La deuxième chose qui peut être donnée est plus psychologique, et peut peut-être surprendre : le don de l'absence de peur, le don de l'intrépidité. Beaucoup de gens sont inquiets et anxieux, tendus, jamais à l'aise : ce don est donc très précieux. Ici, « donner » ne doit pas être pris trop littéralement. L'intrépidité n'est pas tant donnée qu'éveillée. Cela vaut pour toutes les qualités positives et saines que l'on peut avoir développées soi-même, que ce soit la metta, l'attitude amicale, le courage, l'énergie, l'inspiration ou l'intrépidité. Ce que l'on possède soi-même, on peut le donner, le susciter chez les autres (et dans le même esprit, il ne sert à rien de penser que l'on peut inspirer ou encourager quelqu'un si l'on n'a pas soi-même le courage ou l'inspiration). Mais pourquoi la tradition bouddhique insiste-t-elle plus spécialement sur le don de l'intrépidité ?
Il n'y a guère de discussion sur ce sujet dans les sources traditionnelles. On peut penser que c'était particulièrement important au temps du Bouddha, où les gens vivaient dans un monde beaucoup plus menaçant et incertain que ce n'est le cas aujourd'hui. Mais la peur de la mort, de la maladie, de la perte de ce qui nous est cher est universelle, et même de nos jours, les gens craignent avec raison d'être attaqués par des animaux sauvages, des voleurs, des agresseurs ; ils craignent les tremblements de terre, les inondations, le feu, la famine, la corruption et l'injustice. Au temps du Bouddha, les gens étaient d'une certaine façon moins protégés de toutes ces choses que nous ne le sommes aujourd'hui. Mais, par ailleurs, nous vivons avec la grande peur associée à l'ère nucléaire, qui n'a jamais existé auparavant dans l'histoire humaine. Peut-être y a-t-il à l'époque moderne et post-moderne un plus grand besoin d'être libérés de la peur que ce n'a jamais été le cas.
Un de mes amis de Kalimpong, un grand tibétologue russe, revint un jour d'une visite aux États-Unis, et me décrivit l'expérience de son arrivée là-bas. Apparemment, il s'apprêtait à descendre du navire quand il fit une pause et pensa : « C'est étrange. Il y a une atmosphère particulière, comme une sorte de brouillard, quelque chose d'humide et qui s'accroche. Qu'est-ce que cela peut-il être ? » C'était une personne très sensible. Il pensa : « Ce n'est rien de physique ; ce n'est pas de la fumée venant des cheminées d'usine ou sortant des pots d'échappement. Qu'est-ce donc ? Quelle est cette atmosphère grise, lourde et collante ? » Et tout à coup cela le frappa : c'était la peur, la peur s'exhalant de ce vaste continent.
Quand une nation tout entière vit sous l'influence de la peur, il y a une sorte de poison psychique dans l'air, comme un nuage recouvrant la terre ou, dans les mots de Keats, un sombre suaire suspendu au-dessus de nos âmes. Le sens d'inquiétude et d'insécurité est un des traits caractéristiques de notre époque, qui a été adéquatement appelée l'âge de l'anxiété. Et dans ce nuage, dans cette obscurité de midi, les gens vivent, travaillent et essaient de respirer. Les gens ont peu de confiance les uns envers les autres, peu de confiance en la vie même, et certainement peu de confiance en eux-mêmes.
Le manque de véritable confiance en soi que l'on remarque chez beaucoup de gens de nos jours est souvent le résultat (comme le suggèrent des études de psychologues) de quelque forte émotion dont ils ne veulent pas faire l'expérience, mais qui essaie néanmoins de remonter à la surface. À moitié conscient de sa présence enfouie quelque part, nous faisons de notre mieux pour l'empêcher de devenir consciente ; et quand nous la sentons s'élever, nous faisons l'expérience d'une sensation de malaise que l'on appelle l'anxiété. Comme toute forme de peur, l'anxiété est une émotion défavorable que nous devons résoudre. Pour cela, nous devons reconnaître et confronter l'émotion sous-jacente, quelle qu'elle soit. Pour ce faire, nous pouvons avoir besoin de nos amis spirituels pour nous aider à identifier ce qui menace d'émerger au niveau du conscient, et pour nous rassurer que nous pouvons y faire face, qu'en un sens il n'y a rien à craindre. Une fois confrontées, ces émotions perdent leur pouvoir, et certaines d'entre elles se révèlent même être positives. Mais, qu'elles soient positives ou négatives, l'énergie investie en elles doit être intégrée dans notre vie consciente et dans notre personnalité.
