Le but fondamental du rituel et de la dévotion bouddhiques est la résolution d'un dilemme fréquent, presque quotidien : la difficulté que nous avons tous à transposer la théorie en pratique. Il se peut que nous sachions parfaitement comment faire quelque chose, ce peut même être quelque chose qui est très facile, quelque chose que nous avons fréquemment fait auparavant, comme faire la vaisselle, et cependant nous sommes incapables de nous résoudre à le faire, ou si nous le faisons c'est avec résistance, voire avec ressentiment ; la tâche est ennuyeuse, nous préférerions faire quelque chose d'autre, n'importe quoi d'autre ! Ou bien il nous faut mettre en pratique une compétence ou une technique que nous avons apprise, que nous avons peut-être dû apprendre pour une raison ou une autre, et cependant nous ne pouvons pas nous y appliquer. Peut-être connaissons-nous bien la raison pour laquelle nous n'y arrivons pas, ou peut-être cela nous rend-il perplexe et nous nous demandons pourquoi nous n'y arrivons pas.
La réponse, ou au moins la raison pour ce dilemme, est très simple : une large part de nous-même n'est pas impliquée dans l'activité, et nous retient. C'est parce que nos émotions ne sont pas engagées dans la tâche. Si nos émotions ne sont par engagées, alors il nous est très difficile d'agir. Quand ce genre de choses arrive, nous disons que « nous n'avons pas le cœur à l'ouvrage », ou que nous sentons que nous manquons de motivation.
Ce manque d'engagement émotionnel n'est pas seulement un problème dans la vie quotidienne ordinaire. C'est aussi un des plus grands problèmes rencontrés par toute personne essayant de mener une vie spirituelle. Le problème est clairement résumé dans un dialogue bien connu qui prit place entre le patriarche bouddhiste Bodhidharma et l'Empereur de Chine. Bodhidharma y décrit ainsi l'essence de l'enseignement bouddhiste : « Cesser de faire le mal, apprendre à faire le bien, purifier le cœur ». L'Empereur, s'attendant à quelque chose de bien plus abstrus, s'exclame alors : « Mais un enfant de trois ans peut comprendre cela ! » Ce à quoi Bodhidharma répond : « Oui, mais même un vieil homme de quatre-vingt ans est incapable de le mettre en pratique. »
La plupart d'entre-nous ne trouverons pas impossible de comprendre de façon purement intellectuelle les enseignements bouddhiques les plus difficiles, comme le principe de la co-production conditionnée, la doctrine du non-soi, la quadruple vacuité, etc. Mais cependant, quand il s'agit de vraiment cesser de faire du mal, d'apprendre à faire du bien, et de purifier notre cœur, nous constatons que, d'une façon ou d'une autre, nous ne sommes pas intéressés. Peut-être nous sentons-nous assez avancés, spirituellement, car nous avons une bonne connaissance de l'Abhidharma ou de la dialectique du Madhyamika, et cependant, si nous sommes honnêtes, pouvons-nous dire que nous mettons vraiment en pratique ne serait-ce que le premier des cinq préceptes ? Il semble toujours y avoir un gouffre entre la théorie et la pratique ; la compréhension théorique du bouddhisme est nécessaire, et même indispensable, mais à moins que, via un engagement émotionnel, elle ne puisse être traduite en une véritable motivation pour agir et pour nous changer, elle n'aura absolument aucun effet pratique sur notre vie.
