De ces trois domaines, le plus fondamental est, bien sûr, la nourriture. Vous avez mangé il y a peu de temps, et j'en ai fait de même. Manger fait simplement partie du quotidien. Certaines personnes, dans certains endroits, ne peuvent manger qu'une fois par jour, voire un jour sur deux, mais la plupart d'entre nous mangeons plusieurs fois par jour ; la nourriture a une place très importante dans notre vie, et en occupe de très nombreuses heures. Une activité à laquelle nous accordons tant de temps, d'énergie et d'argent, et pour laquelle nous avons besoin d'arrangements particuliers dans notre maison sous la forme d'une cuisine, d'une salle à manger et d'ustensiles, doit très certainement être mise sous l'influence de nos principes bouddhiques.
Le principe le plus important ici est la non-violence, la vénération envers la vie. Cela veut dire, parmi beaucoup d'autres choses, être végétarien. Certains soûtras du Mahâyâna disent que le bodhisattva ne peut pas plus penser à manger la chair d'un être vivant qu'une mère ne peut penser à manger la chair de son enfant. Si l'on veut pratiquer le shila, on doit donc certainement faire un pas en direction du végétarisme. Parfois, les circonstances chez soi peuvent rendre cela difficile - il peut être impossible d'être strictement végétarien - mais au moins on peut avancer dans cette direction, par exemple en ne prenant ni viande ni poisson certains jours de la semaine, ou en certaines occasions. Personne n'est parfaitement non-violent, c'est toujours une question de degré. Mais nous devrions vénérer la vie autant que cela est possible ; c'est bien sûr un aspect du lien païen avec la nature dont nous avons parlé. Pratiquer le végétarisme est une application directe du principe qui guide la vie du bodhisattva : le principe de la compassion.
Il doit être dit que le Bouddha lui-même n'insistait pas sur le végétarisme. Il considérait qu'il était plus important pour ceux qui mendiaient leur nourriture de pratiquer le fait de ne pas avoir de préférence et d'accepter ce qu'on leur donnait si, du moins, ils étaient sûrs que si on leur offrait de la viande, on n'avait pas tué spécialement pour eux. Il semble cependant surprenant que si peu de bouddhistes, en Orient, aient par la suite essayé d'encourager lorsque c'était possible l'application fondamentale d'un principe bouddhique de base. Dans les dures conditions climatiques du Tibet, les denrées alimentaires végétariennes sont certainement rares, mais nombre de bouddhistes tibétains vivant en Inde continuent à manger de la viande même s'ils n'ont plus besoin de le faire. Les bouddhistes thaïlandais et birmans mangent encore plus de viande, et la majorité des moines et des laïcs de Sri Lanka ne sont pas non plus végétariens. Le Soûtra de l'Entrée à Lanka contient un chapitre entier dédié au fait que manger de la viande n'est ni habile ni favorable, mais les gens ne semblent pas le prendre très au sérieux.
En lien avec ceci, certains enseignements tantriques, mal compris, jouent un rôle. Certains lamas tibétains disent que si l'on chante certains mantras en tuant un animal, sa conscience est immédiatement libérée et va vers une sorte de paradis. Certains vont jusqu'à dire que le fait que la chair d'un animal passe à travers leur système digestif garantit la libération de cet animal. Il n'est pas possible de prouver la véracité ou la fausseté d'une telle déclaration, mais cela ressemble fortement à de la rationalisation.
Les bhikkhus thaïlandais que je connaissais en Inde disaient souvent que, comme les laïcs leur donnaient de la viande, ils ne pouvaient pas la refuser : elle était juste mise dans leur bol à aumônes. Mais les laïcs étaient des bouddhistes et l'avaient été depuis des centaines d'années, et les bhikkhus leur avaient appris tout un tas de choses, par exemple des façons compliquées, pour les femmes, de faire des offrandes sans entrer en contact physique avec eux. S'ils pouvaient enseigner aux laïcs de telles choses, pourquoi n'auraient-ils aussi pu leur apprendre à ne pas leur offrir de la viande ? Après tout, ils pouvaient expliquer que certaines sortes de viandes étaient prohibées et, selon le Vinaya du Théravada, ne devaient pas être offertes : la viande humaine, celle de tigre, etc. Ne pouvaient-ils pas leur demander de s'abstenir d'offrir les viandes de toute sorte ?
Quand je séjournais chez certains de mes amis bhikkhus thaïlandais - qui plus est à Bodh Gayâ, le lieu de l'Éveil du Bouddha - tous les plats que je mangeais contenaient de la viande. Parfois, quand je mangeais avec ces amis, la seule chose que je pouvais manger était du riz. Ils n'étaient cependant pas très compréhensifs : ils sentaient clairement que j'étais juste bizarre et qu'ils n'avaient aucune obligation de m'aider avec la difficulté que je m'étais créée.
Les moines cinghalais étaient beaucoup plus compréhensifs. Certains bhikkhus cinghalais sont végétariens, et les bhikkhus sont très coopératifs avec cela. Les Tibétains, lorsqu'on les questionne sur ce sujet, disent souvent : « Oui, nous savons que nous devrions être végétariens, mais c'est difficile au Tibet. ». Ils font une exception lors de toutes les pujas et pratiques spirituelles dédiées aux bodhisattvas Tara et Avalokiteshvara. Ils sont alors végétariens, même si les pujas durent dix jours, parce que Tara et Avalokiteshvara sont spécifiquement associés à la compassion.
En plus d'être végétarien, on devrait pratiquer la bienveillance envers soi-même en mangeant de la nourriture pure et saine (« pure », ici, ne voulant pas dire raffinée au point de ne contenir plus rien de bon). En outre, on ne devrait manger que ce qui est nécessaire pour se maintenir en bonne santé. On oublie parfois que l'utilité de la nourriture est simplement de permettre la continuation du corps. Si l'on mange une alimentation de subsistance, comme c'est le cas dans de nombreux endroits du monde, on sait cela très bien, mais ce n'est pas aussi évident en Occident, où l'on a un régime optimal, pour ne pas dire plus.
