Commençons par revenir à la base, à l'idée de la bouddhéité. La première chose qu'il nous faut comprendre, et c'est très important, c'est que le bouddha est un être humain. Mais un bouddha est un être humain d'une sorte particulière, de la plus haute sorte en fait, pour autant que nous sachions. Un bouddha est quelqu'un qui, dans son développement spirituel, transcende tellement le cours ordinaire de l'humanité que, en un sens, il n'est plus du tout un être humain. Un bouddha est un être humain qui a atteint la bodhi ou, plus techniquement, la samyaksambodhi. Bodhi signifie « connaissance », « compréhension », voire « Éveil ». Samyaksambodhi signifie « connaissance suprême » ou « compréhension parfaite », etc. La bodhi, cependant, est bien plus que la connaissance, bien plus, même, que la connaissance transcendante. Au sens large, la bodhi, ce qui fait d'un bouddha un bouddha, a trois aspects principaux. Pour simplifier, nous allons les appeler les aspects cognitif, volitionnel et émotionnel.
De ce point de vue, la bodhi est un état de vue pénétrante, de sagesse, de prise de conscience. Mais de vue pénétrante de quoi ? Tout d'abord, il y a vue pénétrante de soi-même. Cela veut dire, en d'autres termes, tourner un regard intime, clair et profond sur soi-même et voir comment, à tous les différents niveaux de son être, on est conditionné, gouverné par l'esprit réactif (on réagit mécaniquement, automatiquement, en fonction de conditionnements psychologiques passés dont on est bien trop souvent largement inconscient). Cela veut dire, de plus, voir à quel point on est dominé, contre son gré même (et souvent sans le savoir), par les émotions négatives. Puis il y a la vue pénétrante des autres. Cela veut dire étendre sa vision et voir comment les autres aussi sont conditionnés, tout comme on est soi-même conditionné. Puis, s'étendant plus loin encore, la vue pénétrante consiste à inclure dans sa vision la totalité des phénomènes, la totalité de la nature, l'univers lui-même à tous ses niveaux, et à voir comment cela est aussi conditionné, transitoire, toujours changeant, frustrant et irréel.
La vue pénétrante n'est pas qu'une vue de la conditionnalité universelle. C'est une vue qui traverse le conditionné et trouve l'Inconditionné. C'est voir l'éternel dans les profondeurs du transitoire, le réel dans les profondeurs de l'irréel, et même, de façon ultime, voir que les deux ne font qu'un, étant comme différentes facettes de la même réalité ultime et absolue.
La bodhi n'est pas qu'un état de connaissance. C'est aussi un état de liberté ou d'émancipation non entravée, tant subjective qu'objective. Subjectivement c'est un état de libération de toute souillure morale et spirituelle. En d'autres termes cela consiste, par exemple, en une libération des « cinq poisons mentaux » en une libération de toute émotion négative, en une libération de tout le processus de l'esprit réactif. Objectivement, cela consiste en une libération des conséquences des souillures. En d'autres termes, cela consiste en une libération du karma et de la renaissance, une libération des tours de la Roue de la Vie. Plus positivement, on peut dire que cette liberté, cet aspect volitionnel de la bodhi, consiste en un état de créativité - plus spécialement de créativité spirituelle - et de spontanéité ininterrompues.
La bodhi est aussi un état d'émotion positive, ou, devrions-nous peut-être dire, d'émotion spirituelle. Ceci aussi peut être décrit subjectivement et objectivement. Subjectivement, cela consiste en un état ou une expérience de joie, de félicité, d'extase suprêmes. Objectivement, cela se manifeste par un état d'amour et de compassion illimités envers tous les êtres vivants.
Ainsi, un bouddha est un être humain qui, ayant atteint l'état de samyaksambodhi, est une incarnation vivante de la vue pénétrante, de la liberté, du bonheur et de l'amour. J'ai utilisé l'expression « un bouddha », mais au début de la tradition bouddhique il n'y avait qu'un seul bouddha, le Bouddha, le Bouddha Shakyamuni humain historique. On constate que durant la vie même du Bouddha une distinction spirituellement importante fut faite (il semble que ce soit le Bouddha lui-même qui l'ait faite) entre d'une part la personne historique Éveillée et d'autre part le principe abstrait de l'Éveil, entre le Bouddha et la bouddhéité. Cette distinction s'exprima dans certains termes techniques. La personnalité historique Éveillée fut appelée rupakaya, ou « corps de forme » (rupa signifie « forme », kaya « corps » ou « personnalité »). Le principe de l'Éveil, indépendant de la personne qui le réalise, fut appelé dharmakaya, « corps de la vérité » ou « corps de la réalité ». Malgré cette distinction, nous ne devons pas considérer qu'il y a une différence : le corps de forme et le corps de Dharma sont tous deux, en un sens, des corps du Bouddha.
