La bodhicitta est donc apparue. On s'est engagé sur la voie du bodhisattva, le cœur brûlant du désir que tous les êtres sensibles soient libérés de la souffrance et atteignent l'Éveil. Mais l'apparition de la bodhicitta n'est que la première des dix étapes, ou bhumis, sur la voie du bodhisattva vers l'Éveil ; il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. Quel est le prochain pas à faire ? C'est une question qui est pertinente pour chacun de nous tous, que la bodhicitta soit apparue ou non, car la conduite du bodhisattva après l'apparition de la bodhicitta a des résonances dans la pratique spirituelle de ceux en qui elle n'est pas encore apparue.
Il est important de se souvenir que nous parlons ici de la bodhicitta relative. La bodhicitta absolue, nous l'avons vu, est identique à l'Éveil, au-delà du temps et de l'espace. En un certain sens, elle est hors de notre atteinte, dans l'éternité. Mais la bodhicitta relative, la bodhicitta qui se manifeste dans le cours du temps, nous est plus accessible. Il est traditionnellement dit qu'elle a deux aspects : un aspect de vœu et un aspect d'établissement. L'aspect d'établissement implique ce que l'on appelle les six paramitas, les six vertus ou perfections transcendantes, dont la pratique fait avancer le bodhisattva vers l'Éveil : la générosité, la droiture, la patience, la vigueur, la méditation et la sagesse. Ces trois paires de vertus sont l'objet des trois chapitres qui viennent.
Considérons cependant d'abord l'aspect du vœu de la bodhicitta relative. C'est l'un des aspects pratiques les plus importants de la tradition du Mahâyâna. Le mot sanskrit traduit par vœu est pranidhana, que l'on peut aussi traduire par résolution, détermination ou promesse. Har Dayal suggère « souhait sincère », mais c'est peut-être trop faible. On peut souhaiter quelque chose sans nécessairement faire quoi que ce soit pour que cela se passe. Le bodhisattva ne se contente pas de souhaiter que tous les êtres sensibles atteignent l'Éveil, mais fait tout ce qui est en son pouvoir pour que cela arrive. Le pranidhana n'est donc pas juste un souhait pieux ; c'est un vœu solennel et particulier. Ce vœu est fait publiquement et, une fois fait, ne peut en aucune circonstance être retiré. Il peut même être décrit comme une sorte de promesse faite par le bodhisattva, au moment de l'apparition de la bodhicitta, à tout l'univers et à tous les êtres sensibles.
Le fait que le vœu soit solennellement irrévocable est bien sûr la caractéristique essentielle de n'importe quel vœu. Si l'on fait un vœu et qu'on le rompt, c'est que l'on n'était pas vraiment prêt à le faire. Un vœu est une sorte de promesse très sérieuse, et certains trouvent déjà difficile de tenir ne serait-ce qu'une promesse. Si, par exemple, on n'arrive pas à rencontrer quelqu'un à l'heure et à l'endroit promis, il est peu probable que l'on puisse rester fidèle à son vœu; tandis que faire ce que l'on a dit, scrupuleusement, même pour des choses sans grande importance, est une bonne pratique de préparation en vue d'un vœu complet. Si l'on pense à faire un certain vœu, il vaut probablement mieux consulter ses amis spirituels : connaissant notre nature, peut-être mieux que nous-même, ils peuvent avoir une meilleure idée que nous de notre capacité à respecter le vœu que l'on pense prendre.
Quel que soit le vœu, que ce soit s'arrêter de fumer, respecter la chasteté à vie ou méditer deux heures tous les jours, il faut le tester. Il vaut mieux y aller petit à petit, commencer par un mois peut-être, puis deux mois, six mois, un an, etc. Faire un vœu publiquement, en présence de la communauté spirituelle rassemblée ou de quelques amis, lui donne une importance et un sérieux qu'il n'aurait peut-être pas sans cela. Les témoins de notre vœu nous aideront à lui être fidèle, car le rompre serait les laisser tomber - et nous laisser tomber nous-même.
