En fait, aussi élevé puisse-t-il paraître, le premier des quatre grands vœux, « Puissé-je délivrer tous les êtres des difficultés » (les difficultés étant ici des difficultés mondaines), est un point de départ pragmatique. C'est comme si la personne qui a rédigé ces vœux disait à l'aspirant bodhisattva : pour le moment, ne songe pas à aider les gens spirituellement. Peu de gens sont qualifiés pour aider les autres à ce niveau, et même ceux qui le peuvent ne trouvent pas toujours facile d'aider les autres de la bonne manière. De nombreuses personnes demandent à être aidées spirituellement, mais très peu peuvent recevoir cette aide et agir en conséquence. Le Soûtra en quarante-deux articles dit : « Il est difficile d'aider les autres à aller vers l'Éveil selon leurs différents besoins. ». Apparemment, il est même difficile à un bouddha de voir les véritables besoins des autres. Le canon pâli raconte un épisode où le Bouddha enseigne à des moines la remémoration de la mort, et ceux-ci partent et vont se suicider. Une règle générale utile est d'aider les gens de façons les plus simples et élémentaires possibles. On ne peut guère se tromper en donnant à quelqu'un un repas ou un ticket de bus (à moins que ce ne soit pour que cette personne aille commettre quelque méfait), mais toute chose plus compliquée peut être problématique.
D'un autre côté, quoiqu'il faille s'occuper tout d'abord des besoins pratiques humains, en un sens ils peuvent être plus difficiles à régler que les besoins spirituels de base. On peut être quasiment sûr que la méditation est bonne pour les gens, si l'on peut les amener à la pratiquer et si l'on est qualifié pour l'enseigner. Mais il peut être très difficile de dire s'il est bon que Madame Dupont parte vivre à Brest ou que Monsieur Durant se remarie. Il est peut-être significatif qu'habituellement, dans la plupart des pays bouddhistes, et en particulier dans les pays du Théravâda, seuls les bhikkhus les plus anciens et les plus expérimentés dans l'ordre monastique aient le droit d'aider les laïcs dans leurs affaires mondaines.
Après tout, qu'est-ce que l'aide ? Ce n'est certainement pas simplement dire aux gens ce qu'ils doivent faire, bien que certaines personnes pensent ainsi. En fait, cela peut impliquer ne pas interagir avec les gens directement. Très souvent, si l'on est juste soi-même, positif, inspiré et avançant dans sa vie spirituelle personnelle, cela peut aider les autres sans même qu'on le réalise.
Écouter peut être très bénéfique, bien sûr. Cela aide les autres personnes à clarifier leurs pensées, à prendre conscience de leurs désirs et de leurs souhaits, et à considérer tous les facteurs en jeu dans ce dont elles parlent. Parfois, alors que l'on a écouté quelqu'un pendant un moment, à la fin de la conversation la personne dit très sincèrement : « Cette discussion m'a vraiment aidée. » On n'a peut-être pas dit un mot, mais c'est comme si l'on avait donné un bon conseil à la personne, car être écoutée lui a permis de clarifier ses pensées.
Il vaut mieux commencer par aider de façon terre-à-terre. Tout le monde peut au moins aider les autres de façon matérielle et tangible. Il est donc dit, dans le cadre de ce vœu particulier, que l'aspirant bodhisattva doit apporter une aide chaleureuse aux affaires de la vie quotidienne des autres, en toute occasion - une attitude amicale qui doit être étendue non seulement aux êtres humains mais aussi aux animaux.
Si nous faisons montre d'un manque de considération envers les autres, cela doit être parce que nous ne réalisons pas ce qu'ils ressentent, ou la situation, voire la difficulté dans laquelle ils se trouvent. Très souvent, nous sommes tellement attachés à nos propres affaires, intérêts et préférences que nous ne sommes pas conscients des besoins et des sentiments des autres. Pour cultiver un sens de camaraderie, nous avons besoin de prendre conscience des autres, d'utiliser notre imagination et de vouloir nous mettre à leur place.
Pour prendre un exemple de la vie quotidienne, si une personne vous rend visite, il est important qu'elle soit bien présentée aux autres personnes présentes, et qu'elle se sente à l'aise. Arrivée dans un endroit nouveau, elle peut ne pas se sentir sûre d'elle et avoir besoin d'être rassurée. De la même façon, si vous recevez une lettre et ne répondez pas, celui qui l'a envoyée peut même se demander si vous l'avez reçue. Vous avez peut-être une très bonne raison pour ne pas répondre, mais l'envoyeur ne le sait pas.