On insista peu sur la distinction durant la vie du Bouddha, car dans son cas, le Bouddha et la bouddhéité, le rupakaya et le dharmakaya, étaient unis. Mais après le parinirvana, la distinction devint plus prononcée. Après tout, le corps de forme était mort et avait disparu, le Bouddha historique n'existant plus que sous la forme de reliques dans des stoûpas, alors que le corps de Dharma était éternellement présent. Nous pouvons imaginer le Mahayana à ses débuts (quand fut élaborée la distinction entre les deux corps), pensant verticalement et voyant le corps de forme « en bas », dans un temps passé, et le corps de Dharma « là haut », en dehors du temps, transcendant le temps, de telle sorte qu'il y ait une relation verticale entre la personne Éveillée et le principe de l'Éveil.
Plus tardivement, le Mahayana continua à penser verticalement, mais un développement se produisit dans cette pensée verticale, ou dans cette expérience verticale. Un troisième kaya ou « corps » apparut entre les deux autres, et vint à s'appeler sambhogakya, ce qui signifie littéralement « corps de ravissement mutuel ». Ce terme, quoiqu'il ait en soi une profonde signification, n'aide pas beaucoup dans ce contexte et peut mieux être rendu, ou « interprété » par « bouddha idéal », voire « bouddha archétypal ». Ce bouddha idéal n'est pas un principe impersonnel et abstrait comme le dharmakaya. C'est vraiment une personne, mais en même temps ce n'est pas une personne humaine et historique. On pourrait dire que c'est la personne idéale, la personne archétypale même, en dessous du niveau de l'absolu mais au-dessus et au-delà de l'histoire.
À cette étape de développement il y avait donc trois kayas, trois « corps » alignés verticalement. Ce sont, de haut en bas, le corps de Dharma, puis le corps de ravissement mutuel, et enfin le corps créé ou nirmanakaya, comme il fut alors appelé, le terme rupakya étant à ce moment-là appliqué au bouddha idéal et au Bouddha historique pris ensemble. Ce qui s'était développé est la fameuse doctrine du trikaya, la doctrine des trois corps du Bouddha, qui est très importante pour le Mahayana et le Vajrayana. Pour l'instant, cependant, seul nous concerne le fait qu'elle devint la base d'autres évolutions tant dans le Mahayana que dans le Vajrayana.
Une chose assez spectaculaire se produisit ensuite. Le Bouddha humain historique, le nirmanakya, disparut dans le passé, et fut presque perdu de vue (dans les pays du Mahayana et du Vajrayana, on constate que le Bouddha historique, Shakyamuni, occupe une place comparativement peu importante), et la bouddhéité, le dharmakaya, s'estompa. Après tout, le dharmakaya est assez abstrait, pour ne pas dire vague, et assez difficile à comprendre. Ce qui restait, occupant si l'on peut dire le centre de la scène, était le bouddha idéal, archétypal. (C'est le bouddha du Mahayana, comme dans le Sûtra du Lotus, où ce bouddha idéal est appelé Shakyamuni, bien que de façon évidente il ne soit plus la personnalité humaine du Bouddha ; il est plutôt le bouddha archétypal de la lumière infinie et de la vie éternelle). Le Mahayana ne s'arrêta pas là. Une évolution supplémentaire se produisit. Jusqu'alors le Mahayana avait pensé verticalement. Il se mit à penser horizontalement. Deux autres bouddhas apparurent de chaque côté du bouddha idéal. À sa droite apparut Amitabha, le bouddha de la lumière infinie, et à sa gauche Aksobhya, l'imperturbable. Ces deux bouddhas incarnaient, sous la forme d'autres bouddhas idéaux, les deux aspects principaux de la bouddhéité elle-même. Un indice de ce que sont ces aspects est donné par les emblèmes de ces deux nouveaux bouddhas. L'emblème d'Amitabha est la fleur de lotus. L'emblème d'Aksobhya est le vajra. La fleur de lotus est douce, délicate et tendre ; le vajra est dur, fort et puissant. La fleur de lotus est passive et réceptive, le vajra est actif et dynamique. Nous pouvons donc dire, en des termes peut-être trop conceptuels, qu'Amitabha est l'incarnation de l'aspect d'amour du bouddha idéal, l'aspect d'amour de l'Éveil, tandis qu'Aksobhya est l'incarnation de l'aspect de sagesse transcendante. (Il y a des variations sur ce modèle de base. On peut avoir, par exemple, un bouddha encadré de deux bodhisattvas. Le bouddha représente le bouddha idéal, les bodhisattvas ses deux aspects principaux d'amour et de sagesse.)
