La bodhicitta, la volonté d'Éveil, la volonté de réaliser la libération de tous les êtres : voilà: qui a été notre thème constant. Jusqu'ici, cependant, bien que nous ayons parlé de la distinction entre la bodhicitta absolue et la bodhicitta relative, nous n'avons explicitement abordé que la bodhicitta relative. Maintenant, enfin, nous allons regarder la bodhicitta absolue, ou tout au moins essayer d'en avoir un aperçu… ou un aperçu d'aperçu.
Tout ce que nous avons vu jusqu'à présent a sûrement dû donner l'impression que le bodhisattva a un certain mode de vie. Nous avons évoqué le bodhisattva, ou bodhisattva à venir, comme pratiquant la puja en sept parties, développant la bodhicitta, faisant les quatre grands vœux, pratiquant les paramitas, etc. - vivant, travaillant et développant de plus en plus de qualités positives de cette façon. En d'autres termes, nous avons évoqué le bodhisattva comme suivant une certaine voie, et cherchant à atteindre un certain but : le but de l'Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles.
Ces impressions, bien que générales, sont parfaitement justes. Mais, aussi justes soient-elles, elles présentent un danger. Comme tant de nos pensées et communications, ces expressions, « suivre une voie », « atteindre un but », sont des métaphores. Et les métaphores ne doivent pas être prises au pied de la lettre : elles ont une certaine force de suggestion, faite pour nous stimuler ou nous inspirer, et non pour nous communiquer les choses d'une façon précise et scientifique. Le danger est que nous risquons de l'oublier et commençons à essayer de tirer de ces métaphores des conclusions logiques.
Il est tellement facile de penser à la voie du bodhisattva d'une façon très littérale, comme si elle menait à la bouddhéité juste comme le chemin dans le jardin mène à la porte de la maison. Nous pensons que suivre le chemin signifie avancer étape par étape jusqu'à ce qu'un jour nous atteignions le merveilleux portail du Nirvana, tout scintillant d'or. Le voici, et nous entrons. Penser de la sorte nous est très naturel, mais il n'en est pas réellement ainsi. Quand vous arrivez à la fin de la voie du boddhisattva, vous n'aboutissez ni à une porte ni à un portail, ni à quelque palais céleste qui vous attendrait. Vous ne trouvez rien du tout. Il n'y a rien du tout. Le chemin se termine, et vous y voilà, vous êtes tout au bout du chemin.
Vous vous trouvez en fait, pour utiliser une autre métaphore - à ne pas prendre trop au pied de la lettre non plus - au bord d'un précipice. Le chemin s'est bien déroulé, pas après pas, étape par étape, kilomètre après kilomètre. Vous avez compté toutes ces bornes, et vous vous attendiez à arriver tranquillement à l'entrée d'une grande maison. Mais non : vous découvrez que le chemin s'arrête juste au bord d'un précipice. Vous vous tenez donc là au bord du précipice, et quand une goutte tombe, ce n'est pas à quelques mètres mais à des kilomètres en dessous, semble-t-il. D'une certaine façon, vous savez que c'est sans fond, que c'est infini. Que faites-vous alors ?
Les pratiquants du zen formulent cela d'une autre façon. Ils disent que la vie spirituelle est comme l'escalade d'un mât de cocagne très haut et tout graisseux¹. Quand, après de nombreux efforts, vous arrivez en haut, vous réalisez qu'il n'y a nulle part où aller. Vous ne pouvez évidemment pas aller plus haut, et vous ne pouvez pas redescendre non plus, parce qu'en bas il y a un maître zen avec un grand bâton. Il n'y a pas non plus de petite plateforme confortable en haut du mât sur laquelle vous pourriez vous installer comme Siméon le Stylite². Il n'y a là rien d'autre que l'espace vide. Et bien sûr, vous êtes trop haut pour sauter. Vous ne pouvez pas monter plus haut, vous ne pouvez pas redescendre, vous ne pouvez pas rester là et vous ne pouvez pas sauter. Que faut-il faire ? Et bien il est à peu près impossible de le dire.
La difficulté de cette situation vient du fait que la « voie » et le « but » sont discontinus. Contrairement à notre mode de description métaphorique habituel, l'Éveil ne s'atteint pas en suivant une voie. Mais cela ne signifie pas qu'il ne faille pas suivre la voie. Tout à fait paradoxalement, vous suivez la voie tout en sachant qu'elle ne mène nulle part.
Même la « bonne » voie ne nous conduira pas à l'Éveil. La voie, si l'on peut dire, est dans la dimension du temps, tandis que le but est dans la dimension de l'éternité. Nous n'atteindrons jamais l'éternité en avançant encore et toujours dans le temps. Cela veut dire que nous n'arriverons pas à l'éternité en prolongeant indéfiniment le temps, pas plus que l'on n'obtient une image en deux dimensions par le prolongement d'une ligne unidimensionnelle. Les deux , l'éternité et le temps, et le but et la voie, sont par définition discontinus, discrets. Le bodhisattva représente la dimension du temps parce que l'on suit la voie du bodhisattva dans le temps. C'est quelque chose qui « se passe », qui a un passé, un présent et un futur, et qui ne va pas au-delà du temps. Mais le Bouddha représente la dimension de l'éternité. Le Bouddha représente le but, et l'on atteint le but en dehors du temps. On atteint le bout du chemin dans un cadre temporel, mais on ne doit pas croire que l'on atteint le but dans le temps : on atteint le but en dehors du temps ou, pour le dire autrement, il est éternellement atteint.
Il y a deux façons d'envisager le développement spirituel : on peut le voir dans le sens d'une progression étape par étape, mais on peut aussi le voir dans le sens d'un approfondissement de sa propre expérience de ce qui est déjà là. Nous avons besoin des deux approches. Si l'on envisage la vie spirituelle, de façon biaisée, sous le seul aspect de la progression étape par étape, on court le risque de finir par mettre trop l'accent sur le but. Mais si l'on cherche seulement à approfondir son expérience du moment présent, s'ouvrant à partir d'un centre profondément en nous, on prend le risque de devenir plutôt inerte. Il vaut peut-être mieux penser à fonctionner des deux façons en même temps, ou alterner ente les deux à différents moments de notre vie.
¹Il est fait référence à cette image dans le Cas 46 de l'œuvre classique zen Mumonkan, La Barrière sans porte. Voir, en version anglaise, Katsuki Sekida (trad.), Two Zen Classics, Weatherhill, New York - 1996, pages 128-131.
²Siméon le Stylite (387-459 de notre ère) a vécu les quelque quarante dernières années de sa vie à Télanessa, près d'Antioche, au sommet d'une colonne d'environ vingt mètres de haut, du haut de laquelle il prêchait à des foules de visiteurs. Son nom vient du grec stulos, qui signifie colonne ou pilier.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.