Le shila, la deuxième paramita, représente l'aspect plus tourné vers soi de la vie du bodhisattva et est relié à l'idée de la purification de soi. Shila peut être interprété non seulement comme « vie éthique », mais comme quelque chose comme « immersion dans le Dharma », avec un style de vie sain. Le mot suggère une activité habile ou favorable habituelle : non pas l'action habile occasionnelle, mais l'exécution constante et régulière d'actions habiles.
« Droiture » est la signification plus ou moins littérale du terme. Il est parfois traduit par « moralité », mais pour beaucoup de gens ce dernier mot a des connotations désagréables et est associé à des attitudes morales conventionnelles et peut-être dépassées, en particulier dans la sphère de l'éthique sexuelle. Les idées et idéaux chrétiens orthodoxes, qui ne sont pas nécessairement ceux des Évangiles, mais qui sont sous-tendus par la doctrine du péché originel, sont responsables d'un sens de péché et de culpabilité intenses chez beaucoup de gens, et vont jusqu'à empoisonner leur vie. Tous ceux d'entre nous qui sont nés en Occident sont dans une certaine mesure influencés par ces attitudes. Même ceux qui rejettent consciemment le christianisme, qu'ils soient athées, humanistes ou autres, sont souvent profondément influencés par les suppositions éthiques chrétiennes. En tant que bouddhistes, nous devons comprendre cela, sans quoi nous amènerons inconsciemment des attitudes chrétiennes dans notre pratique du bouddhisme, ce qui serait cause de confusion, particulièrement dans le domaine de l'éthique.
Alors que l'ancien ordre moral s'est dans une certaine mesure effondré, un nouvel ordre n'a pas encore été établi. Pour l'instant, nous n'avons pas même encore nettoyé le terrain. Et tout état de cause, nous ne pouvons complètement abolir l'ancien ordre moral et en établir un nouveau en partant de rien. Les deux se superposeront toujours.
Et nous pouvons tirer de l'inspiration du passé ; non pas du passé récent, mais du distant et lointain passé pré-chrétien, le passé des temps païens. Aujourd'hui, nous pouvons regarder 1500 ans d'histoire religieuse, le Mouvement d'Oxford au dix-neuvième siècle, le mouvement méthodiste avant cela, le puritanisme encore avant, l'église médiévale, les débuts de l'Église, et jusqu'aux débuts du christianisme. Mais avant cela, rien : juste un abîme d'obscurité dans lequel nous ne voyons que des formes hideuses grouillant vaguement, un abîme dont on nous a appris à nous écarter avec horreur - l'obscur abîme pré-chrétien du paganisme. Nous ne pouvons sentir nos propres racines au fond de cette obscurité ; nous ne sentons pas de continuité avec le passé. Un site tel que celui de Stonehenge, le grand cercle de pierres qui se tiennent droites dans la plaine de Salisbury depuis 4000 ans, est très impressionnant, mais pour nous ce ne peut guère être plus qu'un monument archéologique. Nous ne ressentons pas nécessairement de vraie continuité avec la vie religieuse et culturelle des gens qui y ont érigé ces grandes pierres.
Habituellement, nous ne sommes pas conscients que nous avons été privés de cette continuité, mais nous pouvons la voir si nous comparons notre situation avec celle des hindous d'aujourd'hui. Ils peuvent regarder des milliers d'années en arrière : voir les grands saints et réformateurs du dix-neuvième siècle, les mystiques médiévaux, les premiers philosophes médiévaux, le bouddhisme, l'hindouisme brahmanique, l'hindouisme védique, les cultes primitifs qui les ont précédés, toujours plus loin en arrière - un seul processus ininterrompu, allant jusqu'à l'aube de l'histoire, dans les brumes du passé. Les hindous d'aujourd'hui peuvent ressentir leur continuité avec les rishis védiques ayant vécu des centaines, voire des milliers d'années avant le Christ. Pouvoir sentir que ses racines religieuses sont si profondes, comme celles d'une plante en fleurs profondément enracinée dans le sol, est sûrement une sensation merveilleuse.