Nous devons maintenant considérer des évolutions du Vajrayana, ou tantra. Le Tantra pensait à la fois horizontalement et verticalement. De ce fait, deux autres bouddhas apparurent. L'un apparut au-dessus du bouddha idéal, l'autre en dessous. Pour l'instant nous pouvons appeler celui du dessus « le bouddha de l'action » et celui du dessous « le bouddha de la beauté ». Nous avons donc maintenant cinq bouddhas : un au centre, un à droite, un à gauche, un au-dessus et un en dessous. Ces cinq bouddhas forment ce qui est appelé un mandala, le mandala, le mandala des cinq bouddhas. J'ai dit que le Tantra pensait à la fois horizontalement et verticalement, mais ce n'est pas tout à fait exact. Cela ne forme que deux dimensions, alors que le Tantra pensait en trois dimensions. Nous devons imaginer les cinq bouddhas occupant différentes directions sur un même plan horizontal : un au centre, un au nord, un au sud, un à l'est et un à l'ouest. Puis nous devons imaginer, passant au centre de ce plan, un axe central vertical, avec le corps de Dharma au zénith et le corps créé au nadir. Le bouddha idéal est ainsi aligné verticalement avec le corps de Dharma et le corps créé, et horizontalement avec les deux autres paires de bouddhas idéaux. Dans la vision du Tantra, le bouddha idéal est ainsi au centre de tout le réseau tri-dimensionnel.
Je vais maintenant décrire le symbolisme de chacun des cinq bouddhas pris un à un, en commençant par le bouddha du centre, puis en faisant le tour du mandala dans le sens des aiguilles d'une montre. Alors que je les décris, nous pouvons essayer de les « voir ». Dans la plupart des cas, nous laisserons les symboles créatifs faire leur propre impression. Après tout, les symboles sont essentiellement créatifs, c'est-à-dire capables de produire une impression directe sans avoir à être rendus dans leurs équivalents conceptuels, équivalents qui ne sont en tout cas qu'approximatifs.
Le bouddha blanc est assis en tailleur. Il porte des robes d'un style monastique, mais richement brodées car il est à un niveau archétype. Ses cheveux sont noirs, frisés et courts. Ses oreilles ont de longs lobes. Il a parfois une légère protubérance au sommet du crâne, et entre les sourcils une boucle de cheveux d'un blanc brillant.
Vairocana est d'un blanc brillant, comme une lumière blanche et pure. Dans le tantra, le blanc est la couleur de l'absolu et la couleur de la centralité. (Si nous étudions quelques-uns des symboles du tantra, nous constatons que la couleur blanche est portée par d'autres bouddhas et bodhisattvas, leur propre couleur étant mise de côté alors qu'ils se déplacent vers le centre du mandala, que ce soit littéralement ou métaphoriquement. Deux bodhisattvas représentant de bons exemples de ce phénomène sont Avalokiteshvara et Tara. Avalokiteshvara, d'un point de vue technique, est un bodhisattva et sa véritable couleur est le rouge, mais au cours du temps, en particulier au Tibet, il prit de plus en plus d'importance, jusqu'à ce qu'il devienne une sorte de bouddha. Beaucoup de gens le vénéraient et méditaient sur lui, à l'exclusion de tout autre bouddha ou de tout autre bodhisattva. En ce qui concernait leur vie spirituelle, il occupait le centre du mandala. Pour indiquer cela, sa couleur fut changée du rouge au blanc. Le même genre d'évolution se produisit dans le cas de Tara, dont la véritable couleur est le vert. Sa position de bodhisattva d'une famille de bouddhas particulière fut oubliée. Pour ceux qui la vénéraient plus particulièrement, elle devint tout. Alors qu'elle prenait de plus en plus d'importance, alors qu'elle devenait la forme de bouddha, elle prit la couleur blanche, la couleur de la centralité et de l'absolu.)
