne comporte que des états d'esprit favorables et enfin un niveau de conscience dans lequel les deux se mélangent. De plus, on peut voir que ces trois niveaux de conscience correspondent à trois plans d'existence. En les réarrangeant pour les mettre en ordre ascendant, nous avons tout d'abord ce que nous appellerons le plan d'existence mondaine. C'est un plan d'existence dans lequel les gens sont motivés exclusivement, ou presque exclusivement, par les pensées défavorables de désir, d'aversion et d'illusion. C'est un « état » dans lequel ils agissent défavorablement, c'est à dire qu'ils font du mal à d'autres êtres vivants, qu'ils prennent ce qui ne leur est pas donné, et qu'ils se complaisent dans la méconduite sexuelle. Ils disent également des paroles défavorables, des paroles non véritables ou fausses qui sont dures ou malveillantes, qui mènent à la discorde et qui sont vides, frivoles et inutiles. C'est le plan de l'existence mondaine ou le plan de la vie mondaine. Nous pourrions simplement l'appeler le monde.

Le plan intermédiaire est un plan de lutte, d'effort et d'épreuves. C'est un plan auquel les états favorables et défavorables s'équilibrent à peu près. C'est le plan auquel nous trouvons ceux qui commencent seulement à mener une vie spirituelle, qui commencent seulement à essayer d'évoluer. De même qu'un amphibien est une créature qui vit en partie dans l'eau et en partie sur la terre ferme, celui qui vit au plan intermédiaire est spirituellement amphibien. Parfois cette personne est très mondaine, parfois assez spirituelle.

Troisièmement, il y a le plan spirituel. C'est celui auquel les gens sont entièrement ou presque entièrement motivés par des états mentaux favorables : motivés par le contentement, l'amour et la connaissance ; motivés par l'attention, l'énergie, la foi, la joie, la compassion, etc… C'est le plan auquel ils agissent de manière à ce que leurs paroles soient vraies, affectueuses, encouragent la concorde et l'harmonie, et aient un résultat bénéfique pour celui qui les entend.

Ainsi que vous l'avez vu dans la dernière conférence, le Bouddhisme parle en terme de quatre niveaux de conscience : la conscience qui est associée avec le plan de l'expérience sensorielle, la conscience qui est associée avec le plan de la forme mentale et spirituelle, la conscience qui est associée avec le plan du sans-forme, et finalement, la conscience associée avec la Voie Transcendantale et avec le Nirvana. Ce que j'appelle ici le monde correspond donc avec le plan des expériences sensorielles , et ce que j'appelle ici le plan spirituel correspond au plan de la forme mentale et spirituelle, ainsi qu'au plan du sans-forme. Le terme « spirituel » est parfois utilisé de manière à inclure également le Transcendantal, mais je préfère faire une nette distinction entre le spirituel et le Transcendantal.

Cela vaut peut-être la peine de noter ici que le plan spirituel correspond à la méditation dans le sens d'absorption. Par conséquent, l'expérience de la méditation peut être considérée comme un flux ininterrompu d'états mentaux favorables, sans qu'aucune pensée défavorable ne s'y immisce. C'est essentiellement en cela que consiste la méditation, et c'est une manière utile de la considérer, car cela montre bien que la méditation ne veut pas dire nécessairement s'asseoir en méditation. Essentiellement, la méditation est simplement le flux de pensées spirituelles - que nous soyons assis, que nous marchions, que nous soyons debout ou que nous fassions autre chose.

Si vivre dans le monde veut dire être motivé par des pensées défavorables, parler de manière défavorable, et agir défavorablement, et si la vie spirituelle consiste en l'éradication progressive de ces états mentaux défavorables, et dans le développement d'états mentaux favorables, - consiste à la longue à être motivé par de tels états - alors, plus nous vivons une vie spirituelle et moins nous avons tendance à vivre dans le monde. Cette séparation, ce fait de laisser le monde derrière, peut n'être que mentale, mais elle peut aussi être physique. Certains disent qu'il est suffisant d'abandonner quelque chose mentalement, et qu'il n'est pas tellement important de le faire physiquement et verbalement. En général, nous ne savons vraiment si nous avons ou non abandonné quelque chose qu'après avoir essayé de le faire littéralement. Dans le bouddhisme, le fait de quitter le monde au sens réel du terme est traditionnellement connu comme « aller de l'avant dans la vie sans foyer ». Cela consiste essentiellement à abandonner les attitudes mondaines, abandonner les états mentaux défavorables. Mais il n'est pas facile de le faire, particulièrement si les gens qui vous entourent ont plaisir à s'adonner librement à ces états et les expriment par des paroles et des actes défavorables, et s'attendent même à ce que vous y participiez. Il en résulte beaucoup de pression et de tension, voire beaucoup de conflits. Vous essayez de faire une chose, eux essaient d'en faire une autre. Vous essayez de développer, des pensées favorables, eux naviguent dans des pensées qui ne le sont pas. Un jour, ou une nuit, vous décidez que vous ne pouvez plus supporter cette pression plus longtemps. Vous voulez être libre : libre de cette lutte, libre de ce conflit. Vous voulez être libre de tenir debout par vous-mêmes, libre de vous développer à votre propre manière, favorablement. Alors vous laissez tout. Vous partez. Vous allez de l'avant.