Ceux qui pratiquent la méditation sauront que de temps en temps une expérience de peur profonde s'élève. Au début, cela peut être quelque chose qui vient de notre enfance, ou même d'avant, mais à un stade peut arriver, du moins chez certaines personnes, où une peur bien plus fondamentale et primordiale s'élève : pas la peur de quoi que ce soit en particulier, mais une peur qui vient des profondeurs de l'être, des racines de l'existence. Cette peur aussi doit être confrontée et surmontée.
Dans les soûtras du Mahâyâna, le bodhisattva ne donne pas seulement l'absence de peur, mais aussi la confiance en soi, les encouragements, l'inspiration. Dans la Précieuse Guirlande des conseils au roi, Nâgârjuna dit :
« Comme les fermiers
Quand s'élèvent les nuages porteurs de pluie
Est l'homme bon, joie
Des êtres qu'il rencontre. »
Ceci fait référence à l'arrivée de la mousson en Inde. Une mousson arrivant ne serait-ce que quelques jours en retard veut dire de mauvaises récoltes ; les fermiers attendent donc sa venue avec impatience et se réjouissent si elle arrive au bon moment. Le bouddhisme, et en particulier le bouddhisme Mahâyâna, insiste continuellement sur l'importance de rendre les gens heureux, non de façon frivole mais en suscitant une joie sincère, ce qui veut dire en les aidant à confronter leurs peurs et leurs anxiétés. Si nous prenons plaisir à exciter la peur chez les autres, cela suggère un désir d'avoir du pouvoir sur eux, mais si nous voulons simplement les rendre heureux, cela suggère le contraire : cela suggère que nous nous donnons à eux au lieu d'essayer de les contrôler à nos propres fins. Le bodhisattva, étant joyeux, répand confiance et bonheur autour de lui, où qu'il aille. En un sens, c'est notre devoir d'être heureux et joyeux. Nous ne pouvons rendre les autres heureux si nous ne le sommes pas nous-même.
Gampopa dit, dans le Précieux Ornement de la Libération, citant le Varmavyuha-nirdesha soûtra :
« Un bodhisattva revêt l'armure
Afin de rassembler tous les êtres autour de lui.
Puisque les êtres sont infinis,
Telle est son armure. »
« L'armure » du bodhisattva est sa motivation, et l'idée qu'il « rassemble tous les êtres autour de lui » suggère qu'il est au centre d'un mandala, rassemblant les gens autour de lui en ce que les bouddhistes appellent une sangha, une communauté spirituelle. Ainsi, on peut penser à la communauté spirituelle comme à un mandala ayant le Bouddha ou le bodhisattva à son centre.
Le bodhisattva a donc un effet harmonisant, créatif. Voilà cette masse d'êtres humains, se battant et se querellant tous, essayant de se contrôler l'un l'autre, d'accumuler des richesses. Le bodhisattva vient parmi eux et, graduellement, transforme le chaos en cosmos, la confusion en splendide mandala, et la société en communauté spirituelle. C'est comme si, dès que nous décidons d'avoir pour but l'atteinte de l'Éveil pour le bien des autres, une sorte de vibration s'installait, et les gens dans notre environnement immédiat formaient une sorte de mandala autour de nous.
Cela se produit à une petite échelle quand nous organisons une retraite, par exemple. Beaucoup de gens arrivent avec toutes sortes d'idées et d'attentes différentes, et toutes sortes de tempéraments. En établissant simplement le programme de la retraite, nous agissons comme un facteur d'harmonisation et d'unification. En fait, si nous sommes déterminé à mener une vie spirituelle, nous aurons au moins un peu de cette influence harmonisante et créative, où que nous soyons, à la maison, au travail ou en vacances. Bien sûr, toutes sortes d'autres forces et d'autres facteurs auront aussi leur effet, qui peut aller à l'encontre de notre influence, mais malgré tout, elle est là.
Nous considérerons la communauté spirituelle en tant que hiérarchie plus loin dans cette série de textes. Ici, je veux juste observer que nous pouvons penser à cette hiérarchie, et à notre propre place en son sein, sous la forme d'un mandala. Que nous soyons un gardien des portes du mandala, ou une divinité faisant des offrandes en son centre, ou que nous ayons une autre fonction selon le mythe que nous essayons de réaliser dans notre vie, tant que nous faisons un effort spirituel, nous aurons notre place dans le mandala.
