Le message du Soûtra du Lotus est similaire, et même plus explicite. Nous avons vu qu'il y avait deux modes de communication, l'une conceptuelle et abstraite, l'autre qui est le langage de la parabole et du mythe. Le Soûtra du Lotus parle principalement en termes non-conceptuels, et contient un épisode qui démontre amplement la nature du dharmakaya.
La scène est typique des soûtras du Mahâyâna : il y a là des milliers de disciples du Bouddha, des moines et des nonnes, des laïcs, des arhants, des bodhisattvas, avec aussi des êtres non-humains : des dragons, des musiciens célestes, des dieux et des esprits féroces, en bref, la foule habituelle. Toutes sortes d'événements merveilleux se sont déjà produits quand survient quelque chose qui surprend totalement cette assemblée, qui a pourtant fini par s'habituer aux événements miraculeux. Tout à coup, des millions de bodhisattvas sortent de la terre.
Quand le Bouddha voit ces millions de bodhisattvas émergeant des fissures de la terre, il dit, s'adressant à ses disciples humains : « Ah oui, voici tous mes disciples. À tous j'ai enseigné, et je les ai tous formés ». Selon le soûtra, et on peut bien l'imaginer, les disciples humains ordinaires expriment bien plus que de la surprise. Comment le Bouddha peut-il déclarer avoir enseigné et formé ces millions de bodhisattvas qui sont apparus ainsi, de cette façon miraculeuse ? Ils disent : « Mais, vois, tu as atteint l'Éveil il y a seulement quarante ans. Nous reconnaissons que tu as bien œuvré depuis, enseignant à toutes sortes d'êtres ; tu n'as pas perdu ton temps. Mais c'est beaucoup de nous demander de croire que tu as formé tous ces bodhisattvas. Certains, parmi eux, ne sont pas juste des bodhisattvas novices ordinaires ; ils ont suivi la voie du bodhisattva pendant des centaines de vies, pendant des milliers d'années. Comment pourraient-ils être tes disciples ? C'est comme si un jeune homme de vingt-cinq ans montrait un rassemblement de centenaires en disant : "Ce sont mes fils". C'est impossible. »
À ce moment-là, le Bouddha fait la grande révélation amenée par l'ensemble du soûtra. Il déclare : « Ne pensez pas que je me suis Éveillé il y a quarante ans. C'est juste votre façon de voir les choses. Je suis éternellement Éveillé ». Il est évident que ce n'est ni le nirmakaya ni le sambhogakaya qui parlent. C'est le dharmakaya, le Bouddha réel, le Bouddha éternel, la bouddhéité elle-même, et non un individu particulier, aussi grand puisse-t-il être.
Quand le Soûtra du Lotus parle en termes de « bouddha éternel », il ne faut pas comprendre le terme « éternel » dans le sens de « indéfiniment prolongé dans le temps », mais plutôt dans le sens d'étant complètement « en dehors » du temps (en utilisant métaphoriquement ce terme à connotation spatiale, bien sûr). Pour le Soûtra du Lotus, tout comme pour le Soûtra du Diamant, le Bouddha symbolise la dimension d'éternité, la réalité existant au-delà ou en dehors du temps. Et les bodhisattvas représentent la réalité, voire la bouddhéité, se manifestant « dans » le temps.
Comme nous l'avons vu, le bodhisattva suit la voie, s'engage dans certaines activités, crée un enchaînement progressif de pensées, de mots et d'actions. En d'autres termes, le bodhisattva est la manifestation toujours croissante de la bodhicitta relative, et ce processus a lieu dans le temps. Mais nous pouvons avoir une vision plus large, qui serait de comprendre le bodhisattva comme étant le symbole de tout le processus d'évolution de la vie vers des formes de plus en plus élevées. Le bodhisattva symbolise à la fois l'évolution inférieure, l'évolution à partir des toutes premières formes de vie jusqu'à la vie humaine à l'état non-éveillé, et l'évolution supérieure, l'évolution des êtres humains jusqu'à l'Éveil. Tout cela est un seul processus continu ; ou tout au moins le processus de l'évolution supérieure est-il en dépendance de l'évolution inférieure.
Nous voyons ce genre de progression dans les contes des Jatakas. Comme nous l'avons déjà vu, les Jatakas sont une des branches particulières de la littérature canonique bouddhique (même s'il existe aussi un certain nombre de Jatakas qui ne sont pas canoniques), et ils racontent les histoires des vies antérieures du Bouddha, montrant comment, de vie en vie, le futur Bouddha a progressé vers l'Éveil. Les érudits ont découvert qu'un certain nombre de ces Jatakas sont d'anciens contes populaires indiens qui ont été transformés en Jatakas en identifiant tout simplement le Bouddha au héros traditionnel. C'est comme si nous prenions les fables d'Ésope et que nous identifions Jésus avec le personnage principal de chaque fable.
Ceci a provoqué nombre de débats, d'autant que certains de ces contes sont des fables animalières. Les bouddhistes prennent-ils tout cela au pied de la lettre ? Sommes-nous supposés penser que le héros, un lièvre ou un cerf ou un lion ou une chèvre, représente réellement le Bouddha tel qu'il était dans une vie antérieure ? Dans certaines parties de l'Orient bouddhiste, on considère vraiment que les Jatakas décrivent les vies antérieures du Bouddha. Mais nous n'avons pas à les prendre aussi littéralement. Ce que les Jatakas décrivent réellement c'est le processus évolutif. Dans chaque Jataka, il y a un héros, un homme ou un animal, qui ressort comme étant plus évolué que les autres, et qui par conséquent peut être décrit comme représentant un stade plus avancé de l'évolution. Il est significatif que ce héros soit identifié au Bouddha. Cela suggère que le personnage représente le désir urgent d'évolution qui, de façon ultime, a résulté en la « production » d'un Bouddha.
¹Voir The Threefold Lotus Sutra, pp.245-6.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.