On ne devrait pas non plus manger de façon névrotique : on ne devrait pas utiliser la nourriture pour tenter de satisfaire d'autres besoins. Et l'on devrait manger tranquillement et paisiblement. De nos jours, beaucoup de gens font des repas d'affaires, au cours desquels ils essaient en même temps de faire des affaires et de manger. C'est une conduite grossièrement non-civilisée. Manger devrait se faire calmement et paisiblement, même méditativement. Manger dans un restaurant ou dans un bar, où il y a beaucoup de bruit et de conversations sonores, n'est bon pour aucune personne sensible et attentive. Le principe, ici, est que l'on devrait manger avec attention, avec une conscience complète de ce que l'on est en train de faire. On ne devrait pas manger en lisant son journal au petit-déjeuner, ou en ayant une dispute familiale, ou même en discutant de choses pratiques.
Comme exemple d'attention dans ce domaine, il n'y a rien de plus beau que la cérémonie du thé japonaise. Un petit groupe de gens se rassemblent dans un endroit calme, comme une petite maisonnette au fond d'un jardin, et ils s'assoient autour d'un petit poêle à charbon, écoutant la bouilloire qui se met à frémir. Puis, avec des mouvements lents, grâcieux, délicats et pleins d'attention, le thé est versé et passé aux invités. Et les gens sirotent leur thé, assis paisiblement côte à côte, présents à cette activité quotidienne et ordinaire qu'est boire du thé.
La cérémonie du thé japonaise démontre à quel pic de perfection les actes du quotidien peuvent être élevés quand on les fait avec attention. En fait, quoique cette affirmation puisse aisément être mal comprise, on pourrait presque dire qu'il vaut mieux manger son steak aux oignons en pleine conscience que son burger végétarien sans conscience. Le point essentiel, ici, est que même manger, cette activité si ordinaire, peut être transformé en une sorte d'art - un dô, pour employer le mot japonais. Une personne qui mangerait et boirait en pleine conscience tous les jours, année après année, pourrait même en bénéficier spirituellement autant qu'elle bénéficierait d'une pratique régulière de la méditation. Pour s'encourager à être attentif de cette façon, on peut se rappeler quelques mots appropriés, ou réfléchir à la source de la nourriture que l'on est en train de manger.
Un autre domaine de l'éthique, particulièrement important en Occident, est lié au travail. Nous avons tendance à penser que tout le monde devrait travailler - c'est-à-dire travailler pour de l'argent ; nous pensons que c'est mal, que c'est même un péché de ne pas gagner sa vie. Nous avons déjà considéré ceci comme un exemple de moralité conventionnelle. C'est sans aucun doute hérité du protestantisme. Certaines personnes ne peuvent pas prendre quelques jours de congés, ou passer quelques heures de plus au lit le matin, sans s'en sentir terriblement coupables. Nous pensons en général que nous devrions faire quelque chose. Parfois, le seul fait de voir une personne simplement assise et ne faisant rien de particulier nous agite, nous rend mal à l'aise, et nous voulons la faire bouger, comme si le seul fait que cette personne ne fasse rien alors que nous sommes si occupé était une menace personnelle.
Ce n'est pas une chose nouvelle. On la trouve par exemple dans les Évangiles, dans l'histoire de Marthe et de Marie. Marthe s'active pour que tout soit prêt, tandis que Marie reste simplement aux pieds de Jésus, l'écoutant alors qu'il y a un repas à préparer et à servir, et de la vaisselle à faire. Marthe est très indignée ; Jésus, cependant, dit que Marie a choisi la bonne part. En Occident, nous avons tendance à être des Marthe plutôt que des Marie ; ce sens que nous avons que nous devrions faire quelque chose est une sorte de maladie.
Pour autant que nous le sachions, le Bouddha n'a jamais travaillé. Il naquit dans une famille aisée et aristocratique. Il avait beaucoup de serviteurs. Selon tous les récits, il passait la plupart de son temps dans des palais, avec des chanteuses, des danseuses et des musiciens. Puis, après avoir quitté chez lui et être devenu mendiant, les gens lui donnaient de la nourriture et des vêtements. Il n'a jamais rien fait pour gagner sa vie. Bien sûr, il enseignait le Dharma, mais il l'aurait fait de toute façon : c'était sa nature, comme la nature du soleil est de briller. Il ne travailla jamais pour gagner de l'argent, il ne fit pas un seul jour de travail de toute sa vie.
J'ai jusqu'à maintenant parlé du travail dans le sens d'emploi rémunéré, mais il y a le travail créatif. Le travail créatif est en fait une nécessité psychologique. Il peut prendre différentes formes : élever et éduquer des enfants, écrire, peindre ou cuisiner, ou s'engager dans un projet social constructif. Produire, créer, est un besoin humain. Mais il n'a pas à être associé à un emploi rémunéré. Dans une société idéale, personne ne devrait travailler pour un salaire. On donnerait à la communauté ce que l'on peut, et la communauté donnerait à chaque personne ce dont elle a besoin.
Cet état de choses est cependant sans doute encore lointain et, en attendant, nous devons gagner notre vie et être employé dans le sens ordinaire ; nous devons donc appliquer les principes des moyens d'existence justes. Brièvement, cela veut dire travailler sans exploiter les autres, ni de façon dégradante pour soi. Et, quel que soit notre emploi, il devrait toujours nous laisser du temps pour l'étude, la méditation, les rencontres avec nos amis et d'autres activités positives et créatives.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.