Littéralement, le nom Vairocana signifie « l'illuminateur », celui qui diffuse rayonnement et lumière. Le nom Vairocana était à l'origine, aux temps védiques, une épithète du soleil. Au Japon, où s'étendit le culte de Vairocana, il est généralement connu sous le nom de « Bouddha Soleil » : il est une espèce de soleil de l'univers spirituel. Vairocana a son propre emblème particulier, la roue, et plus spécialement la roue dorée à huit rayons, la roue du Dharma. Il est parfois représenté dans l'art tantrique tenant cette roue dans ses mains, contre sa poitrine.
La mudra de Vairocana est celle du dharmacakra, la roue du Dharma représentant la proclamation initiale, par le Bouddha historique, de la veacute;rité dans le Parc des Gazelles à Sarnath. Dans l'art bouddhique ancien, lorsque le Bouddha est représenté enseignant pour cette première fois dans le Parc des Gazelles, il est représenté avec cette mudra.
Vairocana a aussi un animal particulier, le lion, lui aussi associé avec la proclamation de la vérité. Dans les écritures bouddhiques, la parole du Bouddha est parfois appelée son singha-nada, son « rugissement du lion » (singha est « lion », nada est « son » ou « rugissement »). Le lion rugit la nuit dans la jungle, sans peur des autres animaux. D'autres animaux ont peur de faire du bruit, de crainte de se faire attaquer par leurs ennemis. Le lion rugit, selon le mythe et la légende, pour proclamer sa souveraineté sur toute la jungle. La proclamation, sans peur, de la Vérité par le Bouddha, sa proclamation de sa souveraineté sur tout l'univers spirituel est donc comparée au rugissement du lion.
Vairocana est le chef de la famille des bouddhas, des tathagatas. Ceci est très significatif, car ceci suggère que Vairocana est le Bouddha, dont les autres bouddhas ne sont que des aspects. Un des membres les plus importants de cette famille est Mañjushri, le bodhisattva de la sagesse transcendante.
Le bouddha bleu occupe le quartier est du mandala, et sa couleur est bleu foncé, la couleur du ciel de minuit sous les tropiques. Son nom signifie « l'inébranlable », « l'immuable », « l'imperturbable », et son emblème est le vajra. La mudra d'Akshobhya est la bhumisparsa-mudra ou mudra du toucher de la terre.
Son animal est l'éléphant, le plus grand et le plus fort des animaux terrestres : faire basculer un éléphant n'est pas très facile ! Selon la tradition, l'éléphant est aussi le plus sage des animaux. Akshobhya est le chef de la famille du vajra, qui comprend le bouddha ou bodhisattva Vajrasattva ainsi que de nombreuses divinités courroucées (bouddhas, bodhisattvas, gardiens en forme courroucée), comme Samvara, Heruka, Hevajra et Bhairava. En fait, il y a plus de déités courroucées dans la famille du vajra que dans la famille de tout autre bouddha. Ceci est peut-être dû aux puissantes associations du vajra.
Le bouddha jaune occupe le quartier sud du mandala. Son nom signifie « celui qui est né du joyau », ou « celui qui produit des joyaux » et son emblème, naturellement, est le joyau. Sa mudra est la varada mudra, ou mudra du don suprême, le don des Trois joyaux. L'animal de Ratnasambhava est le cheval, qui est associé au moment où le Bouddha historique partit de chez lui, la nuit, à cheval, accompagné seulement de son fidèle conducteur de char. Dans le symbolisme bouddhique, le cheval est l'incarnation de la vitesse et de l'énergie, et plus particulièrement de l'énergie sous la forme de prana, ou souffle vital. Dans l'art bouddhique tibétain, on voit souvent un cheval galopant dans les airs et portant les Trois joyaux sur son dos. Ce cheval suggère que ce n'est que par la concentration et par une direction adéquate de toutes ses énergies que l'on peut atteindre l'Éveil. Ratnasambhava est le chef de la famille du joyau, qui comprend le Bodhisattva Ratnapani, ainsi que Jambhala, le soi-disant dieu des richesses, et Vasundhara, la déesse Terre.
