De plus, même si l'entraide peut avoir joué un rôle dans la survie de la race humaine, on ne peut pas parler de la même façon de l'altruisme comme faisant partie de la nature humaine. Elle doit être apprise. Ceci est une affirmation psychologique, et non métaphysique. Il se peut que profondément, dans la nature humaine, il y ait une nature-de-bouddha qui soit entièrement dotée d'altruisme. Mais si l'on laisse de côté les questions métaphysiques et si l'on prend les êtres humains tels que nous les trouvons, l'altruisme va à l'encontre de la tendance de la nature humaine et doit nécessairement être appris, parfois assez douloureusement.
Après tout, jusqu'à quel point sommes-nous vraiment altruistes ? Quand nous faisons quelque-chose pour les autres, notre action n'est-elle pas habituellement teintée par quelque intérêt personnel, même subtil ? Est-il jamais possible d'être sûr que nous avons fait quelque chose purement par altruisme ? Parfois, il est clair que quelqu'un a agi ainsi. Il est généralement considéré que la chose la plus altruiste que l'on puisse faire est de donner sa vie pour quelqu'un d'autre. À moins que l'on espère être célèbre après sa mort, ou une récompense au paradis, ou quelque chose comme cela, il n'y a rien d'autre pour soi-même. Mais, trop souvent, l'altruisme est entaché de facteurs plus égoïstes.
Dans La Guirlande précieuse des conseils au roi, Nâgârjuna dit : « L'intention associée au désir est la pensée d'aider autrui animée par le désir ». Le mot « désir » ici suggère que nous retirons, de notre aide aux autres, quelque chose que nous ne reconnaissons pas - fondamentalement, une satisfaction égoïste. Peut-être aime-t-on être connu comme quelqu'un qui aide les autres, peut-être se sent-on supérieur à ceux que l'on aide. On s'identifie au fait d'être celui qui aide, la personne que tous admirent, celle qui donne de bons conseils. Il est rare d'être complètement désintéressé, d'avoir une motivation complètement pure à aider les autres. Il y a presque toujours quelque chose d'égoïste qui nous motive, même si c'est intangible comme l'accumulation de mérite ou la promesse d'une récompense au paradis.
Cela ne veut évidemment pas dire que l'on ne doit rien faire pour les autres tant que notre motivation n'est pas complètement pure. On doit faire ce que l'on peut pour aider les autres, essayant en même temps de transformer notre motivation à le faire. Si l'on agit avec attention, cela en soi nous aidera à purifier nos motivations.
Est-il possible de développer l'altruisme sans quelque notion de vie spirituelle ? Cela semble peu probable, mais certaines personnes semblent être capables de vivre de façon très éthique sans avoir de principes ni de croyances explicites. Certaines ont même pu sacrifier leur vie même, pour les autres, sans aucun étayage métaphysique.
C'est le genre d'idée que les gens avaient du Bouddha quand il a commencé à être connu en Occident. À l'époque, on croyait que l'éthique dépendait de la religion, et la religion dépendait bien sûr de Dieu. Le Professeur E. W. Hopkins, un des premiers admirateurs occidentaux du Bouddha, a dit de lui : « Aucun homme n'a jamais vécu autant comme un dieu mais avec si peu de dieu ». Pour Hopkins, comme pour d'autres, le fait que quelqu'un qui ne croyait pas en Dieu puisse faire montre de tant de qualités spirituelles était un grand paradoxe.
Le Bouddha avait bien entendu une idée très claire de la vie spirituelle, même si elle n'était pas théiste. Par contraste, certaines personnes semblent pouvoir vivre une vie spirituelle comme instinctivement, sans être guidées par aucune philosophie. Elles ne lisent pas la Bible, ne sont pas intéressées par le bouddhisme, ne se considèrent pas religieuses, mais elles semblent posséder une bonté innée. De telles personnes sont cependant rares et il vaut mieux hésiter avant de se compter parmi elles.
Ce sont leurs circonstances qui empêchent beaucoup de gens de s'engager dans des activités altruistes. Pour le dire en termes pouvant sembler cyniques, il faut pouvoir se permettre d'être altruiste. Si l'on se bat pour survivre, si l'on ne sait pas d'où viendra son prochain repas, il est dur d'être très enclin à l'altruisme. Il est vrai que l'altruisme n'est pas simplement donner de l'argent ou des choses matérielles ; ce peut être aussi donner du temps, de l'énergie, de l'intérêt. Cependant, si l'on est préoccupé par sa survie, on pourra simplement ne pas être capable de faire cela. Ceci dit, ceux qui ont le moins sont parfois les plus généreux et, réciproquement, on n'est pas forcément l'âme de la générosité simplement parce que l'on a des ressources à sa disposition.
Pour nous tous, le véritable altruisme inclut prendre soin de soi. Répondre aux besoins de la situation objective, penser aux autres et s'oublier un peu est une très bonne chose. Mais il est important de ne pas négliger nos propres besoins ; ce n'est pas seulement important pour notre bien, mais aussi pour celui des autres. Si l'on se laisse aller jusqu'à l'épuisement, notre altruisme est peut-être un peu aveugle. Parfois, pour répondre aux besoins de la situation objective, il faut repousser ses limites, mais il ne faut le faire qu'en restant conscient de ce que l'on fait et en gardant la conviction qu'à terme cet effort est justifié. On peut être pris dans une urgence, dans une situation où la vie de gens est en danger : dans ce telles circonstances, il est naturel de ne pas se ménager. Mais, en général, il est sage de faire ce qu'il faut pour être en bonne condition, de façon à rendre aux autres un service plus grand et plus effectif.
