Un autre aspect de la vie qui affecte presque tout le monde, d'une manière ou d'une autre, de façon formelle ou informelle, est le mariage. La conception bouddhique du mariage est bien différente de la conception occidentale traditionnelle. Pour commencer, le mariage, dans le bouddhisme, n'est considéré ni comme un sacrement religieux, ni comme un contrat légal. Selon la tradition bouddhique, le mariage est simplement une relation humaine qui est reconnue par la société, représentée par les amis et la famille.
En Occident, la robe blanche, le bouquet de la mariée, les sonneries de cloches de l'église et toutes les choses de ce genre ne sont plus de rigueur comme elles l'ont été, mais dans l'Orient bouddhiste, il n'y a jamais eu de cérémonie de mariage comme cela. Quand quelque chose est fait pour marquer l'événement, le couple concerné organise une fête pour les amis et la famille, et annonce juste officiellement qu'ils vivent ensemble. Un de mes amis du Sikkim et sa femme n'ont fait cette fête qu'après avoir vécu vingt ans ensemble, et après que les enfants avaient grandi. Mais pendant toutes ces années, ils n'étaient pas considérés comme « vivant dans le péché ». Si un homme et une femme vivent ensemble, ils sont mariés. C'est la vue bouddhique. Le mariage consiste en une vie commune, et non en un contrat légal, une convention sociale ou même une annonce officielle. Le mariage est avant tout la relation elle-même. Après la fête tenue pour démarrer ou célébrer la relation, le couple peut aller au temple ou au monastère voisin et demander une bénédiction, mais ce n'est pas une cérémonie de mariage. Les moines peuvent bénir la relation, mais ils ne la créent pas - ils la reconnaissent simplement, donnant leur bénédiction pour que le couple vive heureux, en accord avec l'esprit du Dharma, s'aidant mutuellement à pratiquer les enseignements du Bouddha.
Dans ce contexte, il n'est pas surprenant que dans tous les pays bouddhistes, depuis des siècles, il n'y ait jamais eu de difficulté à dissoudre un mariage, si ceux qui sont concernés le désirent. Aussi, après le mariage, la femme garde son propre nom. Ceci est de plus en plus fréquent en Occident, mais ici c'est une chose assez neuve, tandis qu'en Orient il n'en a jamais été autrement. Dans les pays bouddhistes d'Orient, il n'y a pas un modèle unique de relation de mariage ; le bouddhisme ne dit nulle part que la monogamie est la seule forme de mariage possible. La monogamie, la polygamie et même la polyandrie existent dans les pays bouddhistes et sont considérés comme tout à fait respectables. Les bouddhistes portent entièrement leur attention sur la qualité des relations humaines entre ceux qui sont concernés.
Voilà, très brièvement, les points de vue bouddhiques ordinaires sur la nourriture, le travail et le mariage, trois aspects clefs du shila, la pratique essentiellement tournée-vers-soi de la vie du bodhisattva. Mais nous ne devons pas oublier que c'est la shila paramita qui nous intéresse ici : le shila en tant que perfection, le shila uni à la sagesse. La droiture, aussi soigneusement observée soit-elle, n'est pas une fin en elle-même mais un moyen, un moyen d'aller vers l'Éveil. En fait, selon le bouddhisme, si le shila est considéré comme une fin en soi, il devient un obstacle. Il en est de même avec le dana, la générosité. Le dana comme fin en soi est humanitarisme ou philanthropie séculière ; c'est bien, mais ce n'est pas suffisant. La seule vraie raison de pratiquer le dana et le shila est comme des moyens pour aller vers l'Éveil, pour soi-même et pour tous les êtres sensibles.
J'ai parlé plus tôt de la possibilité de conflit entre la pratique du dana et celle du shila. Shantideva y fait référence dans le Bodhicaryâvatâra :
Qui que ce soit qui, ayant atteint l'Éveil, commence à agir, devrait ne penser à rien d'autre. Dans la mesure où cela peut être accompli, c'est au moyen d'une application de la totalité de son être. De cette manière, tout est bien fait. Sans cela, les deux (intérêts en conflit du dana et du shila) peuvent ne pas être réalisés. Et le défaut de la non-attention (samprajanya) va se développer plus avant.