Le bouddha rouge occupe le quartier ouest du mandala. Il est de couleur rouge. Son nom signifie « lumière Infinie ». Son emblème est la fleur de lotus, qui signifie renaissance et développement spirituels.
Amitabha occupe encore de nos jours une place particulièrement importante dans le bouddhisme japonais, en particulier dans l'école Jodo Shin, où l'on ne vénère aucun autre bouddha ou bodhisattva. L'école Jodo Shin recommande d'invoquer le nom d'Amitabha non pas pour atteindre l'Éveil, mais comme expression de gratitude pour le don d'Éveil déjà reçu. L'adepte de l'école Jodo Shin aspire à renaître, après sa mort, dans Sukhavati, la « terre, ou le royaume, de la félicité », la Terre Pure d'Amitabha, située dans le quartier ouest de l'univers. Il aspire à y renaître car il est dit que les conditions pour atteindre l'Éveil y sont beaucoup plus favorables qu'elles ne le sont sur la Terre : on n'a pas à se préoccuper de nourriture ou de boisson, qui apparaissent automatiquement ; on n'a pas à se préoccuper de vêtements ; le climat est très bon et, sans cesse, on entend le Bouddha Amitabha enseigner - le progrès spirituel est assuré.
La mudra d'Amitabha est celle de la méditation ; une main est placée au-dessus de l'autre, les paumes sont tournées vers le haut. Amitabha, étant associé avec l'ouest, est associé avec le coucher du soleil, avec la disparition de la lumière, tout comme en méditation l'esprit, se retirant des objets matériels, entre dans une sorte d'obscurité - un état de conscience supérieur, un état qui est, si l'on peut dire, inconscient à l'esprit le moins élevé.
L'animal, ou plutôt l'oiseau d'Amitabha, est le paon, l'oiseau le plus splendide qui soit. La raison du choix du paon n'est pas très claire, et diverses explications ont été avancées. Du fait des yeux des plumes de sa roue, le paon est parfois associé avec la conscience, mais cela ne semble pas particulièrement approprié ici. Il se pourrait que ce soit parce que le paon mange des serpents, y compris des serpents venimeux, ce qui suggère une immunité au poison, une immunité aux souillures. Les plumes de paon sont souvent utilisées dans les rituels tantriques. Elles sont placées, comme des fleurs, dans le vase qui contient l'eau consacrée.
Amitabha est le chef de la famille du lotus, qui comprend un assez grand nombre de figures spirituelles bien connues. La plus importante de celles-ci est Avalokiteshvara, le bodhisattva de la compassion. Il y a aussi Kurukulla, Padmanarteshvara et Padmasambhava.
Le Bouddha vert occupe le quartier nord du mandala. Il est de couleur verte. Son nom signifie « succès infaillible » ou « accomplissement sans entraves ». Son emblème est le double vajra (deux vajras croisés). C'est un symbole extrêmement puissant et mystérieux (il est notamment lié à un aspect particulier de l'union des opposés). La mudra d'Amoghasiddhi est celle de l'impavidité, une des vertus héroïques, sur laquelle un accent important est mis dans toutes les formes de bouddhisme, et plus particulièrement peut-être dans le tantra. L'animal, ou la créature d'Amoghasiddhi, est le garuda ou « homme-oiseau », une créature hybride fabuleuse qui est humaine (homme ou femme) au-dessus de la ceinture, tout en ayant les pattes et les ailes d'un oiseau. Amoghasiddhi est le chef de la famille du karma, ou de l'action. L'action est symbolisée par une épée. Le membre le plus connu de cette famille est Tara Verte.
Dans le tantra ésotérique, d'autres évolutions du schéma des cinq bouddhas prirent place. Nous avons vu que le Mahayana ancien, pensant verticalement, envisageait le corps idéal, le corps de ravissement mutuel, comme étant entre le corps de Dharma (situé au-dessus) et le corps créé (situé au-dessous). Nous avons vu que, plus tard, le Mahayana, pensant horizontalement, voyait de chaque côté du corps idéal deux autres figures de bouddhas idéaux, incarnant l'une l'aspect d'amour et l'autre l'aspect de sagesse de l'Éveil. Nous avons vu que le tantra, continuant à penser horizontalement mais dans le contexte de sa propre approche tri-dimensionnelle, envisageait une autre paire de bouddhas idéaux, au nord et au sud, le « bouddha de l'action » et le « bouddha de la beauté ». Tous les bouddhas, à chaque étape du développement, étaient envisagés sous une forme masculine. Le Bouddha original et historique était, bien sûr, un être humain Éveillé de sexe masculin. Cependant, le tantra ésotérique, faisant un pas nouveau et spectaculaire, se mit à envisager le bouddha idéal divisé en deux figures, une masculine et une féminine, étreintes en union sexuelle.