Se sentir bien avec les gens ne suffit pas, il est aussi important avoir des sentiments envers eux, d'avoir une sens de leurs bonnes qualités ainsi que de leurs limitations, sans toujours penser en termes de ce qui devrait être changé. Souvent, nous ne sommes pas assez gentils les uns envers les autres. Du fait de notre culture, peut-être, nous sommes devenus si préoccupés par nous-mêmes, par ce que nous voulons, par ce qui nous est dû, par nos droits, que nous avons oublié la gentillesse humaine de base.
Donc, pour commencer, nous pouvons mettre de côté nos préoccupations quant au développement spirituel des autres. Il n'est nul besoin non plus de penser à l'accomplissement de quelque action héroïque, bien que les circonstances puissent parfois l'exiger. Nous pouvons commencer par prêter attention aux petits détails de la vie. Si vous laissez brûler le riz, ou faites le déjeuner trop tard, ou empruntez le livre préféré de quelqu'un d'autre sans le lui dire, ou faites claquer la porte, cela rend la vie de quelqu'un d'autre désagréable. Mais si vous prenez soin de lui préparer un repas, ou lui donnez un livre, ou faites un effort particulier pour vous déplacer sans faire de bruit, cela aura un effet positif. Il nous faut pratiquer la bienveillance et l'attention de toutes ces petites façons, en nous assurant que nous ne sommes pas si préoccupés par nos propres états d'esprit que nous en perdons toute conscience de ce qui se passe autour de nous.
Bien sûr, ce ne sont pas que nos propres états d'esprit qui nous préoccupent ; très souvent aussi ce qui nous intéresse est ce que nous pouvons obtenir des autres. Quand le Bouddha a demandé aux autres moines pourquoi ils ne s'occupaient pas du moine qui avait la dysenterie, ils répondirent qu'il ne leur était plus d'aucune utilité. Quelle admission terrible ! Trop souvent, voilà la raison de notre manque de bienveillance envers les autres : ils ne nous sont d'aucune utilité, nous n'avons rien à en retirer. C'est très bien de parler du Dharma, de pratiquer la méditation, d'éveiller tous les êtres, et ainsi de suite, mais nous pouvons juste commencer par être plus gentils les uns envers les autres. Auden parle de notre gentillesse « envers dix personnes », et cela même est une grande réalisation - qui ne doit pas s'arrêter là. Il doit y avoir un élément de gentillesse dans notre attitude envers toutes les personnes que nous rencontrons. Au moins, nous devrions être bienveillants envers elles, et faire ce que nous pouvons pour elles de petites façons.
Ceci étant dit, nous devons cependant faire attention à ne pas vouloir être trop tôt comme le bodhisattva, allant « aider les gens » à droite et à gauche. Il est possible de finir par être comme le boy-scout qui aide la vieille dame à traverser la rue. Quand il raconte à son chef de troupe ce qu'il a fait, ce dernier répond : « Oh, ce n'est pas vraiment une bonne action, c'est une chose très facile à faire », ce à quoi le garçon réplique : « Non, ce n'était pas facile. Elle ne voulait pas traverser. » Faisons attention aux philanthropies de cette nature.
Même quand il s'agit d'« encourager » les gens, il faut faire attention. La meilleure chose est peut-être simplement d'être soi-même, agissant aussi habilement et positivement qu'on peut le faire ; cela encouragera les autres à agir favorablement sans que l'on ait à les conseiller à propos de la bonne chose à faire. On peut beaucoup aider les gens en pensant à eux de façon positive et en développant la metta envers eux. Et parfois on peut aider les gens rien qu'en restant hors de leur chemin - ou plutôt en ne se mettant pas en travers de leur chemin. Les gens ont parfois besoin d'espace, et on les aide alors beaucoup en le leur donnant, ou au moins en ne le leur prenant pas.
Mais ceux qui prennent le vœu du bodhisattva sérieusement ne se satisfont pas d'aider les autres dans leurs seules affaires quotidiennes, aussi nécessaire et utile cela soit-il. Nous devons être prêts à aller un peu plus loin, et même à faire des efforts pour aider ceux qui ont des difficultés. Il nous faut être préparés à supporter quelque inconfort. C'est le genre de choses dont parle le Bodhisattvabhumi quand il décrit le bodhisattva « revêtant l'armure de l'effort ardu ». Notre enthousiasme pour la vision qui nous a été donnée nous permet d'ignorer non seulement la gêne mais aussi la souffrance, et même de ne pas en y porter attention. Si l'on est un bodhisattva ou un aspirant bodhisattva, notre souhait d'aider les autres est si intense que l'on ne se soucie pas des difficultés pour nous-même.
