Le nirmanakaya, le « corps créé » ou « corps de transformation », représente le Bouddha fonctionnant au niveau humain, historique, et donc sujet à la naissance, à la vieillesse et à la mort. Il semble que cela ait posé un problème à nombre de disciples du Bouddha : pourquoi le Bouddha doit-il être sujet à la vieillesse et à la mort ? Et une question est encore plus problématique : si le Bouddha avait une telle compassion pour le monde, n'aurait-il pas voulu y renaître ? La réponse du Mahâyâna serait : comment savons-nous que cela n'a pas été le cas ? On dit qu'il y a des bouddhas dans tout le cosmos. Comment savoir si Shakyamuni n'est pas né à nouveau dans quelque autre monde qui avait besoin de son attention ? Voici le genre de réponse que le Mahâyâna donnerait - pas forcément très satisfaisante, bien sûr, mais peut-être la question n'est-elle pas très satisfaisante non plus.
En un sens, la question appelle à la réconciliation de la différence entre les approches du Théravâda et du Mahâyâna. Le Théravâda dit clairement, et cela semble avoir été le point de vue du Bouddha lui-même, qu'au moment de la disparition de son corps physique, on ne peut définir l'état du Bouddha. C'est l'une des avyakrtavastunis, les questions sans réponse¹. La question postule qu'après la mort du corps physique du Bouddha, soit il existe mais est indifférent à l'état du monde, soit il n'existe pas. Mais le Théravâda exclut ces deux possibilités en affirmant qu'il n'existe pas, ni n'existe, ni les deux, ni aucun des deux. Le Théravâda a la sagesse de laisser sans réponse les questions auxquelles le Bouddha lui-même ne répondait pas.
Le Mahâyâna, tâchant d'être plus entreprenant, essaye bien de répondre à de telles questions, bien qu'il ne le fasse qu'à titre de moyen habile. Il est important de se rappeler que c'est là l'hypothèse de travail de base du Mahâyâna : une lecture trop littérale des textes du Mahâyâna peut nous conduire à des difficultés philosophiques. Ceci étant dit, si nous partons du point de vue du Mahâyâna selon lequel le bodhisattva ne cherche pas à atteindre l'Éveil pour sa libération personnelle, mais reviendra encore et encore pour aider les autres, on peut supposer du Bouddha qu'il aurait vraisemblablement eu la même attitude.
Oui, bien sûr. Le Mahâyâna, dans le Soûtra du Lotus par exemple, dit que le Bouddha fit seulement semblant de se retirer lors de son parinirvana. Selon ce texte, le Bouddha vit que s'il continuait à vivre parmi ses disciples, ceux-ci deviendraient dépendants de lui ; il laissa donc délibérément son corps physique disparaître². Mais peut-on imaginer le Bouddha ne continuant pas à être actif, d'une quelque autre manière, par compassion ? Non - il se peut qu'il se soit retiré de sa présence physique, mais il doit certainement continuer à œuvrer d'autres façons, à d'autres niveaux. Effectivement, d'après ce soûtra lui-même, il existe un plan d'existence élevé où le Bouddha est constamment en train d'enseigner le Soûtra du Lotus.
Le Bouddha a dit que même durant sa vie, on ne pouvait pénétrer sa nature ; sa nature est certainement encore plus impénétrable après la mort de son corps physique. Si vous prenez les différentes traditions au pied de la lettre, il y a toutes sortes de contradictions intellectuelles, mais il faut replacer ces contradictions dans un contexte bien plus large, supra-intellectuel, et spirituel. Vous ne pouvez dire, bien que de nombreux théravadins le fassent, en désaccord avec leurs propres écritures, que le Bouddha est mort. Mais vous ne pouvez pas non plus dire comme, certains mahâyânistes, que le Bouddha est vivant. Ces deux déclarations poussent les choses à l'extrême.
Sambhogakaya, littéralement « corps de jouissance mutuelle », est parfois traduit par « corps glorieux » du Bouddha, ce qui est plus poétique, et par conséquent moins fidèle, mais peut-être plus en accord avec la réalité. C'est la forme archétypale du Bouddha, la forme sous laquelle le Bouddha est perçu par les bodhisattvas avancés, établis à des niveaux de conscience bien plus élevés que ceux auxquels nous fonctionnons habituellement. Cette forme archétypale du Bouddha est celle sous laquelle il est dit que les bodhisattvas « jouissent » de la vision du Bouddha. C'est par exemple la forme sous laquelle il est dit, comme nous l'avons vu, que le Bouddha prêche éternellement le Soûtra du Lotus.
Le sambhogakaya représente une richesse archétypale dépassant les limites de toute situation historique réelle. Dans ce sens, le Bouddha archétypal est le Bouddha au-delà de l'espace et du temps, au-delà de l'histoire, mais doté de toutes les perfections de tous les Bouddhas historiques, et même plus. Si vous vouliez dessiner un être humain parfait, le plus bel être humain qu'il soit possible de concevoir, vous ne vous inspireriez probablement pas de la réalité vivante. Vous dessineriez peut-être les yeux d'une personne, les cheveux d'une autre, les mains d'une autre encore, pour créer « l'archétype parfait » de l'être humain. Le Bouddha archétypal, le Bouddha du sambhogakaya, est ainsi un archétype parfait, à un niveau bien plus élevé, cependant.
¹Voir l'Aggivacchagotta Sutta, sutta 72 des « Discours de longueur moyenne » (Majjhima-Nikaya).
²Dans le soûtra, le Bouddha explique cela avec la parabole du bon médecin. Voir The Threefold Lotus Sutra, pp. 252-3.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.