Ici nous devons faire attention à ne pas mal comprendre. À ce niveau, ce qui nous concerne n'est pas le sexe, mais le symbolisme sexuel, qui est une chose très différente. Les figures de bouddha, « masculine » et « féminine », représentent les deux aspects principaux de l'Éveil : l'amour et la sagesse. Ce que le tantra essaye d'exprimer est l'inséparabilité de l'amour et de la sagesse, la karuna et la prajña. Il est dit que ce deux-en-un de l'amour et de la sagesse est l'essence même de la bouddhéité. Nous devons nous rappeler que le Tantra n'avait pas de complexe particulier concernant le sexe, et ne voyait aucune objection à communiquer sa signification en termes sexuels. Ceux-ci étaient aussi valides que d'autres termes. Le contenu de ces termes, cependant, n'était pas lui-même sexuel.
Au Tibet et dans ses dépendances culturelles, les figures de bouddha « masculine » et « féminine » en union sexuelle sont connues sous le nom de yab-yum, yab signifiant « père » et yum signifiant « mère » ; les figures sont, si l'on peut dire, le père et la mère archétypaux. Dans les monastères et les temples du Tibet on trouve beaucoup de belles peintures et images représentant ces figures de bouddhas en union sexuelle. Pour les Tibétains il n'y a absolument aucune suggestion sexuelle ou érotique. Si l'on observe des bouddhistes tibétains se déplaçant dans leurs temples, on voit que lorsqu'ils arrivent à ces figures, loin de réagir de la façon dont le font souvent les Occidentaux, ils semblent ressentir plus de vénération, plus de dévotion que jamais. Par certains côtés, ces figures sont considérées comme particulièrement sacrées, dans la mesure où le symbolisme concerne le plus haut niveau d'expérience spirituelle, le niveau de l'Éveil, le niveau où, finalement, l'amour et la sagesse sont unifiés. Pour les Tibétains, ces figures sont une expression symbolique d'une vérité spirituelle profonde, la vérité de l'inséparable deux-en-un de l'amour et de la sagesse. C'est de cette façon que les tibétains les voient.
Il est très dommage que ces figures yab-yum soient souvent considérées en Occident comme des exemples d'art oriental érotique, pour ne pas dire même d'art pornographique. Cela ne fait que montrer qu'il n'y a peut-être personne, en Occident, qui soit libéré de complexe sexuel, essentiellement du fait de notre héritage judéo-chrétien.
Incidemment, on aurait pu penser que la figure de bouddha « masculine » représente l'aspect de sagesse de l'Éveil, et que la figure de bouddha « féminine » représente l'aspect d'amour. Ce n'est pas ainsi. Dans le tantra bouddhique c'est le bouddha « féminin » qui incarne l'aspect de sagesse et le bouddha « masculin » qui incarne l'aspect d'amour et de compassion, lequel est aussi, incidemment, l'aspect d'action. Ceci nous apporte une preuve supplémentaire que ce symbolisme n'a absolument rien à voir avec les différences sexuelles ordinaires. Ces deux figures sont parfois symbolisées par le vajra et le lotus, ou par le vajra et la cloche.
Nous n'avons pas atteint la fin de l'évolution. Non seulement le bouddha idéal, le bouddha archétypal se divise-t-il en deux figures, l'une « masculine » et l'autre « féminine », unies sexuellement, mais les quatre autres bouddhas se divisent de façon similaire. À ce point, il n'y a donc pas seulement cinq bouddhas, mais dix bouddhas : cinq bouddhas « masculins » et cinq bouddhas « féminins ». Les bouddhas « féminins » sont considérés comme les parèdres spirituelles des bouddhas « masculins ». Je vais dire quelques mots de chacun de ces bouddhas « féminins ».