Un extrême est de prendre des vœux à la légère ou hâtivement ; l'autre est d'éviter complètement de s'engager. Une voie du milieu est de prendre des préceptes personnels, là encore en consultation avec ses amis spirituels. Un précepte est moins important qu'un vœu, mais il peut nous y préparer. Bien sûr, en tant que bouddhiste, nous entreprenons d'observer cinq (ou dix) préceptes de base, et ceux-ci doivent être pris très sérieusement. Nous ne devrions pas nous hâter de faire des vœux avant d'être satisfait de la façon dont nous observons les préceptes.
Et, bien sûr, nous ne devrions pas faire le vœu du bodhisattva à la hâte. La nature de ce vœu est étroitement liée à la nature de la bodhicitta. Nous avons vu que la bodhicitta est universelle mais qu'elle se manifeste en des personnes et s'exprime à travers elles. Cette expression de la bodhicitta à travers des personnes est ce que l'on appelle le vœu du bodhisattva. Le vœu peut donc être défini comme l'expression concrète de la bodhicitta dans la vie et l'œuvre du bodhisattva individuel.
Même si la tradition parle du « vœu » du bodhisattva, le vœu est en général un ensemble de vœux, qui diffèrent d'un bodhisattva à un autre, révélant les intérêts et les aptitudes particulières de chacun ou de chacune dans le contexte de l'idéal du bodhisattva. Si nous prenons l'image de la réfraction de la lumière dans un prisme de verre, la bodhicitta est comme la pure lumière blanche qui brille au travers du prisme (représentant le bodhisattva), et les vœux du bodhisattva sont comme les couleurs de l'arc-en-ciel émergeant de l'autre côté. Pour aller plus loin avec cette image, nous pouvons dire que la pure lumière blanche de la bodhicitta relative coule de la bodhicitta absolue, brillant à travers des centaines et des milliers de prismes individuels, de telle sorte que chacun émette sa propre palette de couleurs. Dans le spectre habituellement visible, l'arc-en-ciel n'a que sept couleurs, mais certaines sortes de méditation impliquent essayer d'imaginer, de voir ou de visualiser d'autres couleurs, des couleurs que nous n'avons jamais vues auparavant. Nous pouvons penser à tous ces prismes comme émettant non pas seulement les sept couleurs que nous connaissons, mais des centaines de milliers de nouvelles et merveilleuses couleurs, et de manière similaire, nous pouvons imaginer la bodhicitta brillant dans l'esprit et le cœur de différents bodhisattvas, produisant d'innombrables combinaisons de vœux.
Ensemble, la bodhicitta et le vœu du bodhisattva prennent en compte à la fois l'unité et la variété. Les bodhisattvas participent tous à une bodhicitta. C'est la source de leur unité. En même temps, chaque bodhisattva exprime cette même bodhicitta unique de sa propre façon. Cette expression individuelle en termes de vie et d'œuvre est ce en quoi consistent les vœux du bodhisattva. Nous pensons généralement à un vœu comme étant verbal, comme un serment prêté à la cour, mais ce n'est pas comme si le bodhisattva avait juste affirmé qu'il - ou elle - allait faire ceci ou faire cela. Ce n'est même pas une question d'intention consciente de sa part. Pour changer de métaphore, nous pouvons dire que les vœux du bodhisattva sont comme autant d'étincelles provenant non seulement de son esprit ou de sa volonté, mais de tout son être, à la suite de l'impact formidable de la bodhicitta.
Les écrits du Mahâyâna mentionnent de nombreuses séries de vœux, certaines d'entre elles étant associées aux noms de grands bodhisattvas. Il y a par exemple les quarante-huit vœux très célèbres du Bodhisattva Dharmakara, qui devint le Bouddha Amitabha, le Bouddha de la Lumière infinie. Ces quarante-huit vœux sont énumérés en détail dans le Sukhavativyuha Soûtra, le Soûtra de Vie-Infinie.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.