L'exemple classique de ce « Aller de l'Avant » dans la tradition bouddhiste est celui du Bouddha lui-même - ou plutôt du futur Bouddha, de celui qui va devenir le Bouddha. Si vous connaissez, au moins dans les grandes lignes, l'histoire du Bouddha, vous savez que Siddhârtha, comme on l'appelait alors, était né dans la tribu fière et guerrière des Shakya. Comme il venait d'une famille riche et aristocratique, il était en position de satisfaire tous ses désirs. Qu'il s'agisse de santé, de jeunesse, de force, de richesses, de position sociale ou d'éducation, il avait tout ce que le monde peut offrir. Il avait beaucoup de loisirs, beaucoup d'amis et de relations ; il avait une femme et un enfant. Mais toutes ces choses ne pouvaient lui donner ce qu'il voulait vraiment. Car même s'il ne le savait pas alors, ce qu'il voulait réellement, c'était quelque chose de spirituel, quelque chose de Transcendantal. Il trouva la vie dans le monde de plus en plus oppressive, de plus en plus suffocante et, un jour, il décida de tout quitter.

Il attendit jusqu'à la tombée de la nuit, jusqu'à ce que tout le monde soit endormi, et enfourchant son cheval favori, il partit dans la nuit, laissant derrière lui son palais, son foyer, accompagné, est-il dit, d'un seul serviteur fidèle qui courait derrière le cheval. Il avança jusqu'à l'aube, lorsqu'il se trouva sur les berges d'une rivière qui marquait la frontière des terres de son père. Il descendit de cheval, coupa ses cheveux et sa barbe avec son épée, et échangea ses habits avec ceux d'un mendiant qui passait. Puis il renvoya son serviteur et continua seul. C'est ce que l'on appelle l'« aller de l'avant » de Siddhârtha, qui devint le Bouddha. Cela est aussi connu sous le nom de « Grande Renonciation », et, pour les bouddhistes, c'est l'exemple classique de l'Aller de l'Avant non seulement mentalement mais littéralement, avec le corps, la parole et l'esprit. on pourrait même dire que l'Aller en Avant du Bouddha est l'archétype de l'Aller en Avant. Car en somme, ce n'est pas seulement Siddhârtha qui est allé de l'avant. Beaucoup d'autres l'ont fait, non seulement à l'époque du Bouddha, mais tout au long des âges, et non seulement dans le passé mais aussi à l'époque actuelle. Peut-être, par le fait même que vous lisiez ceci, vous aussi êtes allé de l'avant - peut-être pas littéralement, mais certainement mentalement jusqu'à un certain point : allé de l'avant tout au moins vis à vis de certaines attitudes mondaines, de manières de penser conventionnelle et d'attitudes collectives de toutes sortes.

Mais que se passe-t-il lorsque nous sommes allés de l'avant ? Bien souvent rien ne se passe. Très souvent nous continuons simplement à aller de l'avant, indéfiniment pour ainsi dire, restant seuls. Néanmoins, si nous « avons de la chance », il se passe quelque chose : nous commençons à rencontrer d'autres gens qui sont allés de l'avant de la même façon que nous. De plus, nous ne rencontrons pas seulement des gens qui sont allés de l'avant vis à vis de quelque chose, mais des gens qui sont allés de l'avant vers quelque chose, des gens qui sont engagés dans la vie spirituelle, qui, même, sont engagés dans le Transcendantal. En d'autre termes, nous sommes entrés en contact avec la communauté spirituelle.

Vous pensez sans doute qu'il nous a fallu bien longtemps pour en arriver à la Communauté Spirituelle ! Mais c'est ce qui se produit très souvent. Siddhârtha lui-même, le futur Bouddha, n'est jamais entré en contact avec la Communauté Spirituelle - tout au moins pas pendant la période de son Aller en avant. Il lui a fallu en établir une après son éveil. Mais nous avons beaucoup plus de chance. Nous avons la possibilité d'entrer en contact avec la Communauté Spirituelle. Et qu'est donc ce avec quoi nous entrons en contact ?

'Human Enlightenment' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1980, traduction © Christian Richard 2003.

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  2. qui sont les membres de la communauté spirituelle ?