Mais dans tout pays chrétien, on est plutôt comme une fleur sans racines, une fleur dans un verre d'eau, une fleur artificielle, même, parce qu'a été perdue la continuité avec le passé, avec notre propre passé religieux. La continuité de la vie religieuse occidentale a été interrompue par l'arrivée du christianisme. Où que le christianisme soit allé, tout d'abord dans l'empire romain puis en dehors, le paganisme a été impitoyablement détruit. Les images païennes ont été détruites, les cercles de pierres ont été endommagés, les bois sacrés ont été coupés, et les prêtres ont été tués. À peu près rien du paganisme n'a survécu en Grande-Bretagne : ses branches et ses racines ont été détruites. S'il a survécu, c'est d'une façon déformée, comme avec ce que l'on appelle communément la sorcellerie. Le christianisme officiel n'inclut plus grand chose qui soit de quelque façon païenne ou ethnique. Des traces en ont peut-être survécu dans des églises du pourtour de la Méditerranée, dans lesquelles certaines pratiques sont faites au nom du christianisme, alors qu'elles sont plutôt des restes d'époques païennes plus anciennes, de la même manière que certains saints ont été créés en baptisant des dieux et des héros païens.
Mais, essentiellement, notre propre sorte de paganisme a été perdue, notre lien avec le passé a disparu. Et ce lien doit être restauré. Les gens commencent à reconnaître qu'il est important que les anciens mythes, les anciennes légendes, croyances et pratiques soient étudiés, non pas comme matière d'étude savante, mais de telle sorte que nous puissions ressentir notre lien avec les anciens mythes et les anciennes légendes de notre pays natal. Il est important que nous tous, bouddhistes inclus, tentions d'établir un contact avec notre passé pré-chrétien. J'ai en fait parfois pensé que le bouddhisme ne pourrait se répandre en Occident qu'après un renouveau du paganisme. Peut-être le bouddhisme doit-il s'enraciner en Occident avant qu'il ne puisse commencer à fleurir.
En quoi consisterait un paganisme renouvelé ? Avant tout, il nous faut nous garder d'avoir une image romantique de la culture païenne. Elle contenait des éléments très positifs, dont nous pouvons retirer quelque chose, mais il serait une erreur de peindre une magnifique image d'un paganisme noble, en la contrastant avec une image sombre, telle que celle du christianisme médiéval. Cela ne serait ni juste ni historiquement correct. Et puis, quoiqu'il serait agréable de penser que, quand les gens se libèrent de leurs attitudes éthiques non bénéfiques, leur humanité naturelle et droite s'épanouit simplement, il serait naïf de supposer que la disparition du christianisme nous laisserait avec une humanité pure, propre et agréablement parfumée. Les nazis étaient païens en un sens - certains d'entre eux professaient contempler les anciens dieux, et firent même revivre d'anciens festivals - mais quelle sorte de paganisme était cela ?
De toute façon, les païens pré-chrétiens n'étaient pas du tout parfaits. On lit des choses tout à fait horribles sur la morale de la Rome antique. Peut-être ne doit-on pas attacher trop d'importance aux Satires de Juvénal, car il faisait des remarques personnelles d'une manière un peu lourde, mais tout n'était certainement pas légèreté et douceur avant l'avènement du christianisme. La culture païenne n'était pas faite que de belles statues grecques et de gens se promenant en robes blanches. Il y avait des choses terribles, comme l'esclavage, ou les combats de gladiateurs au Colisée. Par certains côtés, le christianisme fut une avancée certaine par rapport à tout cela (et, bien sûr, les Romains eux-mêmes furent responsables de la quasi-destruction du paganisme celte).
En contemplant le renouveau du paganisme, je ne pense pas au paganisme sous une forme particulière de culte, comme le paganisme classique ou le paganisme germanique, mais plus à une « nature humaine intacte » ou à une « nature humaine saine et heureuse ». Ceci, cependant, en ce qui nous concerne, est une chose qui doit être cultivée, développée. La personne humaine heureuse et saine, vivant libre et indépendante des attitudes de la société qui l'entoure, est une invention de l'imagination. On ne rencontre jamais de personne qui n'ait été conditionnée d'une manière ou d'une autre, positivement ou négativement, par la société dans laquelle elle a grandi.
Au dix-huitième siècle, les gens aimaient à spéculer quant à ce qu'il se passerait si l'on mettait un enfant sur une île déserte et si on le laissait grandir seul. Quelle sorte d'être humain deviendrait-il ? Bien sûr, nous ne le saurons jamais, car nous ne pouvons élever un enfant ainsi. Le concept de la personne humaine n'ayant été conditionnée par aucune culture est une construction hypothétique. Nous pouvons cependant certainement devenir un être humain heureux et sain en résultat d'une formation et d'une vie spirituelles.