Akasadhatishvari est la parèdre de Vairocana, le bouddha blanc, le bouddha du centre. Son nom, Akasadhatishvari, signifie « la dame souveraine de la sphère de l'espace infini ». Nous nous souvenons que Vairocana lui-même est le soleil, le Bouddha-Soleil, le soleil de tout le cosmos spirituel. Il irradie lumière et chaleur dans toutes les directions, la lumière de la sagesse et la chaleur de l'amour. Akasadhatishvari, la dame souveraine de la sphère de l'espace infini, représente l'espace infini au travers duquel passent les rayons de la lumière de Vairocana. Elle représente une réceptivité spirituelle illimitée. Elle représente la totalité de l'univers phénoménal, entièrement envahi par l'influence ou l'émanation de l'absolu. Dans le langage de L'Éveil de la foi, elle représente la totalité de l'existence phénoménale, entièrement parfumée par l'absolu. Comme Vairocana, Akasadhatishvari est de couleur blanche. Elle est représentée sous forme de dakini, c'est-à-dire avec des vêtements lâches et flottants et de longs cheveux défaits.
Locana est la parèdre d'Akshobhya, le bouddha bleu foncé, le bouddha de l'est. Son nom signifie « celle qui a une vision claire », ou, littéralement, « celle qui a l'œil ». En tibétain son nom est traduit par « la dame qui a l'œil de bouddha ». Elle est l'incarnation de la prise de conscience pure ; elle représente la prise de conscience pure, simple et directe des choses. Akshobhya est tout particulièrement lié à la sagesse transcendante : il est pratiquement le seul Bouddha qui apparaisse dans les sûtras de la Perfection de la sagesse, et particulièrement dans celui en 8.000 lignes. L'association entre Locana et Akshobhya suggère donc qu'il n'y a pas de sagesse sans prise de conscience, ni de prise de conscience sans sagesse : les deux sont inséparablement liées, et sont en un sens différents aspects de la même expérience spirituelle. Locana est de couleur bleu clair.
Mamaki est la parèdre de Ratnasambhava, le bouddha jaune, le bouddha du sud. Son nom signifie « faisant mien ». Elle est celle qui fait tout sien, mais non dans un sens égoïste : on est ici au niveau de l'Éveil. Mamaki est l'attitude spirituelle qui considère toute chose et tout le monde comme sien, en un sens comme complètement sien, comme étant cher, comme étant précieux à soi-même, comme étant de grande valeur pour soi. Mamaki apprécie donc tout le monde, elle se réjouit de tout le monde, et même, pourrait-on dire, considère tout le monde comme son propre soi. Elle ne voit pas de différence entre elle et les autres. Pour elle, tous les autres sont « mien », sont « moi », même. Elle est de couleur jaune.
Pandaravasini est la parèdre d'Amitabha, le bouddha rouge, le bouddha de l'ouest. Son nom signifie « celle qui est vêtue de blanc », ce qui suggère quelqu'un investi de pureté, ou même protégé par la pureté. L'image, ici, rappelle l'image utilisée par le Bouddha pour décrire le quatrième dhyana, le quatrième état de conscience élevée. Le Bouddha dit que l'expérience du quatrième dhyna est comme l'expérience d'un homme qui, par un jour chaud et poussiéreux, prend un bain dans un beau lac, et, s'étant baigné, sort de l'eau et s'enroule dans un linge d'un blanc pur. Cet enroulement dans un linge d'un blanc pur représente l'accumulation progressive de toutes ses propres énergies, et particulièrement de ses énergies émotionnelles, et la protection de ces énergies d'influences extérieures pouvant être nocives. Pandaravasini est donc Celle qui est vêtue de blanc, détachée et protégée des influences extérieures. Elle est de couleur rouge clair.
Tara est la parèdre d'Amoghasiddhi, le bouddha vert foncé, le bouddha du nord. Son nom signifie « celle qui aide à traverser ». Elle aide à traverser la rivière de la naissance et de la mort, la rivière du samsara. Elle rappelle, dans sa fonction, la parabole du radeau, racontée par le Bouddha. Tout comme un radeau est quelque chose qui aide à traverser une rivière, et rien d'autre (ayant atteint la rive opposée, on ne penserait pas à emporter le radeau avec soi), le Dharma n'est qu'un moyen ayant pour but de traverser la rivière de la naissance et de la mort, et à atteindre l'autre rive, qui est le nirvana. Le nom de Tara est souvent traduit par « salvatrice », mais ceci peut induire en erreur. Nous pouvons dire que Tara représente l'attitude consistant à aider les autres à s'aider eux-mêmes.
