Le dana, ou générosité, est tout au sommet de la liste des perfections pour une excellente raison, qui est que notre tendance naturelle n'est pas de donner, mais de prendre. Si quelque chose de nouveau se présente, que ce soit dans le domaine de notre travail ou du chez soi, de l'activité professionnelle, du sport, des distractions, notre réaction habituelle, du moins à demi-consciente, est : « Qu'est-ce que j'ai à y gagner ? » Cette tendance de référence à soi-même, cette saisie, est toujours présente. Le fait qu'elle soit mise en plein centre de la roue de la vie est une reconnaissance du fait que l'avidité - non le désir sain et ordinaire, mais l'avidité - occupe une place très importante dans notre vie et dans notre activité. En fait, elle domine notre vie, du moins inconsciemment. Nous sommes tous pris dans les griffes de l'avidité, emportés, poussés par cette soif. Tout ce que nous faisons, tout ce qui nous intéresse, a un élément de référence à nous-même.
Si nous voulons tant soit peu nous approcher de l'Éveil, nous devons renverser cette tendance. Le don est la première paramita parce qu'il est directement opposé à la saisie. C'est comme si l'enseignement disait : « Tu peux ne pas être très scrupuleux. Tu peux ne pas être capable de méditer même cinq minutes à la fois. Les années peuvent passer sans que tu ne parcoures les écritures. Mais si tu aspires à mener n'importe quelle sorte de vie élevée, alors au moins, donne. » S'il vous est difficile de vous séparer des choses, difficile de considérer les besoins des autres, vous n'irez pas très loin, spirituellement parlant. Mais d'un autre côté, si vous êtes un tout petit peu généreux, alors, quoi que vous soyez d'autre, il y a de l'espoir pour vous, spirituellement parlant. Voilà le message du Mahâyâna.
Ce n'est pas qu'une question de donner ses possessions. La générosité est avant tout une attitude de cœur et d'esprit, de tout l'être en fait. Walt Whitman dit : « Quand je donne, je me donne moi-même », et c'est bien là l'attitude du bodhisattva. En oubliant les définitions traditionnelles pour le moment, nous pourrions peut-être définir un bodhisattva comme étant quelqu'un qui se donne, à tous, tout le temps.
Les écritures bouddhiques on beaucoup à dire au sujet du dana, et c'est aussi un thème populaire des discours en Orient. Les écritures considèrent le don sous différents titres, comme elles ont tendance à le faire avec tous les sujets, les divisant, les sous-divisant et les sous-sous-divisant. On peut parfois s'y perdre un peu, mais cette approche systématique est très utile pour une étude sérieuse. Je voudrais ici suivre la tradition, sans oublier en même temps que nous sommes concernés par l'esprit du don, et pas seulement par les détails techniques. Les écritures traitent généralement du dana selon les catégories suivantes : à qui donner, ce qui est donné, comment cela est donné, et pourquoi cela est donné.
D'abord, à qui un don doit-il être donné ? En principe, tous les êtres sensibles, sans exception, sont l'objet de la générosité du bodhisattva, et il est important d'avoir cet idéal, même si en pratique très peu de gens sont jamais en mesure de faire bénéficier toute la race humaine. Plus spécifiquement, les écritures mentionnent trois catégories de bénéficiaires auxquels le bodhisattva devrait tout particulièrement prêter attention. D'abord le bodhisattva devrait donner à ses propres amis et à sa famille. Ce n'est pas la peine d'être aimable et amical envers des étrangers tout en étant une personne difficile, malaisée ou désagréable à vivre, voir même cruelle. La charité commence vraiment par soi-même mais ne s'arrête pas ou ne doit pas s'arrêter là. Dans la pratique du metta-bhavana, on commence par développer un sentiment de bienveillance envers soi-même. Puis on étend ce sentiment de plus en plus largement, en commençant par les personnes qui sont dans la pièce, puis toutes celles qui vivent dans la ville, le pays, le continent, la planète, et finalement l'univers tout entier. On étend la metta non seulement aux êtres humains mais à tous les êtres vivants, quels qu'ils soient. De façon similaire, la générosité devrait commencer à côté de nous, et nous devrions ensuite essayer de l'étendre aussi largement que nous pouvons le faire.
La deuxième catégorie de gens qui sont particulièrement bénéficiaires de la générosité du bodhisattva sont les pauvres, les malades, les affligés, les sans-défense - et parmi ces derniers, la tradition inclut tous les animaux. Et troisièmement, le bodhisattva est exhorté à donner à ceux qui mènent une vie spirituelle à plein temps. Le bouddhisme considère traditionnellement comme un devoir de la société de soutenir tous ceux qui sont engagés dans n'importe quelle sorte d'activité religieuse supérieure : les nonnes, les lamas, les maîtres spirituels, etc. Mais idéalement, le principe pourrait être élargi jusqu'à inclure tous ceux qui sont engagés dans un travail créatif exprimant des valeurs supérieures, comme les artistes, les musiciens, les écrivains. En même temps, le genre de société idéale où existerait un tel devoir ne tenterait nullement de contraindre la personne religieuse ou l'artiste à se conformer aux idées et aux idéaux de la société. La condition au moins implicite du soutien venant de la communauté est généralement que la personne soutenue doit, en retour, soutenir le statu quo. Mais d'un point de vue bouddhique, c'est ne pas comprendre du tout la nature et la signification de la vie spirituelle et créative. Le soutien devrait être donné librement, sans aucune condition.
Deuxièmement, ce qui est donné, ou peut être donné. Potentiellement, tout ce qui peut être possédé peut être donné. Mais pour nous aider plus spécifiquement il y a une liste de six sortes de choses qui peuvent être données sous forme de dana. La liste commence avec les choses de base : la nourriture, des vêtements, un abri.
Dans les pays bouddhistes orientaux, comme dans la plupart des sociétés traditionnelles, la générosité et l'hospitalité sont des aspects normaux du quotidien. Les gens pratiquent la générosité tous les jours, juste pour ne pas en perdre l'habitude. Nous prenons quelque chose tous les jours, ne serait-ce que l'air et la nourriture ; pourquoi ne pas donner quelque chose tous les jours ? Les familles bouddhistes ont tendance à prêter attention à leur rencontre avec un mendiant ou un moine à qui donner de la nourriture, ou une personne pauvre à qui donner quelques pièces ou un peu de riz. Le don peut être petit mais au moins ces familles cultivent l'habitude de donner, de sorte que la générosité fait partie du tissu du quotidien. Il y a un don constant pour contrebalancer le fait de prendre constamment, qui ne vient que trop naturellement.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre Bbuddhiste Triratna de Paris 2006.