Personnellement, je serais heureux de voir une combinaison de paganisme celte et de bouddhisme - l'un pour la majorité, l'autre pour la minorité - tolérants l'un envers l'autre, de telle sorte qu'il soit aisé de passer de l'un à l'autre. C'était tout à fait comme cela au temps du Bouddha : le plupart des gens suivaient les anciens cultes ethniques, mais le Bouddha était libre de recruter des disciples parmi eux.
Nous ne pouvons remonter le temps. Il est difficile d'échapper aux influences chrétiennes en Occident. Certaines personnes grandissent sans trop être imprégnées de christianisme, mais il n'y a pas de substitut païen sain, pas de paganisme prêt à l'emploi à utiliser comme substitut aux éléments ethniques manquants dans le christianisme. Une attitude véritablement païenne ne s'est pour l'instant pas du tout développée dans notre culture occidentale post-chrétienne, même si certaines personnes aimeraient à penser que c'est le cas.
Comment pouvons-nous donc apporter à notre vie bouddhique les éléments du paganisme qui sont particulièrement utiles ? Il y a deux aspects fondamentaux du paganisme qui sont particulièrement importants pour une vie humaine saine et heureuse : un sens de notre interdépendance avec la nature, et une moralité plus naturelle.
Une des caractéristiques du paganisme est un sens d'interdépendance avec la vie sur Terre. Le christianisme officiel enseigne que la Terre a été maudite en résultat de la chute de l'homme. Si vous voyez la Terre avec des lunettes chrétiennes, elle a chu, tout comme l'a fait l'humanité. La Terre est mauvaise car la nature est mauvaise, liée avec le diable. Voilà l'attitude chrétienne orthodoxe, quoiqu'elle ne soit pas toujours formulée : tout ce qui est naturel vient du diable. Dieu a créé la Terre bonne, mais elle est devenue corrompue du fait de la chute de l'homme. Les gens peuvent dire qu'ils ne croient plus à cette doctrine, mais un tel sens de la nature est toujours présent, avec l'idée selon laquelle la nature doit être exploitée, qui vient de l'Ancien Testament.
Le paganisme, inversement, est un sens d'unité avec la nature, un sens que l'on fait partie de la nature, et que la nature est saine et bonne - « naturelle », en un mot, saine et innocente. Et puisque l'on en fait partie, on est soi-même naturel, sain et innocent. C'est l'essence du paganisme, et si l'étude des anciennes religions ethniques ou de la mythologie païenne nous aide à en faire l'expérience, il vaut la peine de s'y engager ; sinon, cela a peu de valeur spirituelle.
Nous pouvons en faire une expérience plus directe avec des célébrations et des rituels. Nous pouvons célébrer les saisons, par exemple : nous pourrions avoir un festival du solstice d'hiver et un festival du printemps. La première fois, nous pourrions nous sentir gênés, mais nous pourrions nous y habituer, et avoir des feux de joie, des danses du printemps, et d'autres choses comme celles-là. Il y a quelque chose d'analogue dans la tradition tibétaine, sous la forme du festival du Nouvel An. C'est une chose importante pour les Tibétains. Ils donnent une coloration bouddhique à ce festival, mais elle provient certainement de leurs racines pré-bouddhiques. Les chevaux, par exemple, étaient très importants pour les peuples nomades pré-bouddhistes du Tibet, et aujourd'hui encore les courses de chevaux forment une grande part des célébrations du Nouvel An - interprétées comme permettant d'accélérer la venue de Maitreya, le Bouddha du futur.
Le second domaine dans lequel nous pourrions bénéficier d'un renouveau du paganisme est celui de la moralité, laquelle, bien sûr, est ici notre thème principal. Une attitude plus païenne, laissant tomber les attitudes éthiques chrétiennes peu utiles, ne devrait pas, bien sûr, vouloir dire une absence complète de code éthique, mais une moralité plus naturelle, plus proche des réalités de la vie et de l'expérience humaine.
Ici, nous pouvons considérer une distinction datant des tout débuts du bouddhisme : la distinction entre la moralité naturelle (en pâli : pakati-sila) et la moralité conventionnelle (paññatti-sila). La moralité naturelle fait référence au comportement qui est en relation directe avec les états d'esprit, tandis que le comportement moral conventionnel est une question de coutumes et de tradition : il n'a pas de base psychologique, et n'est pas en relation avec un état d'esprit spécifique. Par exemple, essayer de ne pas faire ce qui est basé sur un état d'avidité, particulièrement sous ses formes les plus névrotiques, est une question de moralité naturelle ; mais que l'on ait une épouse, ou deux, ou quatre est une question de moralité conventionnelle.