Voilà donc les cinq bouddhas « féminins » : Akasadhatishvari, « la dame souveraine de la sphère de l'espace infini » ; Locana, « celle qui a l'œil » ; Mamaki, « faisant mien » ; Pandaravasini, « celle qui est vêtue de blanc » ; et Tara, « celle qui aide à traverser ». Ces cinq bouddhas « féminins », avec leur contrepartie « masculine », représentent différents aspects de l'expérience intégrale de l'Éveil, une expérience qui est, par essence, une expérience de la conjonction inséparable du deux-en-un de la sagesse et de l'amour.
Il y a une dernière évolution à mentionner dans le schéma symbolique qui nous intéresse. Dans le tantra ésotérique, les bouddhas et les bodhisattvas apparaissent sous deux aspects : un aspect paisible et un aspect courroucé. Ceci s'applique aussi aux cinq bouddhas. Jusqu'à maintenant, j'ai présenté les cinq bouddhas « féminins » et les cinq bouddhas « masculins » dans leur forme paisible. Je vais maintenant dire quelques mots au sujet de leur forme courroucée. Les formes courroucées sont bien moins clairement individualisées que les formes paisibles. Dans leur forme courroucée, les cinq Bouddhas « masculins » sont appelés les « cinq Herukas ». Ils sont tous nommés d'après leur famille de bouddhas respective. Il y a donc le Bouddha-Heruka, le Vajra-Heruka, le Ratna-Heruka, le Padma-Heruka et le Karma-Heruka. Chacun d'eux est représenté comme étant puissamment, voire massivement bâti, nu à l'exception d'une peau de tigre ou d'éléphant, et portant des guirlandes de crânes humains. Des serpents sont enroulés autour de leur corps et de leurs bras. Ils ont en général au moins six bras, parfois beaucoup plus. Ils ont chacun trois yeux exorbités et enflammés, et une expression courroucée. Ils sont généralement représentés piétinant les ennemis du Dharma. Ils sont dessinés se déplaçant violemment vers la droite. Ils sont tous entourés d'un halo de flammes. Le Bouddha-Heruka est soit bleu foncé, soit noir, et les autres sont respectivement bleu, jaune, rouge et vert.
La parèdre du Bouddha-Heruka, le Heruka « féminin » équivalent, est simplement connu sous le nom de Krodhesvari, que l'on peut traduire par « dame courroucée ». Les parèdres des autres Herukas sont, tout comme les Herukas « masculins », nommées à partir de leur famille de bouddhas respective. Il y a donc la dame courroucée du vajra, la dame courroucée du joyau, la dame courroucée du lotus, et la dame courroucée de l'action. Elles sont toutes représentées de la même façon. Elles sont nues, ou presque nues. Elles sont de la même couleur que leur parèdre, quoique plus claires. Elles sont un peu plus petites que leur parèdre. Dans chacun des cas, elles s'aggrippent au-devant de leur parèdre, parfois avec les bras joints derrière son cou.
Voilà donc le symbolisme des cinq bouddhas, « masculins » et « féminins », paisibles et courroucés. Ceci est un des schémas les plus importants, les plus beaux et les plus significatifs de tout le tantra. C'est un schéma qui organise une partie, au moins, de toutes les richesses du tantra, en une forme que nous pouvons apprécier et peut-être assimiler. Au milieu de toutes ces formes, cependant, nous ne devons jamais oublier qu'elles représentent toutes (« masculines » et « féminines », paisibles et courroucés) différents aspects d'une seule et même expérience d'Éveil, différents aspects de la buddhéité. Nous ne devons jamais oublier qu'elles incarnent toutes des expériences spirituelles, qu'elles sont toutes, en fait, le produit d'expériences spirituelles. Si nous nous souvenons de cela, alors peut-être pourrons-nous leur répondre. Si nous leur répondons, nous serons aidés par elles - aidés, en fait, par tous les symboles créatifs du chemin tantrique de l'Éveil.
‘A Guide to the Buddhist Path’ © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990,
traduction © Ujumani 2003.