La concentration a deux aspects qui comprennent à la fois la focalisation plus étroite de notre attention, et une unification de l'énergie. On peut donc dire que la concentration est en fait une unification qui est « horizontale » aussi bien que « verticale ». L'unification horizontale signifie l'unification de la conscience ordinaire en soi-même, ou à son niveau propre, tandis que l'unification verticale implique l'unification du conscient avec l'inconscient : un procédé qui entraîne la libération d'énergie somatique bloquée aussi bien que l'exploitation d'énergies de plus en plus profondes produites par la psyché.
L'unification horizontale correspond à ce que l'on appelle l'attention et le rassemblement. Ce mot de « rassemblement » est particulièrement adéquat parce qu'il signifie exactement ce qu'il dit : re-assembler. C'est un ramassage de tout ce qui a été éparpillé. Et ce qui a été éparpillé c'est le soi, le soi conscient - ou ce que nous appelons le soi conscient. Nous nous sommes divisés en un nombre de « soi », ou soi partiels - dont chacun a ses propres intérêts, ses propres désirs, et ainsi de suite, chacun essayant d'aller de son côté. Tantôt c'est un soi qui gagne, tantôt un autre, de telle manière que parfois nous ne savons plus trop qui nous sommes. Il y a un soi obéissant, et un soi désobéissant. Il y a un soi qui aimerait tout quitter et un soi qui aimerait rester à la maison et être gentil garçon, etc. Bien souvent nous ne savons pas lequel de tous ces soi nous sommes réellement. Chacun d'eux est notre soi, et pourtant aucun d'eux n'est notre soi. La vérité c'est que nous n'avons pas de soi du tout - le soi global ne vient en quelque sorte au jour qu'en pratiquant l'attention et le rassemblement lorsque nous rassemblons tous ces sois.
Dans la tradition bouddhique, l'attention, ou rassemblement, est de trois sortes. Il y a tout d'abord l'attention sur le corps et sur ses mouvements : savoir exactement où est le corps et ce qu'il fait. Nous ne faisons aucun mouvement inattentif, aucun mouvement dont nous ne soyons conscients. Nous sommes vigilants aussi quand nous parlons, sachant ce que nous disons et pourquoi nous le disons. Nous sommes pleinement en éveil, posés, conscients. Deuxièmement, il y a l'attention sur les sentiments et les émotions. Nous avons clairement conscience de nos humeurs passagères et changeantes, que nous soyons tristes ou heureux, contents ou mécontents, anxieux, effrayés, joyeux ou excités. Nous observons, nous voyons tout, nous savons exactement où nous en sommes. Bien sûr, cela ne veut pas dire prendre du recul vis-à-vis de nos sentiments et de nos émotions, un peu comme un spectateur, les regardant de façon très extérieure, aliénée. Cela veut dire faire l'expérience de nos sentiments et émotions - être « avec » eux, non « coupés » d'eux - tout en restant conscient d'eux en les observant. Il y a enfin l'attention sur la pensée : savoir exactement ce que nous pensons, savoir exactement où est notre pensée, d'un moment à l'autre. Nous savons que l'esprit vagabonde facilement. En général, nous sommes dé-concentrés et dé-assemblés, en ce qui concerne nos pensées. C'est pour cela que nous devons pratiquer la prise de conscience de nos pensées, prenant conscience de ce que nous pensons d'un moment à un autre.
Si nous pratiquons de cette manière, nous achevons l'unification horizontale. Nous sommes « rassemblés » et un « soi » est créé. Lorsque ceci est fait correctement et parfaitement, nous développons une conscience de nous-mêmes complète : nous devenons vraiment humains. Mais l'unification est verticale autant qu'horizontale. L'esprit conscient doit maintenant être unifié avec l'esprit subconscient. On atteint cette unification en utilisant un objet de concentration - une chose sur laquelle on apprend à concentrer toute son attention, et dans lequel les énergies de l'inconscient peuvent être absorbées graduellement.
