J'ai introduit longuement le concept du héros car, bien que se soit un mot démodé en anglais, il traduit plus précisément qu'aucun autre mot moins provoquant un des titres qui furent donnés à Siddhartha Gautama après son Éveil. Nous le connaissons sous le nom de « Bouddha » ou parfois de « Compatissant », mais les textes pâlis et sanskrits donnent aussi au Bouddha les épithètes mahavira, qui veut dire « grand héros », et jina, qui veut dire « conquérant ». En fait, le terme jina est presque aussi commun dans les premiers textes bouddhiques que l'est celui avec lequel nous sommes plus familiers, « Bouddha ». Il est le conquérant car il a conquis la totalité de l'existence conditionnée en lui-même. Il a conquis le monde en se conquérant lui-même. Selon le Dhammapada, « Bien que l'on puisse conquérir mille fois mille hommes sur le champ de bataille, celui qui se conquiert lui-même a la plus grande victoire. » Plus tard, le bouddhisme médiéval produisit l'idée de la trailoka vijaya, la « conquête des trois mondes », c'est-à-dire la conquête du monde du désir des sens, du monde de forme archétype, et du monde de non-forme. La victoire du jina est donc une victoire sur ces trois mondes.
En vertu de cette conquête le Bouddha devient bien sûr un roi. Ayant soumis en son propre esprit tous les mondes de l'existence conditionnée, il est appelé le dharmaraja, le roi de la loi, ou le roi de la vérité. C'est en roi que le Bouddha est souvent représenté dans l'art bouddhique ; nous savons cela car il est souvent représenté portant les insignes de la royauté. Ces insignes sont en fait très curieux, au moins pour des Occidentaux. En Grande-Bretagne les insignes qui sont les symboles de l'autorité du monarque régnant sont bien sûr le sceptre et l'orbe. Mais en Inde, et dans tous les endroits où a pénétré la tradition culturelle du bouddhisme, ce sont le parasol et le chasse-mouche.
En Inde, au temps du Bouddha, une personne ordinaire n'utilisait jamais ni parasol ni ombrelle. Vous n'en auriez certainement pas utilisé pour vous protéger du temps qu'il faisait ; au lieu de cela vous auriez utilisé une feuille. Un véritable parasol ne pouvait être utilisé que par le roi ou par une personne éminente et noble. Selon Lama Govinda, ceci remonte aux temps où, le soir, l'ancien de la tribu ou du village s'asseyait sous un arbre, adossé au tronc, donnant des conseils et résolvant des litiges. Si nous acceptons cette interprétation, le parasol devint une sorte d'arbre artificiel que l'on tenait au-dessus de vous lorsque vous vous déplaciez, un symbole de votre position sociale. Suivant cette idée, nous pouvons de façon ultime relier ce parasol symbolique avec l'arbre cosmique qui, en termes mystiques, donne son ombre au monde entier, à toute l'existence.
Le chasse-mouche est un symbole plus direct. Très beau, il est fait d'une queue de yak formant un plumeau de poils doux et blancs de près de soixante centimètres de long. La queue est montée sur une poignée d'argent, et il est doucement manié autour des personnages royaux pour éloigner les mouches. Il est toujours utilisé de nos jours dans des rituels de dévotion hindous : à un certain point, durant l'arati, la dévotion du soir, le chasse-mouche est agité devant l'image de la déité – Rama, Krishna, ou quelle qu'elle soit – car elle est à ce moment traitée comme un roi tout comme un dieu.
Tout comme Jésus est souvent représenté assis et tenant dans ses mains le sceptre et l'orbe, pour signifier sa royauté divine, le Bouddha est donc représenté dans l'art bouddhique avec une ombrelle tenue – parfois par des êtres divins – au-dessus de lui, et entouré de dieux tenant des chasse-mouches. Ces symboles montrent qu'il est le roi du Dharma, le roi, si vous voulez, de l'univers spirituel. Le Bouddha étant roi, son principal disciple, Shariputra, était appelé son dharmasenapati, ce qui veut dire – et ceci peut être un peu inattendu – son « commandant en chef ». Non, nous ne parlons pas de l'Armée du Salut ici ; c'est bien sûr la Sangha bouddhiste de docile renommée.
Ce symbolisme royal et cette terminologie militaire ne sont pas peut-être pas sans lien avec l'origine sociale du Bouddha. Étant un kshatriya il appartenait, selon le décompte hindou, à la seconde des quatre castes, les brahmanes ou prêtres venant en premier en termes de statut. Mais les kshatriyas ne l'entendaient pas ainsi. Alors que les autres castes acceptaient l'ordre de la hiérarchie, les kshatriyas se considéraient eux-mêmes comme la plus haute caste. C'est aussi la façon dont les castes sont toujours listées dans le canon en pâli, avec les kshatriyas en premier. Ainsi, d'un point de vue purement social, la prééminence est donnée au guerrier par rapport au prêtre dans les premiers textes bouddhiques.
Nous savons qu'alors que Siddhartha grandissait, le brahmanisme n'avait pas pénétré le territoire des Shakyens ; nous pouvons donc être presque sûrs que Siddhartha fut purement et simplement éduqué comme un guerrier – et, d'une certaine façon, il resta un guerrier. Selon une légende, lorsqu'il se fiança à Yashodhara, certains des proches de sa future femme objectèrent qu'il n'était pas assez bon lutteur, et il dut bien sûr prouver sa valeur en les vainquant tous dans un combat amical. Clairement, en tant que noble il ne suffisait pas qu'il soit un guerrier ; il fallait qu'il soit un guerrier exceptionnel, un héros.
'Who is the Buddha?' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1994, traduction © Ujumani, 2011.