Le troisième don que le bodhisattva aspire à donner est l'éducation et la culture. Où que le bouddhisme ait pénétré en Asie, il a influencé non seulement la vie religieuse mais aussi l'art, les sciences, les connaissances de toutes sortes. En fait il n'y a pas à faire de distinction réelle entre la religion et la culture : par les arts et les sciences, le cœur et l'esprit sont raffinés et deviennent plus à l'écoute des réalités spirituelles.
L'effet de la rencontre du bouddhisme avec la culture occidentale reste à considérer, mais pour l'instant il y a toujours un grand écart entre les deux. Nombre des plus grandes œuvres d'art de la culture occidentale donnent une expression directe à des valeurs chrétiennes, au moins parce qu'elles représentent des scènes bibliques ou des événements de la vie du Christ. On est souvent ému par la beauté de la forme tout en étant dérangé par son contenu, en particulier lorsque des scènes d'extrême violence sont représentées. Inversement, lorsque nous nous tournons vers des œuvres bouddhiques traditionnelles, la forme dans laquelle elles sont exprimées peut nous sembler tout à fait étrangère, de sorte que nous pouvons ne pas totalement y répondre, même si nous sommes inspiré et profondément affecté par leur contenu. L'art occidental et la tradition bouddhique nous nourrissent tous les deux, mais tant que le Dharma ne trouve pas son expression dans notre propre culture dans des formes aussi sublimes que celles que l'on rencontre dans des traditions occidentales existantes, nos réponses seront nécessairement ambivalentes et en un certain sens non unifiées.
Mais on peut trouver dans la culture occidentale des œuvres d'art qui sont ostensiblement chrétiennes et auxquelles on peut quand même répondre de tout cœur. On ne peut que se détourner avec horreur d'une crucifixion pleine de sang, mais il y a nombre de peintures dans l'art chrétien occidental qui peuvent nous nourrir, même en tant que bouddhistes. Par exemple, des représentations de l'Annonciation n'ont pas à mener au problème théologique de la naissance virginale. Si l'on ne fait que regarder la peinture, que voit-on ? D'un côté il y a le beau personnage ailé de l'ange, tenant un lys dans la main, et de l'autre il y a une jeune femme légèrement penchée vers lui, dans une attitude respectueuse. Entre les deux personnages, il y a parfois des rayons de lumière et une colombe. Notre réponse à cette image ne doit pas être limitée à l'épisode des Évangiles qu'elle représente ; on peut la voir comme une image archétypale de la réceptivité, de la part de l'âme humaine, à une influence supérieure, à un message d'un autre monde. Ou prenez l'image de Tobie et de l'Ange faite par le studio de Verocchio. Parmi tous les gens qui ont regardé cette peinture, combien ont pris la peine de lire de livre de Tobie dont dérive évidemment la peinture ? Mais l'image elle-même - un ange menant un petit enfant par la main, et un petit chien qui suit - exprime l'amitié spirituelle, et peut être appréciée en tant que telle.
Dans de nombreux cas, on suspecte que l'artiste lui-même, même s'il vivait à l'époque de la Renaissance, n'exprimait pas quelque chose de particulièrement religieux, mais essayait juste de plaire à son client, et peut-être de se faire en même temps plaisir. En pratique, ce n'est donc pas le problème que cela peut sembler être en théorie. Très souvent - par exemple dans le cas de morceaux brisés de sculptures gothiques - les figures sont si abîmées que l'on ne sait pas même ce qu'elles représentent ; on ne sait plus, depuis longtemps, si c'est Saint Matthieu, Saint Marc ou le prophète Jérémie. Mais cela n'a pas d'importance : c'est juste une magnifique tête de vieil homme, à la belle chevelure bouclée, à la longue barbe, et avec une expression très forte. On peut l'admirer et en retirer quelque chose sans précisément savoir qui elle était censée représenter.
Inversement, dans l'art bouddhique d'Orient, il y a des images qui nous laissent froids car elles sont mal exécutées. Toutes les œuvres d'art représentant des Bouddhas ne sont pas des chefs-d'œuvre. Mais, ici ou là, on trouve une image, une peinture ou une sculpture pleine de sens. La promotion de la création et de l'appréciation des œuvres d'art font tout à fait partie de l'activité du bodhisattva, tout comme le sont l'approfondissement et la dissémination du savoir dans d'autres domaines de connaissance qui conduisent à la découverte et à l'expression de la vérité et de la beauté.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.