Un peu de cette attitude doit guider tout ce que nous faisons pour autrui et qui implique de nous donner un peu de mal. Nous ne pouvons rien faire avec ou pour les autres sans avoir au moins un peu de l'idéal du bodhisattva pour nous permettre de continuer. Sinon, il y aura tôt ou tard une réaction. Le ressentiment naîtra en nous dès que nous sentirons que nous sommes pris pour acquis. On peut même finir par haïr ceux que l'on essaye d'aider ; tout au moins cela sera cause de tension. Mais le bodhisattva ne ressent ni tension ni fatigue, car il ou elle agit à partir de la bodhicitta qui est apparue.
Le Bodhicittavivarana dit : « La personne qui comprend la nature de la bodhicitta voit tout avec un cœur aimant, car l'amour est l'essence de la bodhicitta. (...) Tous les bodhisattvas trouvent leur raison d'être (...) dans ce grand cœur aimant. » C'est la bodhicitta qui fait le bodhisattva. Aussi altruiste soit-on, ou essaie-t-on d'être, on n'est pas un bodhisattva si cette dimension transcendante n'a pas pénétré notre être. On pourrait même dire que ce n'est que lorsque la bodhicitta est apparue que l'on est réellement sur le chemin spirituel ; jusque-là on n'a fait que préparer le terrain.
Mais que la bodhicitta soit apparue ou non, il y a certainement de très nombreuses personnes qui ont besoin d'aide, et nous ne devrions pas attendre avant d'aider là où nous le pouvons. Il y a certains groupes de personnes qui ont peut-être particulièrement besoin de l'aide que nous pouvons leur apporter, quelle qu'elle soit. Tout d'abord, les personnes âgées ont souvent besoin d'aide. Nombre d'entre elles doivent vivre seules, et souvent, tout naturellement, elles se sentent isolées et négligées. Si nous pouvons offrir de façon régulière à quelques personnes âgées de notre voisinage un peu de contact humain chaleureux, cela peut faire une grande différence à leur vie.
Puis il y a les personnes qui sont malades ; non seulement celles qui sont au lit pendant quelques jours avec la grippe - bien qu'elles aient aussi besoin d'aide - mais surtout celles qui sont confinées à l'hôpital avec des maladies graves et douloureuses, pendant de longues périodes. Parfois, leurs relations les plus proches commencent à les négliger après quelque temps, pensant : « Oh, je peux bien y aller la semaine prochaine ou la suivante ; après tout, il y a X ou Y qui y va tout le temps, qui ne part pas. » Finalement elles peuvent complètement cesser leurs visites. Nombre de patients, à l'hôpital, en particulier parmi ceux qui y sont depuis longtemps et ceux qui sont âgés, n'ont ni famille ni amis qui leur rendent visite. Voilà une chose d'ordre très pratique que nous pouvons faire.
Puis, qu'en est-il de ceux qui pour une raison ou une autre sont en prison ? Il se peut que nous ne puissions aller les voir, mais nous pouvons écrire. Beaucoup de prisonniers ont un soutien fort de gens qui leur écrivent et qui les aident à rester en contact avec ce qui se passe à l'extérieur, les aidant à sentir qu'ils appartiennent toujours au monde dans lequel ils devront retourner un jour.
Il y a aussi ceux qui souffrent mentalement d'une manière ou d'une autre. Nombre des gens dont l'équilibre psychologique est dérangé peuvent avoir besoin d'aide professionnelle - nous ne devrions certainement pas essayer de faire plus que ce pour quoi nous sommes qualifiés - mais il se peut qu'une simple attitude amicale aide énormément les gens. Une grande part de la détresse mentale est liée à un manque de communication avec d'autres personnes, un manque d'opportunités pour parler de soi. Dans de tels cas, devenir ami avec quelqu'un et lui donner la possibilité de parler de ce qui se passe pour lui peut être très bénéfique.