A ce stade, le méditant, ou celui qui essaie de méditer, ayant réussi l'unification horizontale, a atteint un stade tout à fait crucial. Il va faire une transition très importante, du plan ou du monde de l'expérience sensorielle à celui de la forme mentale et spirituelle. Mais il est entravé dans sa progression par ce que l'on appelle les cinq obstacles mentaux, qui doivent être supprimés avant que l'on puisse entrer dans le stade de l'absorption (cette suppression est temporaire. Les cinq obstacles mentaux ne sont éradiqués de manière permanente que lorsque l'on a atteint l'Éveil). Il y a tout d'abord l'obstacle du désir pour les expériences sensorielles à travers les cinq sens : désir pour ce qui est plaisant à la vue, à l'ouie, à l'odorat, au goût et au toucher - et en particulier pour celles qui ont rapport avec la nourriture et l'activité sexuelle. Il ne peut y avoir de transition vers le stade de l'absorption tant que l'esprit ressent de tels désirs car ils empêchent le méditant de se focaliser exclusivement sur l'objet de la concentration. Deuxièmement, il y a l'obstacle de la haine, c'est-à-dire le sentiment de malveillance et de ressentiment qui est éprouvé lorsque le désir pour les expériences sensorielles est frustré - un sentiment qui se dirige parfois vers l'objet même du désir. Troisièmement il y a l'obstacle de la paresse et de la torpeur, qui nous garde sur le plan des désirs sensoriels, au niveau ordinaire de la conscience de tous les jours. C'est une sorte de stagnation animale tant mentale que physique. Quatrièmement, il y a l'obstacle qui est à l'opposé de la paresse et de la torpeur : celui de l'agitation et anxiété. C'est l'incapacité de faire quoi que ce soit pendant un certain temps. C'est un état d'affairement et de tourment continuel qui ne permet jamais de terminer quoi que ce soit. Cinquièmement, et en dernier, il y a l'obstacle du doute - pas une espèce de doute intellectuel honnête, mais plutôt de l'indécision, ou même le fait de ne pas vouloir se décider et s'engager. En fait, c'est un manque de foi, un manque de confiance : de la répugnance à accepter que l'homme puisse atteindre un état de conscience supérieure. Ce sont les cinq obstacles mentaux que l'on doit laisser disparaître ou qui doivent même être supprimés avant que nous abordions l'objet de concentration et que nous nous préparions à entrer dans le stade de l'Absorption.
Pour un esprit obscurci par les cinq obstacles mentaux, ainsi que notre esprit l'est souvent, il y a cinq comparaisons traditionnelles et, dans chacune d'elles, l'esprit est lui-même comparé à de l'eau. L'esprit qui est contaminé par le désir pour les expériences sensorielles est comparé à de l'eau dans laquelle on aurait mélangé plusieurs couleurs brillantes. Ce peut être joli mais la pureté et la transparence de l'eau ont été perdues. On dit que l'esprit qui est contaminé par la haine est comme de l'eau en ébullition, qui siffle, fait des bulles et bouillonne. L'esprit contaminé par la paresse et la torpeur est comme de l'eau étouffée par une épaisseur de mauvaises herbes à travers laquelle rien ne pénètre. L'esprit contaminé par l'agitation et l'anxiété est comme de l'eau que le vent fouette en vagues, ou même par une tempête violente. Et enfin, l'esprit qui est contaminé par le doute, par l'incertitude, est comme de l'eau boueuse. Lorsque les cinq obstacles sont supprimés, l'esprit conscient devient de l'eau pure. Il devient frais, calme et clair. Il est maintenant prêt à aborder un objet de concentration.
Dans la seule tradition bouddhique, ces objets de concentration sont de très différentes sortes. Il peut s'agir d'objets assez ordinaires et de tous les jours tout comme d'objets tout à fait extraordinaires. Il y a tout d'abord la respiration, notre propre souffle, qui rentre et qui sort. Cette pratique a différentes formes et différentes techniques. Un autre objet de concentration, et un qui est très important, est le son - en particulier le son sacré que nous appelons mantra. Nous pouvons aussi nous concentrer sur un disque d'une couleur brillante et très pure, rouge, bleue ou verte, en fonction de notre tempérament. Nous pouvons également prendre pour objet un os humain, de préférence un morceau assez grand qui puisse être une base solide de concentration. Alternativement nous pouvons prendre une idée, le concept d'une vertu particulière que nous voulons cultiver, par exemple la générosité. Ou bien nous pouvons choisir quelque chose de tout à fait ordinaire et terre-à-terre, et nous concentrer sur la flamme d'une lampe ou d'une bougie. Nous pouvons aussi nous concentrer sur les différents centres psychiques de notre corps, ou sur une image ou une représentation mentale du Bouddha ou de l'un des grands bodhisattvas ou des grands maîtres. Dans tous ces objets, qu'il s'agisse de respiration, de son, du mantra, de la flamme, de l'image ou de la représentation du Bouddha, l'esprit peut devenir absorbé, parfois absorbé très profondément.
Il n'est pas nécessaire de nous concentrer sur chacun de ces objets, bien qu'il soit possible de combiner différents objets de concentration dans un ordre particulier pour un système ou une tradition de méditation spécifique. Les différents objets peuvent aussi être combinés avec certaines méthodes indirectes pour élever le niveau de la conscience, en particulier, par exemple, avec la récitation et le rituel.
Si nous procédons de cette manière, c'est-à-dire si nous unifions l'esprit conscient en lui-même, si nous unifions l'esprit conscient avec l'esprit subconscient, si nous supprimons les cinq obstacles mentaux, si nous nous concentrons sur un ou plusieurs objets, et si nos énergies profondes commencent à couler avec de plus en plus de puissance dans l'objet de notre concentration, un grand changement aura lieu : le niveau de notre conscience commencera certainement à augmenter, à progresser du plan ou du monde de l'expérience sensorielle au plan ou monde de la forme mentale et spirituelle. En d'autres termes, nous commençons à passer du premier au second stade de méditation ; de la méditation dans le sens de concentration à la méditation dans le sens d'absorption.
© 'Human Enlightenment' Sangharakshita, Windhorse Publications 1980, traduction © Christian Richard 2003.