C'est plus facile à dire qu'à faire ; en pratique, il peut être difficile d'être sûr que l'on commence à en faire trop. L'expérience nous apprend ce que l'on peut et ce que l'on doit faire, et ce que l'on ne peut pas et ce que l'on ne doit pas faire. Il est important de ne pas se soucier trop de soi, mais tout aussi important de ne pas négliger sa santé et sa sécurité, même au nom de l'altruisme.
D'une certaine façon, il est dangereux de prendre des responsabilités tout en ayant un sens que cela ne sera pas propice à notre développement spirituel. Même si pour commencer nous n'avons pas envie de le faire, nous devrions pouvoir prendre ces responsabilités d'une façon telle que cela soit aussi un moyen de développement spirituel personnel. Si nous pouvons le faire, cela montre que nous avons réussi à unifier ces deux aspects de la voie - l'altruisme exprimé par la prise de responsabilité et l'« individualisme » de la pratique spirituelle personnelle - et cette unification est tout à fait nécessaire pour suivre la voie.
Le travail peut être vu comme un grand gourou tantrique, un grand maître spirituel. Il semble que, généralement, les gens tendent à plus grandir spirituellement lorsqu'ils font des choses que pour commencer ils ne veulent pas faire, qu'en faisant ce qu'ils ont envie de faire. Nous pensons souvent que si nous voulons vraiment faire quelque chose, cela doit être bon pour notre développement. Il est important de faire soigneusement la distinction entre ce que nous avons besoin de faire pour notre développement personnel, et ce que nous voulons faire. Le but à long terme est de ne faire aucune distinction entre faire quelque chose en réponse aux besoins de la situation objective et faire quelque chose pour notre propre développement. Cela devrait véritablement être les deux en même temps.
La tension entre soi et autre qui, pourrait-on dire, conduit à l'apparition de la bodhicitta est à chaque instant typique du processus de développement. Ceci est très similaire au mouvement dialectique de la philosophie de Hegel, dans lequel la thèse est mise en opposition ou contredite par l'antithèse. Les deux sont valides, on ne peut se débarrasser d'aucune des deux - une position certes inconfortable, mais à laquelle on ne peut échapper. Et, après un certain temps, il y a une percée. On s'élève, si l'on peut dire, à un point de vue supérieur, d'où l'on peut voir que la thèse et l'antithèse ont toutes les deux leur propre validité ; à ce stade on peut les unifier dans une position supérieure, la synthèse.
C'est tout à fait la même chose avec la vie spirituelle. À un niveau inférieur, relativement, on fait inévitablement l'expérience de certaines contradictions. Cette expérience douloureuse nous force à nous élever non pas juste à un point de vue supérieur mais à un niveau tout à fait supérieur d'expérience, un niveau où les contradictions ne sont plus contradictoires. L'apparition de la bodhicitta est comme cela. Chaque fois qu'il y a percée d'un niveau d'expérience spirituelle à un autre, c'est généralement suite à un dilemme douloureux, un problème qui ne peut être résolu intellectuellement. Un exemple particulièrement fort de ceci est le koan zen, une situation paradoxale auto-contradictoire qui ne peut être résolue qu'en s'élevant à un niveau d'expérience ou de perception où la contradiction n'existe plus.
Le bodhisattva est une contradiction vivante, une union vivante d'opposés au plus haut niveau possible, puisqu'il ou elle représente une synthèse du nirvana et du samsara. Cette synthèse ne peut être exprimée conceptuellement. Tant que nous pensons en termes de concepts il y aura toujours une contradiction, et toute tentative de résolution conceptuelle de cette contradiction produira un autre concept avec son propre opposé, de sorte qu'une autre synthèse devient nécessaire. La synthèse des concepts ne peut se produire que dans la vie de l'individu pour lequel ces concepts ont une signification. La vie, en d'autres termes, transcende la logique.
Le bodhisattva est donc la synthèse des contradictions inhérentes à la voie : la contradiction entre dana et shila, et même les contradictions apparemment inhérentes à ce que l'on appelle le but, comme celles qu'il y a entre la sagesse et la compassion, entre le samsara et le nirvana. Il nous faut cependant faire attention à ne pas faire du bodhisattva un concept ; le concept de bodhisattva serait alors opposé au concept de l'arhant, et un autre concept - ou un autre idéal - serait nécessaire pour les unifier.
Tant que nous ne sommes pas capable d'atteindre ce point de synthèse, ces contradictions ont tendance à se présenter à nous sous la forme de divers dilemmes existentiels. Habituellement, notre stratégie (inconsciente) est de n'être conscient que d'un côté du dilemme et de réprimer l'autre, mais tôt ou tard nous sommes obligé de prendre les deux côtés en considération ; alors, seulement, le dilemme peut-il être résolu. Bien sûr, la vie et la mort nous confrontent avec l'ultime dilemme. Voulant la vie, craignant la mort, nous essayons de nous accrocher à l'une et de ne pas voir l'autre. Mais, tôt ou tard, nous sommes forcé de faire face à la mort, que ce soit la nôtre ou celle de quelqu'un d'autre. Nous ne pouvons résoudre le problème de la vie que si nous sommes prêt à faire face au problème de la mort - oui, vraiment prêt à voir la vie et la mort comme étant les deux côtés de la même pièce.
De façon similaire, nous ne pouvons résoudre nos propres problèmes qu'en tenant compte de ceux des autres. En d'autres termes, la pratique du shila ou éthique doit toujours être accompagnée par la pratique du dana. Le dana - littéralement don ou générosité - est l'aspect pratique et altruiste de la vie et de l'activité du bodhisattva, et la première des six paramitas, les six perfections ou vertus transcendantes.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.