L'idée que les bodhisattvas se soucient non de leur propre Éveil mais de l'Éveil des autres ne manque pas de poésie. Cependant nous ne devrions pas nous laisser emporter par la beauté de l'idéal au point de le déformer. C'est vraiment l'effet, dans l'imagination populaire, du bodhisattva qui, voyant en quelque sorte, les portes du nirvana étincelant au loin, dit : « Non ! Je ne passerai pas ces portes seul. Je veux aider les autres à y parvenir auparavant. »
Cette image de l'esprit chevaleresque-à-la-transcendantale ne rend pas justice à l'idéal du bodhisattva. Pas plus que ne le fait l'image rencontrée dans l'art bouddhiste pseudo-traditionnel du bodhisattva se tordant les mains de désespoir inefficace ou regardant d'en haut les misères du monde, avec un sourire sentimental. Il n'est pas facile de trouver des vraies représentations de la beauté et de la poésie de l'idéal ; une image qui l'exprime en partie est le dessin sublime du bodhisattva Padmapani, l'une des peintures des grottes d'Ajanta, en Inde.
En plus de faire du bodhisattva un parfait gentleman ou un genre d'assistant social particulièrement gentil, certains exposés du bouddhisme Mahâyâna contrastent de manière brutale et trompeuse le bodhisattva et l'arahant, la personne Éveillée de la tradition du Théravada. Il est dit que l'arahant ne se soucie que de sa propre émancipation, et l'idéal de l'arhant est donc considéré comme égoïste alors que, par contraste, l'idéal du bodhisattva est altruiste.
Bien sûr, le Bouddha lui-même a atteint le nirvana - il ne semble pas avoir été question pour lui de le retarder - et le Mahâyâna a dû d'une façon ou d'une autre trouver une justification à cela. Dans le Soûtra du Lotus, le Bouddha (le Bouddha du Mahâyâna, bien sûr) est représenté comme disant que son parinirvana n'est qu'un moyen habile, pas littéralement un parinirvana tel que le comprendrait la tradition du Théravada. Certaines écoles de pensée maintiennent que ce à quoi nous pensons quand nous pensons à un bodhisattva est l'aspect du Bouddha qui, au moment de son « parinirvana », n'entre pas dans l'Éveil suprême. Il est dit que le bodhisattva Avalokiteshvara fonctionne de cette façon, dans l'« interrègne » entre la disparition de Shakyamuni et l'apparition de Maitreya, le Bouddha du futur. Non pas qu'une personnalité séparée ou distincte entre en scène : ce qui reste sous la forme d'Avalokiteshvara est l'aspect de la personnalité (pour utiliser un terme non-bouddhique) du Bouddha Shakyamuni qui ne disparaît pas dans le parinirvana. À défaut d'autre chose, de telles considérations suggèrent au moins que l'on ne peut discuter de tout ce sujet trop littéralement.
Ceci, en tout cas, est la façon qu'ont les mahâyânistes d'expliquer le fait que le Bouddha alla jusqu'au bout et atteignit l'Éveil. Cette explication le laisse en dehors de la sorte d'égoïsme dont ils accusent l'arahant. Pour comprendre l'insistance du Mahâyâna sur l'altruisme, il faut se rappeler ses origines. À l'époque où le bodhisattva a été complètement conçu, l'acte d'aller en refuge avait perdu sa position centrale dans la vie spirituelle bouddhique, au profit du fait de devenir moine. Le Mahâyâna était dans une certaine mesure un mouvement de réaction contre cela, et les mahâyânistes insistaient donc sur l'aspect altruiste de la vie spirituelle. Mais au lieu de remettre en place l'aller en refuge à sa place centrale et d'insister simplement sur sa dimension altruiste, ils formulèrent ce qui était en fait un idéal entièrement nouveau. Non pas nouveau de manière ultime, car il était un écho de l'esprit de l'enseignement originel du Bouddha, mais certainement nouveau en tant que façon de regarder la vie spirituelle. L'idéal du bodhisattva, avec le concept de l'apparition de la bodhicitta, la pratique des paramitas et la formulation de vœux, avait en partie au moins pour but d'insister sur l'importance de l'aspect altruiste de la vie spirituelle, dont beaucoup de gens, au sein du mouvement bouddhiste, avaient perdu le sens.