Shantideva suggère que ce conflit potentiel peut être résolu si l'on agit toujours avec attention, réflexion, soin et pleine conscience. Si votre attention est suffisamment forte, tout conflit entre les demandes respectives du dana et du shila sera résolu, presque automatiquement. Supposons, par exemple, qu'un moine rencontre une femme très malade. Naturellement, il voudra lui donner des remèdes et s'occuper d'elle. Mais parce qu'elle est une femme, passer trop de temps à s'occuper d'elle peut le conduire à mettre en péril ses vœux monastiques et à compromettre sa pratique du shila. Un conflit s'élève donc dans le contexte de sa vie monastique. Mais cela ne fait rien. Si ce moine garde son attention et sa pleine conscience, quoi qu'il fasse, il résoudra ce conflit.
D'un point de vue historique, il semble que certains membres de la sangha aient fait l'expérience d'une tension entre les exigences du dana et les exigences du shila. Certaines des règles monastiques étaient très strictes et, on peut le penser, pouvaient restreindre les activités du bodhisattva. Il y avait par exemple des règles enjoignant de ne pas enseigner le Dharma à des gens portant un turban ou une épée. Le bodhisattva, par la force de son désir de donner la doctrine, peut bien écarter ces règles. Techniquement, il enfreint alors certains shilas de la loi monastique. Mais Shantideva dit en fait : « Un conflit apparaîtra, mais cela ne fait rien. » Soyez attentifs, soyez conscients, dans tout ce que vous faites, et tout se passera bien, en ce qui concerne le dana, le shila et tout le reste.
C'est certainement ce que j'ai constaté durant mon temps en Inde, en particulier quand je faisais des choses avec amis bhikkhus thaïs, qui étaient habituellement très stricts quant à l'observance des règles monastiques. Il y avait souvent un véritable conflit entre les règles et les exigences de la situation. Supposons que quelqu'un vous ait demandé de faire une conférence commençant à 10 heures et ayant toutes les chances de ne pas finir avant 13 heures. Quand mangeriez-vous ? Vous n'être pas censé manger après midi : pour un moine strict, c'est une chose très importante. Nous discutions de la situation entre nous. Devrions-nous annuler la conférence afin de pouvoir observer règle de midi, ou y aller et ignorer la règle, ou peut-être même jeûner jusqu'au lendemain matin ? Certains moines étaient heureux de jeûner, mais d'autres ne le voulaient pas du tout. Après une longue discussion nous tombions d'accord pour prendre notre repas une heure plus tard. Les bhikkhus disaient : « Ce n'est pas grave, c'est pour le bien du Dharma. » Bien qu'ils aient été de stricts théravadins, ils adoptaient une approche plus mahâyâniste. En d'autres occasions, il fallait nous rendre quelque part en charrette tirée par des bœufs, ce qui est aussi prohibé par les règles monastiques ; mais il n'y avait pas d'autre moyen de transport. Si nous avions marché, nous serions arrivés trop tard pour donner nos conférences.
Un bon nombre de moines de la tradition Théravada, de nos jours, font l'expérience d'un conflit entre leur désir de propager le Dharma et les exigences des règles monastiques qui entravent leur travail de bouddhistes. Ce genre de choses a dû arriver fréquemment en Inde, alors que la société changeait, que le Mahâyâna se développait et que, peut-être, certaines règles étaient interprétées trop étroitement. Shantideva est cependant rassurant et dit que si l'on est toujours attentif, de tels conflits seront non seulement résolus mais que l'on n'en fera plus l'expérience en tant que conflits de la même manière. C'est là l'union des opposés vers laquelle conduisent tous les aspects de l'idéal du bodhisattva.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.