Il est tout à fait significatif que ceci soit les antécédents de la personne qui allait devenir le meilleur exemple de la vie spirituelle. Il est aussi significatif que Siddhartha ait puisé à chaque étape de sa quête spirituelle dans les qualités héroïques dont il avait appris à faire montre sur le champ de bataille. Nous savons qu'il quitta son palais quand il avait à peu près vingt-neuf ans. Il quitta tout ce en quoi on lui avait appris à croire comme étant la bonne vie, tout ce qu'on lui avait appris à croire comme étant son devoir. Cela doit avoir été pour lui un grand déchirement de quitter sa famille et sa tribu, de partir seul dans l'obscurité, dans la forêt, sans savoir où aller, sachant seulement qu'il partait chercher la vérité. Mais c'est ce qu'il fit.
Puis, pour un tel homme, vivre en mendiant doit lui avoir demandé une force de caractère au moins aussi grande. La procédure traditionnelle pour la tournée d'aumônes était simple, comme elle l'est encore aujourd'hui. Un grand bol à aumônes noir dans les mains, vous allez d'une porte à l'autre, restant quelques minutes devant chaque maison, et les gens sortent et mettent quelques restes de nourriture dans votre bol. Quand vous pensez que vous avez recueilli assez de choses pour votre repas, vous allez en un lieu tranquille, à l'écart du village, vous vous y asseyez et vous mangez. On peut penser qu'il n'est pas très difficile de trouver sa nourriture ainsi, mais il y a un accent poignant dans le récit fait par le Bouddha de sa première tournée d'aumônes, qui montre ce que cela peut être quand vous n'êtes pas habitué à le faire. Ce qu'il raconta apparemment à ses disciples – c'est-à-dire selon les écritures, et l'histoire semble sonner juste – c'est que la première fois qu'il s'assit à l'écart d'un village avec son bol, il regarda le tas de petits bouts de nourriture qu'il contenait et vomit. Ayant eu l'habitude d'une nourriture de qualité, tout à fait fraîche et préparée par les meilleurs cuisiniers, il se vit contemplant les grossiers restes d'une nourriture paysanne, et son estomac en fut tout retourné. Mais il ne laissa pas sa propre délicatesse entraver son chemin. Si le prix de la liberté était une telle subsistance, il lui fallait surmonter son dégoût. Et c'est ce qu'il fit.
Ses vêtements étaient eux aussi rudimentaires, bien sûr. Si vous faites le tour du monde bouddhiste moderne, vous pouvez facilement avoir l'impression que le Bouddha allait portant des robes jaunes toutes neuves, bien lavées et bien propres, mais il y a très peu de chances que cela ait été le cas. Il portait presque certainement des vêtements jaunes rudes, tâchés et en loques. C'est de nos jours un fait triste, que dans certains pays bouddhistes, un moine qui se promène avec des robes un peu défraîchies est un peu considéré comme étant sur le déclin. Je me souviens moi-même, venant de Kalimpong, m'être rendu un jour à un monastère à Calcutta ; je dois dire que je n'avais pas pensé à mettre ma plus belle robe pour l'occasion, et certains de mes amis moines furent scandalisés car je portais une vieille robe. Pour eux, c'était terrible. « Que vont penser les gens ? », dirent-ils. Il nous faut imaginer que le Bouddha lui-même aurait eu une attitude complètement différente quant aux vêtements. Pour lui, ce qu'il portait représentait une coupure complète de sa précédente manière de vivre, dans laquelle la sécurité de sa position sociale aurait été clairement reflétée dans sa manière de se vêtir.
Étant allé de l'avant, Siddhartha maîtrisa rapidement les enseignements qui furent mis à sa disposition ; il ne se reposa pas sur ses lauriers, mais repris seul son chemin, sans personne pour le guider. Devenu âgé, il lui arriva de penser à cette période critique de sa vie. Il décrivit comment il lui arrivait d'être dans les profondeurs de la jungle, la nuit, quand tout était sombre et silencieux, sans personne à des kilomètres à la ronde ; il entendait une brindille craquer ou une feuille tomber, et une terrible peur panique, une grande terreur le prenait. Ceux qui ont pratiqué la méditation savent que cela peut arriver parfois : la peur se manifeste, simplement. Ce n'est pas qu'il y ait une chose objective particulière dont avoir peur, et il semble y avoir très peu que l'on puisse faire. Mais c'est ce dont Siddhartha faisait l'expérience. Il était pris par une terreur sans nom. Comment, alors, maîtriser cette peur et cette terreur ? Que faisait-il pour en briser l'emprise ? Ce qu'il réalisa, en fait, c'est qu'il devait littéralement ne rien faire. Il dit : « Si la peur venait alors que je marchais, je continuais à marcher ; si elle venait alors que j'étais assis, alors je restais assis. Si j'étais debout quand elle venait, alors je restais debout. Et si j'étais allongé quand elle venait, alors que j'étais allongé, eh bien, je restais allongé. La peur passait, comme elle était apparue. » En d'autres termes il n'essayait pas d'y échapper. Il la laissait venir, il la laissait être là, et il la laissait s'en aller. Il ne laissait pas son esprit – son esprit essentiel – être dérangé par elle.