Dans son livre Les grandes lignes du bouddhisme Mahâyâna, D. T. Suzuki dit : « Les bodhisattvas ne se lassent jamais de travailler pour le salut universel, pas plus qu'ils ne se désespèrent de tout le temps que prend l'accomplissement d'un projet aussi monumental. Essayer d'atteindre l'Éveil le plus rapidement possible et se suffire à soi-même sans se soucier du bien-être de la multitude n'est pas l'enseignement du Mahâyâna. »
Ce n'est pas non plus, bien sûr, l'enseignement du Théravada. Dans les écritures en pâli, le Bouddha est représenté comme recommandant à ses disciples de se disperser pour enseigner « pour le bonheur et le bien-être d'un grand nombre de gens. » En fait, dans les sources du Théravada, même les paccekabuddhas, c'est-à-dire les bouddhas qui ne cherchent pas à enseigner, sont considérés comme pratiquant les brahmaviharas, qui incluent le développement de la compassion. Cette idée est donc là, préservée dans la tradition du Théravada, mais n'est pas soulignée, pas plus qu'il ne lui est donné de justification intellectuelle, comme dans le Mahâyâna.
Tout repose sur la question de la compassion. L'idéal de l'arahant est considéré par ses détracteurs comme excluant l'idée de compassion, mais il est impossible d'imaginer l'Éveil véritable comme étant dénué de compassion. Certainement - bien que cela aille à l'encontre de l'enseignement abhidharmique de la tradition du Théravada - toute sorte d'expérience d'Éveil doit avoir une dimension de compassion.
Peut-être la vraie question est-elle de savoir s'il y a une différence pratique notable provenant de la revendication d'une motivation altruiste exclusive au Mahâyâna. Les bouddhistes du Théravada ne sont pas notablement moins aimables, serviables et amicaux que les mahâyânistes. S'il y a une différence à cet égard entre les traditions, on peut peut-être dire qu'il y a dans l'enseignement du Mahâyâna une sorte de lueur ou de chaleur spirituelle que l'on ne trouve pas dans le Théravada. Dans le Théravada, l'amabilité et la serviabilité sont si l'on peut dire plus au niveau humain - et c'est tout aussi bienvenu. Mais dans le bouddhisme tibétain, pour ne prendre qu'un exemple de tradition inspirée par le Mahâyâna, on a l'impression d'une bienveillance et d'une compassion plus spirituelles, transcendantales même. C'est la différence, pourrait-on dire, entre la metta, la bienveillance, qui est merveilleuse, et la bodhicitta, qui est encore plus merveilleuse.
On peut dire que les pratiquants du Théravada tendent à présenter leurs enseignements de façon formelle, insistant sur la façon correcte de faire les choses, tandis que les vrais mahâyânistes essaieront simplement d'aider quand l'occasion se présente, sans se soucier des apparences. Je me souviens de l'histoire qu'une nonne de ma connaissance m'a racontée. Séjournant dans un temple japonais en Inde, elle devait aller prendre le train et avait une valise très lourde. Un moine du temple l'accompagna donc à la gare pour porter sa valise. Le train entra en gare alors qu'ils étaient encore à quelque distance et il devint évident qu'ils risquaient de le manquer. Le moine japonais - qui était aussi l'abbé du temple - mit donc tout simplement la valise sur sa tête et se mit à courir. Et mon amie put prendre son train. On pourrait dire que c'est l'esprit du Mahâyâna. Il eut fallu un bhikkhu du Théravada bien hors du commun pour qu'il se conduise de la même façon. Pour commencer, il n'aurait pas porté sa valise. Il aurait souhaité de bonnes choses à la nonne et l'aurait aidée, mais seulement dans la mesure où cela n'aurait pas compromis sa dignité de bhikkhu. Un mahâyâniste peut aussi s'attacher ainsi au cérémonial, mais toute personne ayant le véritable esprit du Mahâyâna ne ferait jamais cela.
Rien de cela ne veut dire que, dans notre propre état non-éveillé, nous pouvons nous-même nous permettre de quelque façon que ce soit de regarder l'arahant de haut. Si l'état d'arahant est moins élevé que la bouddhéité suprême, c'est seulement dans le sens où le Kanchenjunga est moins haut que l'Everest. En fait, l'atteinte de l'entrée dans le courant, qui est vraiment le premier pas décisif en direction de l'état d'arahant, est le meilleur des buts qu'une personne spirituellement engagée puisse avoir pour cette vie. Et aussi élevé, soit-il, c'est un but atteignable - et atteignable dans cette vie.