La question qui suit inévitablement ceci est : pourquoi est-il si difficile de s'impliquer émotionnellement ? Si nous pouvons voir qu'une chose est juste, ou vraie, ou bien si, simplement, elle semble être pleine de bon sens, alors pourquoi nos émotions ne se mettent-elles pas en marche et ne s'engagent-elles pas immédiatement avec cette chose ? La réponse est que nos émotions ne sont pas à notre disposition, et reconnaître ce fait est une pré-condition très importante à notre mise en route sur le chemin spirituel. En ce qui concerne nos émotions, nous passons une grande partie de notre vie dans l'un de deux états principaux. Le premier, qui pour la plupart des gens est probablement celui qui prédomine, est un état d'engourdissement émotionnel, voire une incapacité à ressentir les émotions. C'est un état de blocage émotionnel. Naturellement, les blocages émotionnels se produisent pour des raisons différentes chez des personnes différentes : il peut y avoir des répressions qui ont commencé durant la jeune enfance, il peut y avoir une vie passée dans des situations impliquant des gens avec lesquels il est impossible d'être émotionnellement libre et ouvert. Quelle qu'en soit la raison, il semble y avoir très peu de gens, en particulier en Occident de nos jours, qui ne sont pas sujets à des blocages émotionnels
Le second état implique l'expérience d'émotions négatives telles que la colère, le ressentiment, la peur, etc. Pour la majorité des gens, faire l'expérience d'émotions veut malheureusement dire faire l'expérience d'émotions négatives. Non seulement ces dernières semblent-elles apparaître bien plus facilement et fréquemment que les émotions positives telles que la joie, l'amour, la réjouissance, mais beaucoup de gens cherchent en fait à les provoquer, par exemple en regardant des films d'horreur, de telle sorte que pendant un moment au moins ils font vraiment l'expérience d'une émotion. Toutes les émotions négatives ont cependant un effet d'épuisement : elles nous laissent avec le sentiment d'être diminué et malheureux - prêt, en fait, pour l'apparition d'autres émotions négatives.
L'engagement émotionnel dans la vie spirituelle est ainsi empêché par ces états, et il faut y travailler et les résoudre à un niveau purement psychologique avant que l'on ne puisse commencer toute pratique spécifiquement « spirituelle » du bouddhisme. Voilà particulièrement l'objet de notre pratique initiale de la méditation : travailler dur à remplacer les états neutres ou négatifs par une expérience de plus en plus grande des états positifs, en particulier par la pratique du metta-bhavana et en maintenant une vigilance constante face à l'apparition de la négativité.
À l'aide de cette pratique initiale, notre « énergie » émotionnelle commence à se libérer, et à couler dans une direction positive plutôt que négative : nous commençons en fait à nous engager émotionnellement dans notre développement spirituel et, en conséquence, d'autres actions deviennent plus faciles. Cette « libération » ne marque cependant qu'un début : l'énergie émotionnelle devient plus fluide, en conséquence de quoi nous devenons plus sains psychologiquement, mais cette énergie émotionnelle est encore quelque peu brute, et n'est pas complètement positive. Afin de continuer à progresser, il est nécessaire de commencer à raffiner et à sublimer l'énergie émotionnelle qui est à notre disposition, afin de développer des émotions encore plus subtiles et positives, en d'autres termes des émotions spirituelles. Ce n'est qu'en ayant à notre disposition une énergie émotionnelle « spirituelle », dans le sens d'être extrêmement raffinée, puissante et positive, que nous pouvons nous motiver pour traduire notre compréhension et notre vision du Dharma en véritable réalisation.
Il y a de nombreuses méthodes différentes que nous pouvons utiliser pour raffiner nos émotions, une fois que ces dernières sont, si l'on peut dire, à notre disposition. Une approche extrêmement valable est l'appréciation des arts : la musique, la peinture, la poésie, etc. En apprenant réellement à apprécier l'art à son plus haut niveau, et à y répondre plutôt qu'à simplement le consommer, notre niveau de sensibilité émotionnelle peut être grandement élevé. Le bouddhisme nous donne cependant un moyen de raffiner plus encore nos émotions. Nous pouvons dire que, si l'art, à ses pinacles les plus élevés, habite sans doute aucun la région de l'« émotion spirituelle », les pratiques de dévotion et de rituel bouddhiques vont bien plus loin pour nous aider à élever nos émotions au niveau de la shraddha, la foi.