Bien que Siddhartha ait enduré toutes les difficultés et épreuves qui se présentaient à lui, celles-ci étaient jusqu'à ce point des difficultés relativement mineures. La mesure de son caractère essentiellement héroïque est cependant prise quand on considère qu'il choisit alors pour lui-même la voie spirituelle la plus ardue qu'il ait pu trouver. Non seulement cela, mais s'étant engagé dans la pratique des austérités, il suivit cette voie avec plus de rigueur qu'aucun homme vivant à cette époque. Il expérimentait, cherchait la vérité en faisant des essais, et lorsqu'il essayait une méthode il la suivait jusqu'aux limites de ses capacités humaines. Il alla donc nu, même durant le froid mordant des hivers des contreforts de l'Himalaya, quand un épais manteau de neige recouvrait le sol. Il cessa d'utiliser un bol à aumônes, et ne recueillit que le peu de nourriture qui tenait dans ses mains. Ayant entendu dire que limiter son alimentation à quelques grains de riz ou d'orge et un petit peu d'eau menait au seuil de l'Éveil, il fit cela. Il y a une description effrayante, dans les écritures, de l'état émacié auquel le mena ce régime, et c'est le sujet d'une célèbre statue de l'art du Gandhara, qui représente Siddhartha à ce stade de sa carrière comme un personnage assis ne consistant guère plus que de la peau, des os et des tendons.
Il peut nous être difficile d'admirer cette sorte d'effort ; cela nous semble probablement simplement pervers. Mais nous devons nous souvenir qu'il faisait cela avec à l'esprit un but très clair, et qu'il y avait un consensus, à l'époque, sur le fait que la pratique des austérités soit un moyen extrêmement efficace, si vous aviez le cœur à vous y engager. De nos jours aussi, en Inde, les gens sont très impressionnés par les austérités. Un de mes amis qui était moine à Sarnath me raconta un jour une visite que leur avait faite un célèbre ascète. Ses disciples convainquirent les moines que leur maître ne mangeait qu'une certaine sorte de grain le matin, et qu'il devait être prêt à sept heures pile. Cela semblait un point si important que mon ami, qui était assistant abbé, prit la responsabilité de s'assurer que leur hôte avait ce dont il avait besoin. Le matin, il apporta donc le plat dans la chambre de l'ascète, juste avant sept heures, afin qu'il l'ait à l'heure – et vit que l'ascète était parti. Il restait deux de ses disciples, et mon ami leur demanda une explication : « Voici ce qu'il veut, juste à l'heure où il le veut, et il ne l'a pas même attendu. » Les disciples répondirent : « Ah, c'est sa grandeur ! » Il va sans dire que mon ami leur dit très poliment ce que leur maître pouvait faire avec sa grandeur et, comme vous pouvez l'imaginer, cela ne passa pas très bien. Mais cette sorte d'excentricité peut attirer beaucoup d'attention en Inde. Même en Occident, dans certains cercles religieux, l'excentricité peut vous amener un certain nombre d'adeptes.
Le fait que Siddhartha abandonne tout ceci, qu'il abandonne les attentes que les autres avaient de lui, qu'il retourne encore et encore au fait de n'être personne, exigeait de lui un courage psychologique et spirituel d'un ordre élevé, héroïque. Il est beaucoup plus facile de faire quoi que ce soit, aussi difficile cela soit-il, quand vous avez d'autres personnes autour de vous, qui vous idolâtrent et vous applaudissent, disant : « Regardez-le, voyez comme il est héroïque ! » Mais quand personne n'aime ce que vous faites et quand les admirateurs vous quittent en hâte, par dégoût, c'est une mise à l'épreuve, et il y a très très peu de gens qui peuvent gérer cela. On pourrait dire que Jésus a fait une telle expérience dans le jardin de Gethsémani.
'Who is the Buddha?' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1994, traduction © Ujumani, 2011.