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Un jour, comme il en avait l'habitude, le Bouddha se promenait avec quelques-uns de ses disciples dans les profondeurs de la jungle indienne, à l'écart de la chaleur du soleil de midi. Tandis qu'ils marchaient, le Bouddha se pencha et ramassa une poignée de feuilles de sinsapâ. Il ne faisait pas toujours des discours élaborés, et parlait souvent de façon simple et directe ; à cette occasion, il demanda simplement à ses disciples : « Dites-moi, qu'en pensez-vous ? Ces feuilles, dans ma main, sont-elles nombreuses ou non, comparées à celles de la forêt ? » Les disciples répondirent bien sûr : « Eh bien, en comparaison avec toutes les feuilles de la forêt, celles qui sont dans ta main ne sont rien. Il n'y en a qu'une poignée. » Le Bouddha leur dit alors : « Il en est ainsi des vérités que j'ai réalisées, comparées à celles que je vous ai révélées. »
L'élément important n'est pas qu'il y a des vérités que Bouddha se sentait incapable de transmettre, mais qu'il y avait certaines choses qu'il jugeait inapproprié d'enseigner. Et le texte continue en expliquant pourquoi : ces vérités n'aideraient pas ses disciples à transcender la souffrance et à atteindre l'Éveil.
Depuis l'époque du Bouddha, bien sûr, des forêts entières d'écritures sont apparues. Mais la même chose s'applique : même si ces écritures sont volumineuses, elles ne représentent qu'une fraction de la connaissance et de la compréhension infinies du Bouddha. C'est aussi vrai du sujet de cette étude. L'idéal du bodhisattva est un sujet vaste. C'est l'aspect caractéristique du courant de l'évolution du bouddhisme connu sous le nom de Mahâyâna, qui s'est épanoui durant une période d'environ 500 ans (de 0 à 500 ans de notre ère), mais qui est encore pratiqué de nos jours sous de multiples formes différentes, depuis le bouddhisme tibétain jusqu'au zen. Considérer ce sujet c'est mettre la main sur le cœur même du bouddhisme, et sentir le battement de ce cœur.
Dans une œuvre de cette envergure, on ne peut qu'aborder superficiellement quelques thèmes principaux. L'intention, ici, est donc de présenter certains aspects de l'idéal du bodhisattva, choisis avec l'intention de nous focaliser sur la vie et l'expérience spirituelles, en n'incluant qu'un minimum de détails historiques et doctrinaux.
Même dans la poignée d'enseignements du Bouddha qui forment l'idéal du bodhisattva, il y a tellement de feuilles qu'il est difficile de savoir par laquelle commencer. Peut-être vaut-il mieux commencer au tout début, avec le mot « bodhisattva ». En sanskrit, bodhi signifie connaissance, dans le sens de connaissance suprême, de connaissance spirituelle, de connaissance de la réalité ; et ce terme signifie aussi « Éveil », dans le sens de d'« Éveil à la vérité ultime », ou de pénétration dans le cœur de l'existence. Bodhi est donc généralement traduit par « éveil », ce qui est bon en première approche, en stipulant que nous devons comprendre le mot non pas avec la pensée rationnelle du dix-huitième siècle mais dans son plein sens spirituel, voire transcendant. La bodhi est la connaissance spirituelle suprême, le grand Éveil qui est le but ultime de la vie bouddhique. Sattva signifie simplement être, pas nécessairement un être humain, mais tout être vivant, y compris un animal ou un insecte. Ainsi, un bodhisattva est un « être d'éveil », un être s'éveillant : un être dont toute la vie est dédiée à l'atteinte de l'éveil, ou dont toutes les énergies sont dévouées à cela.