La shraddha, la foi, peut être décrite comme notre réponse émotionnelle à des valeurs supérieures, spirituelles. La réponse naturelle des émotions positives et raffinées, quand elles rencontrent le transcendant tel qu'incarné dans un être Éveillé comme le Bouddha, est de s'y diriger, d'y répondre, comme le suggère la racine du mot shraddha, qui est « mettre le cœur sur ». La shraddha, donc, est la foi, mais ce n'est pas une foi aveugle ou une simple croyance sans soutien, en l'Éveil du Bouddha. La shraddha n'apparaît que sur la base d'un certain degré de compréhension d'une réelle vue pénétrante : nous voyons et nous savons que le Bouddha est véritablement un être Éveillé. Cette perception de la réalité de l'Éveil peut prendre la forme d'une intuition spirituelle - une compréhension dans le sens de « compréhension juste » ou de « vision parfaite », le premier stade du Noble chemin octuple ; ou bien cette perception peut apparaître lorsque l'on voit, dans les récits de la vie du Bouddha, que ses actions et ses qualités sont celles d'un être Éveillé ; ou bien encore on peut aussi réaliser quelques-uns des fruits de son enseignement, et ainsi avoir foi en sa réalisation. Cependant, quelle que soit la manière dont elle apparaît, la shraddha a un résultat inévitable : l'action. Nous avons vu plus haut que la théorie ne peut être traduite en « pratique » effective que si les émotions sont impliquées ; à ce niveau bien plus élevé les choses sont identiques, le même principe s'applique (la shraddha est le catalyseur émotionnel qui traduit la vision la vision pénétrante spirituelle en action) spécifiquement dans l'acte d'Aller en refuge, d'engagement dans la réalisation personnelle de l'Éveil incarné par le Bouddha.
Il n'est pas exagéré de dire, donc, que la vie spirituelle, dans le sens propre et entier du terme, commence avec la shraddha ; dans les écritures en pâli, elle est en fait appelée la « graine » d'où grandit l'arbre de la sagesse qui porte le « fruit de la délivrance ». Ceci étant le cas, pour celui qui aspire à une vie spirituelle, le développement de la shraddha est clairement le pas important qui suit le développement des émotions positives ordinaires, et c'est avant tout vers le développement de la shraddha que sont tournées les pratiques de rituel et de dévotion bouddhiques. Nous venons de voir quelques-unes des façons selon lesquelles peut apparaître la shraddha ; elle peut en fait apparaître en dépendance de la combinaison de nombreux facteurs différents. Les pratiques de dévotion sont parmi les moyens les plus puissants pour engendrer en soi-même les conditions les plus favorables - l'attitude d'esprit ou, plutôt l'« attitude » de tout l'être - pour le développement et l'approfondissement de l'expérience de la shraddha. La shraddha n'est cependant pas la seule ou l'ultime émotion spirituelle : d'autres émotions, qui sont parfois plus raffinées et plus exaltées, l'accompagnent ou en naissent, comme nous le verrons quand plus loin nous considérerons la puja en sept parties.
Dans le bouddhisme, la dévotion et le rituel forment donc avant tout d'une part le moyen d'entrer en contact avec les émotions spirituelles les plus élevées et les plus raffinées, et de les développer et de les exprimer autant que nous le pouvons, et d'autre part le moyen de développer un état d'être dans lequel la compréhension, l'émotion et l'action (ou, plutôt, leurs équivalents spirituels) sont en harmonie parfaite, et parfaitement intégrées. Ayant donc vu le but premier des pratiques bouddhiques de dévotion et de rituel, tournons-nous vers ce qu'elles comportent, et en particulier vers les pratiques utilisées dans la Communauté bouddhiste Triratna.
Puja and the Transformation of the Heart, © Tejananda, 1987, traduction © Ujumani, 2009.