J'ai lu un jour l'histoire d'un patient catatonique, dans un hôpital psychiatrique, qui ne répondait jamais à rien ni personne. Mais il y avait une jeune infirmière, dans le service, qui était convaincue qu'il pouvait être amené à répondre. Tous les jours, elle allait donc prendre sa main, et la tenait pendant une demi-heure. Elle fit cela pendant six mois, sans aucune réponse, puis un jour le patient serra sa main en réponse : ce fut un tournant. Au cours des mois qui suivirent, elle réussit à ouvrir une sorte de communication avec lui, et il sortit finalement de son état catatonique. De telles choses sont possibles. En psychothérapie, une des principales choses qui participent à aider le patient est que l'analyste l'écoute. Les médecins ordinaires sont parfois dans cette position : la personne qui vient comme patient a manifestement un très grand besoin de quelqu'un à qui parler. Nous ne devrions pas sous-estimer la valeur de la simple communication.
Et parfois l'aide d'un expert n'aide pas. La psychothérapie peut aider les gens de multiples façons, mais dans les cas où se rencontrent des symptômes d'un dérangement existentiel profond, la psychothérapie dans le sens médical ordinaire peut ne pas être très utile. L'efficacité d'un système de psychothérapie dépend beaucoup des idées sur lesquelles il est fondé, en particulier sur l'idée de ce qu'est un être humain. Si vous avez une vue limitée des êtres humains, vous ne pouvez faire autrement qu'avoir une vue limitée de la maladie mentale, et donc une vue limitée de la psychothérapie. Il y a une grande différence entre la personne qui voit un être humain comme un bouddha potentiel, et la personne qui voit un être humain simplement comme un animal rationnel, voire irrationnel.
De nos jours, les écoles de psychothérapie sont de plus en plus conscientes de la nécessité d'aider les gens à confronter les problèmes existentiels. De façon ultime, nous sommes des êtres spirituels, et si notre besoin d'une vie spirituelle est frustré il peut en résulter une maladie mentale. Il y aura toujours des gens dont les problèmes psychologiques appellent une thérapie plutôt que la méditation. Mais, de façon ultime, une solution psychologique n'existe pas. À long terme, la clef de la santé mentale n'est pas psychologique mais est spirituelle. Dans tous les cas, la communication est toujours le facteur clef, et à chaque fois que notre attitude amicale peut aider une personne qui est en difficulté psychologique, nous ne devrions pas hésiter à l'offrir.
Il y a bien sûr de nombreuses autres sortes de personnes à qui nous pouvons offrir de l'aide : les réfugiés, les sans-abris, ceux qui ont faim, les défavorisés, dans le monde entier. Il est difficile d'aider directement - tout le monde ne peut pas simplement aller en Afrique ou en Inde - mais nous pouvons aider indirectement, par l'intermédiaire d'une association caritative. Il y a tant qui peut être fait si nous en avons la volonté et le cœur. Et c'est la première chose que le bodhisattva commence à faire : aider les êtres vivants, humains et animaux, à sortir de leurs difficultés immédiates, pratiques et matérielles. À cette étape, on ne doit pas imaginer penser à mener qui que ce soit vers l'Éveil. Pour commencer, il suffit d'aider les gens dans leurs affaires quotidiennes, selon nos capacités.
Cependant, que l'on soit ou non qualifié pour apporter une aide spirituelle, c'est ce dont, plus que d'autre chose, de très nombreuses personnes ont besoin dans l'Occident moderne. Si nous ne sommes pas nous-même en position d'apporter directement ce genre d'aide, nous pouvons le faire indirectement en aidant ceux qui peuvent le faire, par exemple en les libérant de leurs responsabilités ou en les soutenant d'une manière ou d'une autre. Un bon écrivain, ou un bon maître de méditation, par exemple, aura souvent besoin d'un soutien financier pour pouvoir utiliser ses précieux dons de la meilleure façon.
Si l'on trouve une façon d'exprimer ce vœu, il faut veiller à éviter de sentir que notre façon de faire est la seule. Il y a des années de cela, alors que je travaillais avec les bouddhistes indiens les plus défavorisés d'un point de vue social, souvent traités comme des intouchables, j'ai rencontré un homme dans un train qui me dit, en des termes tout à fait clairs, que je perdais mon temps. Selon lui, les gens qui avaient besoin d'aide étaient les lépreux, et j'aurais dû passer mon temps à les aider. Je pouvais bien voir son point de vue, mais il ne pouvait voir le mien. Je ne sentais pas qu'il soit mal qu'il œuvre aux côtés des lépreux, ni qu'il aurait au lieu de cela dû œuvrer parmi les néo-bouddhistes. Mais il ne pouvait pas voir qu'œuvrer parmi les néo-bouddhistes pouvait être une chose tout aussi valide que le faire parmi les lépreux. En fait, la seule façon d'étendre l'allégement de la souffrance dans le monde est de nous intéresser à ceux à qui personne ne s'est encore intéressé.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.