Dans certaines de ses formulations les plus populaires, le Mahâyâna perd parfois de vue l'aspect tourné vers soi-même de la vie spirituelle, semblant suggérer que l'on puisse aider les autres sans avoir prêté attention à son propre développement spirituel. Le bodhisattva n'est pas vraiment devenu un assistant social bouddhiste, mais il y avait parfois une très grande insistance sur ce que le bodhisattva faisait pour les autres, et très peu de mention de ce qu'il faisant pour lui-même en termes de pratique spirituelle personnelle.
Ceci, au moins, était la réponse du Théravada. Ceux qui suivent l'idéal de l'arahant ont toujours dit que la charité bien ordonnée commence par soi-même. Vouloir essayer d'aider les autres à atteindre l'Éveil sans l'avoir soi-même atteint, disent-ils, est comme essayer de sortir les autres d'un fossé alors que l'on y est soi-même. En d'autres termes, c'est impossible. On doit commencer par en sortir soi-même, on peut alors aider les autres à en sortir aussi.
Il semble que l'on ne s'est pas toujours souvenu du fait que l'aspect altruiste de la vie spirituelle n'est pas là pour remplacer l'aspect « tourné vers soi », ni même pour alterner avec lui. L'idée n'est pas de suivre la voie de l'arahant, en en faisant de temps à autre une pause pour se tourner vers des activités altruistes, ni de suivre la voie du bodhisattva en prenant occasionnellement un moment pour rafraîchir sa pratique de la méditation et son développement personnel. On fait de son mieux pour unifier ces deux aspects tout le temps, parce que l'on voit qu'il n'y a qu'une voie, laquelle a un aspect « tourné vers soi » et un aspect « tourné vers les autres », chacun de ces aspects étant la contrepartie de l'autre.
L'idéal du bodhisattva ne représente pas l'altruisme en opposition à l'individualisme, ou le fait de sauver les autres en opposition avec le fait de se sauver soi-même. Comme nous l'avons déjà vu, c'est une synthèse de ces opposés : aider les autres et s'aider aussi soi-même - la compassion et la sagesse. Et l'altruisme et l'individualisme sont en particulier synthétisés par la pratique des deux premières des six perfections : le dana et le shila, ou la générosité et la droiture.
La tension, le clash, même, entre le souci des autres et le souci de soi n'est bien sûr pas confinée à la vie spirituelle : elle se produit à tous les niveaux de l'existence humaine. Nous existons en tant que personnes, mais nous existons aussi en tant que membres de la société, c'est-à-dire en relation avec d'autres personnes. Nous avons nos propres besoins qu'évidemment nous devons considérer : nos besoins matériels de nourriture, de vêtements, de chaleur et d'abri, et nos besoins psychologiques, émotionnels et spirituels. Mais les autres aussi ont leurs besoins, des besoins du même ordre que les nôtres, qu'il nous faut aussi considérer car nous devons vivre avec les autres, en société. Et il se trouve souvent que nos propres besoins sont en conflit avec ceux des autres ; cela peut se produire tant dans la vie plus large de la communauté que dans notre propre vie.
L'altruisme n'est pas seulement l'esprit de la coopération. Un célèbre anarchiste nommé Pierre Kropotkine, dans un livre intitulé L'Entraide, un facteur de l'évolution, conçu comme une sorte de contre-attaque à la théorie pseudo-darwinienne de la survie du plus fort, maintient que l'entraide entre les êtres est nécessaire à la survie et qu'elle a donc joué un rôle crucial dans le processus de l'évolution. Étant donné que notre survie a toujours été subordonnée à une certaine quantité d'entraide, on ne peut pas penser que les êtres humains sont sans compromission des individualistes.
Mais on peut coopérer avec d'autres êtres humains dans notre propre intérêt sans nécessairement avoir des sentiments altruistes envers eux. Si nous acceptons le point de vue de Kropotkine, les groupes d'êtres humains ou préhumains qui n'ont pas coopéré n'ont pas survécu, de sorte que cette tendance est présente dans la nature humaine depuis très longtemps. Mais l'altruisme est totalement autre chose : la coopération est essentiellement une question d'intérêt personnel, tandis que l'altruisme se soucie du bien-être des autres.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.