Certains érudits soutiennent que le terme en pâli bodhisatta aurait dû être traduit en sanskrit par bodhisakta pour dire quelqu'un qui s'efforce d'atteindre le summum du bouddhisme, sakta signifiant s'efforcer. Mais le terme est resté bodhisattva, sattva signifiant, comme je viens de le suggérer, « être » dans un sens très ordinaire. Par exemple, quand on parle de sarvasattva, « tous les êtres », on ne suggère pas que tous les êtres aient les grandes qualités qu'on associerait avec sakta. Néanmoins, il est possible qu'originellement, le terme bodhisattva ait eu cette connotation. Dans tous les cas, il n'y a aucun doute que cet idéal est un idéal héroïque. Le bodhisattva est un être par excellence, un Être avec un Ê majuscule.
Dire qu'un bodhisattva est un être dont toute la vie est dédiée à l'atteinte de l'Éveil n'est rien moins que dire que le bodhisattva est le bouddhiste idéal. Idéalement, un bouddhiste se voue à suivre l'enseignement du Bouddha et à réaliser l'expérience de l'Éveil, comme le fit le Bouddha. De même, l'idéal du bodhisattva est l'idéal de la transformation de soi, d'une humanité non-éveillée en une humanité Éveillée. Mais la définition de « bodhisattva » va plus loin que cela. Un bodhisattva est décrit comme une personne se vouant à l'atteinte de l'Éveil non pour elle-même seule, mais pour qu'elle puisse conduire tous les autres êtres vivants, quels qu'ils soient, au même état.
Il paraît étrange que dans les textes bouddhiques antérieurs à l'enseignement de l'idéal du bodhisattva, il semble y avoir si peu d'écrits affirmant sans équivoque que le but de la vie spirituelle est l'atteinte de l'Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles. Il y en a cependant quelques-uns dans le canon pâli. Dans l'Anguttara-Nikaya par exemple (AN II, 94), le Bouddha parle de quatre sortes de personnes : celles qui n'aident ni elles-mêmes ni les autres, celles qui aident les autres mais pas elles-mêmes, celles qui s'occupent d'elles-mêmes mais n'aident pas les autres, et celles qui aident tant elles-mêmes que les autres. C'est très clairement le domaine de l'idéal du bodhisattva. Et dans le Mahavagga du Vinaya Pitaka du canon pâli, le Bouddha parle devant les soixante premiers arahants, le mot arahant signifiant littéralement personne de valeur, personne qui a atteint l'Éveil en suivant l'enseignement de Bouddha. Il leur dit : « Allez de l'avant, Ô moines, pour le bien de beaucoup de gens, avec compassion ». Ici encore, l'accent mis sur l'altruisme est très clair.
Quoique, donc, l'altruisme ne semble au premier abord pas être un trait prédominant du canon pâli, il y est certainement présent ; et si l'on ne compte pas tous les suttas qui sont issus d'un matériel peu abondant ou semblent être des compilations plus tardives, ces éléments altruistes forment une part considérable de la totalité du canon. Il est également possible que certaines choses aient été exclues du Tipitaka pâli et aient été réintroduites par la suite dans des textes ultérieurs, dans certains soûtras du Mahayana par exemple, dans lesquels la compassion et l'accent mis sur l'altruisme sont très forts. Mais même en regardant le canon pâli tel qu'il est, on trouve suffisamment d'éléments qui suggèrent que l'idéal bouddhique originel n'était pas un idéal de libération pour soi-même seulement.
On pourrait bien imaginer que les gens, au temps du Bouddha, n'aient pas ressenti la nécessité d'insister sur cela si explicitement. Si vous aviez l'exemple du Bouddha devant vous, vous pouviez difficilement douter qu'il y ait une autre façon de penser à la vie spirituelle. Mais plus tard, comme nous le verrons, la tendance à l'individualisme s'accentuant trop fortement, il y eut besoin de compenser par un accent opposé. Pour comprendre comment cela est arrivé, et pourquoi il devint nécessaire d'insister sur l'idéal de l'Éveil « pour le bien de tous les êtres sensibles », il nous faut revenir aux origines du bouddhisme, et tenir compte de certains traits fondamentaux de la nature humaine.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.