La moralité conventionnelle inclut aussi des questions d'étiquette et de comportement comme ôter ou non son chapeau quand on entre dans un endroit sacré. Il n'y a pas nécessairement de lien entre le fait de porter son chapeau ou non et le degré de vénération que l'on ressent ; il est simplement habituel dans une société ou une culture de montrer de la vénération en gardant son chapeau, tandis que dans une autre culture on montre de la vénération en l'ôtant. Le sentiment de vénération est une question de moralité naturelle, mais son mode d'expression sera dans la plupart des cas du domaine de la moralité conventionnelle, bien que l'on puisse dire qu'il y a un lien psychologique entre certains états d'esprit et certaines attitudes corporelles.
Dans la tradition bouddhique il y a des préceptes, en particulier certains des préceptes pratiqués par les moines, qui n'ont rien à voir avec la moralité naturelle. Qu'un moine porte des robes jaunes, se rase la tête, etc., est simplement une question de convention. Ceci est en théorie clairement reconnu dans la tradition Théravada, bien qu'en pratique, souvent, et certainement dans le cas de l'opinion publique, une très grande importance soit attachée à des questions de moralité conventionnelle - autant qu'aux préceptes les plus importants de la moralité naturelle - et ceci est bien regrettable.
Malheureusement aussi, les gens se sentent parfois très coupables quand ils n'observent pas la moralité conventionnelle, particulièrement si la société à laquelle ils appartiennent attache une grande importance à ces questions, les considérant pratiquement comme étant des questions de moralité naturelle. Par exemple, dans certaines sociétés, travailler est considéré comme moral et il est donc immoral de ne pas travailler ; les gens qui ne travaillent pas, dans le sens d'avoir un emploi rémunéré, sont donc méprisés, considérés comme un peu immoraux et on les fait même se sentir coupables. Ils peuvent en fait eux-mêmes se sentir coupables, comme s'ils avaient fait quelque chose de mal, alors qu'ils n'ont causé aucune offense à la moralité naturelle mais sont seulement allés à l'encontre de certaines coutumes et convenances. C'est, en un sens, la différence entre la vertu et la respectabilité. Les deux coïncident parfois, mais souvent ne le font pas. On peut être à la fois vertueux et respectable, mais il est aussi possible d'être très respectable et pas du tout vertueux, ou grandement vertueux et pas du tout respectable.
Seules les questions de moralité naturelle ont un rapport direct avec le karma. On ne devrait pas embrouiller une question de vraie vertu, de moralité naturelle, avec des préjugés à propos du bien et du mal qui peuvent n'être basés que sur des coutumes locales et qui n'ont rien à voir avec des états d'esprit sains ou malsains.
Il est très important d'être sûr, en soi-même, que l'on mène vraiment une vie éthique et que l'on ne fait pas que respecter les préjugés du groupe auquel on se trouve appartenir. La vie morale est essentiellement une question d'états d'esprit habiles et favorables s'exprimant en un comportement sain et des paroles saines. Les préceptes de la moralité naturelle sont ceux qui nous empêchent de commettre des actions défavorables - c'est-à-dire des actions basées sur l'avidité, l'aversion et l'ignorance - et nous aident à faire des actions basées sur des états d'esprit favorables, tels que la générosité, l'amour et la sagesse.
Telle est la nature des préceptes traditionnels du bouddhisme, qui guident l'application des principes éthiques à tous les aspects de la vie. Il y a une série de cinq préceptes : comme le dit la phrase traditionnelle, on « entreprend les principes d'entraînement » de ne pas prendre la vie, de ne pas prendre ce qui n'est pas donné, de ne pas s'adonner à la méconduite sexuelle, de ne pas mentir, et de ne pas prendre de substances enivrantes ou intoxicantes. Une série de dix préceptes - un raffinement de ces cinq préceptes - implique la purification du corps, de la parole et de l'esprit. Et il y a les soixante-quatre préceptes particuliers des bodhisattvas. On pourrait en dire beaucoup quant à la pratique de ces préceptes, mais je voudrais ici me focaliser sur l'éthique bouddhique appliquée dans trois domaines de base de la vie humaine : la nourriture, le travail et le mariage.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre Bouddhiste Triratna de Paris 2006.