Nous avons dit que l'on suit le chemin tout en sachant qu'il ne mène nulle part. On le suit aussi sans aucune garantie que ce soit le bon chemin. Il est cependant possible de résoudre cette contradiction et cette incertitude en équilibrant le modèle du chemin par celui de l'épanouissement. Les gens sont parfois beaucoup trop préoccupés de savoir s'ils ont exactement le bon maître, le bon mantra, le bon livre, de savoir s'ils font la bonne chose pour atteindre le bon Éveil. En un sens, il est impossible de le savoir. Si une personne venait et vous disait : « Vous faites fausse route. Vous êtes avec certitude en route vers l'enfer », que pourriez-vous répondre ? Vous ne pourriez pas prouver qu'elle a tort. Vous ne « savez » pas d'une façon aussi logique et démontrable. Mais cette sorte de connaissance logique est-elle applicable et appropriée à l'Éveil et à la voie vers l'Éveil ?
S'il est possible de savoir si l'on est sur la voie vers l'Éveil, ce ne peut être que parce qu'il y a déjà quelque chose en nous, qui peut n'être qu'embryonnaire, et qui correspond à ce qui est pleinement développé chez le Bouddha. Sans cette résonance, on ne pourrait jamais suivre la voie, ni atteindre l'Éveil. Un être humain Éveillé et un être humain non éveillé sont tous deux des êtres humains ; nous avons donc quelque chose en commun avec le Bouddha, et le Bouddha a quelque chose en commun avec nous. Ce que nous essayons de faire est de développer ce que nous avons en commun, de façon à ce qu'il y ait de moins en moins de différence entre le Bouddha et nous. Quand il n'y aura plus de différence du tout, nous serons nous-mêmes Éveillé.
Tout ce que nous pouvons faire, c'est dire : « me voici, et voilà le Bouddha », ou tout au moins nous avons des récits censés concerner un être tel que lui. Quand j'examine ces récits, je peux voir que j'ai certaines choses en commun avec le Bouddha, et bien qu'il ait possédé ces qualités à un degré bien supérieur au mien, les enseignements suggèrent que je peux les développer. Ainsi, acceptant ces enseignements en première approche, je verrai si je peux le faire. Par exemple, un texte dit que le Bouddha était d'une très grande bienveillance. Je suis moi-même occasionnellement bienveillant, mais je vois que je pourrais également l'être bien plus. M'est-il possible de développer plus de bienveillance ? De cette façon, nous essayons, et nous nous rendons compte que c'est possible. Nous concluons donc : « Eh bien, si je peux développer un peu plus de bienveillance, je peux certainement en développer beaucoup plus encore. » Et nous continuons ainsi.
Tout dépend de notre propre pratique. Si nous ne faisons aucun effort pour diminuer l'écart entre nous et le Bouddha, il n'y a aucun sens à dire que nous croyons au Bouddha, même s'il est attesté que le Bouddha a réellement vécu. Il s'agit donc d'un perfectionnement continu par lequel nous devenons progressivement plus heureux et plus unifié. Et il y aura quelque chose en nous pour insister sur le fait que, comme nos émotions deviennent de plus en plus positives et que nous devenons de plus en plus conscient, nous sommes sur la bonne voie. Quand vous vous sentez en pleine forme, personne ne peut vous dire « Ah non, tu es vraiment malade ». Vous savez que vous êtes en bonne santé, au moins si cela dure pendant un certain laps de temps. De la même façon, si vous êtes plein d'amitié, de compassion et d'attention, personne ne pourra vous convaincre que vous êtes sur la mauvaise voie. La capacité naturelle de l'être conscient à se transcender lui-même signifie que quand vous vous transcendez, vous savez que vous êtes sur la bonne voie, parce qu'une telle voie correspond à votre nature intérieure la plus profonde.
Il se peut parfois que vous vous sentiez en train de vous épanouir comme une fleur ; à d'autres moments, la vie spirituelle peut vous sembler comparable à l'escalade d'une montagne. Ces deux modes de fonctionnement correspondent à la nature de la bodhicitta. La bodhicitta absolue est l'Éveil lui-même, tandis que la bodhicitta relative est la bodhicitta éternellement en train d'atteindre l'Éveil. Les deux, ensemble, sont la réalisation ultime. Ainsi, dans notre vie spirituelle, nous sommes constamment en train d'accomplir ce que nous avons déjà. Nous devons faire les deux : prendre conscience de ce que nous avons déjà, mais en même temps faire tout ce qu'il faut pour l'accomplir. L'un sans l'autre nous laisse en déséquilibre.
Nous pouvons nous faire une idée de la possibilité de combiner de ces deux aspects à partir de notre activité onirique. Disons, par exemple, que vous vous réveillez en vous rappelant que vous avez rêvé que vous voyagiez en Inde. En même temps, vous avez conscience que c'était un rêve à propos de peindre une fleur. D'une façon ou d'une autre, il vous faut accepter que ce même rêve concernait ces deux choses différentes. Votre conscient éveillé les voit comme deux choses différentes, mais l'expérience onirique était les deux en même temps, d'une façon mystérieuse que votre conscient ne peut appréhender. La vie spirituelle est bien comme ça. Il vous faut avoir un sens d'aller de l'avant tout le temps, passant d'étape en étape, escaladant cette montagne. Et en même temps, il vous faut être absolument tranquille, réalisant seulement, de plus en plus profondément, où vous êtes maintenant.
Quand vous arrivez à un point en dehors du temps, si l'on peut dire, vous réalisez que vous y aviez toujours été. Quand vous vous Éveillez, vous réalisez donc que vous avez toujours été Éveillé. On dit que, quand ils atteignirent l'Éveil, certains maîtres zen se mirent juste à rire, à rire et à rire, voyant à quel point il était absurde de s'être jamais crus autre chose qu'Éveillés. Quelle erreur idiote ! Et une erreur qui leur avait valu beaucoup de souffrances complètement inutiles. Dans la vie ordinaire même, après nous être beaucoup inquiété à propos de quelque chose, une simple information complémentaire nous fait constater que nous n'avions pas besoin de le faire, après tout. Il semble alors ridicule de s'être fait du souci sans nécessité. L'expérience de l'Éveil est une version extrême de cette sensation. Vous voyez quel idiot vous avez été, luttant et souffrant, vous battant contre des problèmes imaginaires, pensant que vous étiez ceci ou cela, et maintenant… vous pouvez vous permettre de rire. Quel Bouddha ridicule vous avez été !
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.