Quatrièmement, le bodhisattva peut, dans certaines circonstances, être amené à donner sa propre vie. Cette façon de donner est le sujet de maints contes des Jatakas (les Jatakas étant des histoires racontant les vies antérieures du Bouddha). Certaines de ces histoires peuvent sembler affreuses, mélodramatiques ou simplement bizarres. L'histoire du prince Vessantara, par exemple, décrit le bodhisattva (le « bodhisattva », dans ce contexte, étant celui qui allait devenir le Bouddha) donnant sa femme et ses enfants. Pensant peut-être à des événements dans notre société actuelle, nous pouvons être enclins à nous sentir contrariés ou outragés à cette idée. La femme et les enfants du bodhisattva étaient-ils sa propriété au point qu'il puisse les donner comme n'importe quel autre bien ? Et bien sûr, dans notre société des hommes - et parfois des femmes - ont abandonné leur propre famille non pas pour des raisons nobles ou altruistes, mais simplement en vue de leur propre bonheur personnel.
Mais l'histoire du Prince Vessantara (qui vient après tout d'un contexte culturel très différent du nôtre) cherche à illustrer comment un bodhisattva peut devoir abandonner même ceux qui lui sont naturellement les plus chers. Pour certains, cela peut être un sacrifice plus difficile encore que de donner leur propre vie. Cette dernière chose, le bodhisattva héros des contes des Jatakas la fait aussi, sacrifiant un jour sa vie à une tigresse affamée afin qu'elle puisse nourrir ses petits.
Il est peu probable que nous nous trouvions dans ce genre de situation, mais nous ne devons jamais oublier que si nous prenons le bouddhisme au sérieux, il peut être nécessaire, dans certaines circonstances, de faire de grands sacrifices pour nos idéaux. En Occident, pour le moment, si nous voulons pratiquer le bouddhisme, personne ne peut nous en empêcher. Nous pouvons étudier des textes, nous pouvons méditer, nous pouvons pratiquer le dana, nous pouvons faire des cérémonies rituelles, nous pouvons faire tout ce que nous voulons, et nous avons la chance que cela puisse être ainsi. Mais ce n'est pas le cas dans toutes les parties du monde, même aujourd'hui. Nous devons reconnaître quelle chance nous avons d'avoir la liberté religieuse.
Nous pouvons même être prêts à sacrifier notre vie pour nos principes. Dans les circonstances présentes, il peut nous être assez facile de nous rendre à notre cours de méditation ; mais imaginons que nous devions nous rendre aux cours de méditation dans l'obscurité, avec la crainte de la police ou d'un dénonciateur. Si nous méditions, lisions un livre sur le bouddhisme, nous levions et parlions du Dharma au péril de notre vie, comme c'est le cas dans certains pays, le ferions-nous ? Ou bien penserions nous « Oh, je serai bouddhiste dans une vie future, dans celle-ci c'est trop difficile. » Cela ne veut pas dire qu'il soit une vertu de négliger sa vie de façon insouciante et ostentatoire, mais nous devons nous demander si nous serions prêts à faire ce sacrifice s'il était nécessaire.
L'aspect suivant du dana est le don des mérites. L'idée que si l'on fait une bonne action une certaine quantité de mérite est pour ainsi dire créditée à notre compte et s'y accumule est une idée prédominante dans le Théravada. C'est une bonne idée dans la mesure où elle encourage les gens à faire des actions habiles et favorables, mais elle tend à encourager l'individualisme : on peut commencer à penser à la vie spirituelle en termes d'accumulation d'une richesse personnelle de mérite. J'ai un jour entendu l'exemple d'un mendiant jaïn qui avait fait des austérités pendant de nombreuses années - je ne crois pas qu'il s'allongeait sur une planche à clous, mais il jeûnait et se menait vraiment la vie dure - engrangeant ainsi une très grande quantité de mérite (apparemment il y avait une unité de mesure du mérite). Mais finalement il décida de cesser sa vie de mendiant, de retourner à la vie laïque, et de se lancer dans les affaires. Il se trouva qu'il connaissait un autre mendiant qui n'avait pas beaucoup de mérite mais avait de l'argent. Le premier mendiant vendit donc son mérite au second et, avec l'argent, se lança dans les affaires. C'est le genre de choses qui peut se produire si l'on prend l'idée de mérite trop littéralement.
Mais le Mahâyâna vint et, si l'on peut dire, affirma : « Nous ne pouvons pas avoir ce non-sens individualiste. Mais, en même temps, les gens sont très attachés à l'idée de mérite. Ils le considèrent comme une sorte de possession, acquise en faisant de bonnes actions. Très bien, demandons-leur de donner leur mérite, ou du moins de le partager. » De cette manière, le Mahâyâna alla à l'encontre de l'individualisme de l'approche précédente. On ne devrait donc pas serrer ses vertus contre soi, comme si elles étaient notre enfant préféré dont dépendent tous nos espoirs. Francis Bacon, le philosophe anglais, a dit que l'argent est comme le fumier, il vaut beaucoup plus s'il est répandu, et on pourrait en dire autant du mérite.
Finalement, nous en venons au don du Dharma, le don de la vérité. C'est le plus grand de tous les dons. On peut donner à une personne des choses matérielles, une sécurité psychologique, de l'éducation et de la culture. On peut sacrifier sa vie et ses membres, ou même partager son précieux mérite. Mais le meilleur don de tous est le partage de la vérité que l'on a comprise, peut-être après beaucoup d'effort, de douleur et de difficulté. Ce don de l'enseignement, par la parole, par les préceptes ou en donnant l'exemple, est traditionnellement le devoir spécifique des moines, des lamas, etc. Mais le Mahâyâna insiste sur la possibilité pour tous de prendre part à cette grande responsabilité. En fait, nous ne pouvons nous en empêcher. Nous donnons tout le temps : quelque chose vient de nous, rayonne de nous tout le temps. Si nous avons assimilé quelque chose du bouddhisme, il est inévitable que nous l'exprimions dans nos interactions avec d'autres gens.
Cela ne veut pas dire mettre le bouddhisme sur le tapis à chaque occasion possible - ou impossible ! On doit faire attention à ne pas devenir un grand casse-pieds bouddhiste. Il n'y a aucun besoin d'être comme l'ardent catholique d'une histoire de G. K. Chesterton qui amène inévitablement l'Église dans toute conversation, de sorte qu'une discussion à propos de la pêche mène inévitablement aux mérites de ce grand pêcheur, Saint-Pierre. On peut communiquer sa sensibilité spirituelle bien plus subtilement et naturellement que cela.
Les personnes qui enseignent le Dharma doivent constamment s'assurer que les méthodes qu'elles recommandent en tant que moyens de développement personnel aident vraiment ceux à qui elles s'adressent. On ne devrait pas présumer qu'un programme de méditation, de pujas et conférences aidera tous les gens à croître spirituellement. On doit sans cesse réévaluer l'effet qu'ont les méthodes utilisées. Rien ne doit devenir une évidence.
Lorsque les gens disent qu'ils sont intéressés par le bouddhisme, très souvent ils ne sont pas vraiment intéressés par le développement spirituel, mais ils cherchent quelque chose d'autre : des solutions à leurs problèmes psychologiques, ou de la camaraderie, ou juste un endroit où aller. D'autres personnes, en revanche, se déclarent non-intéressées par le bouddhisme mais peuvent progressivement s'intéresser à ce que bouddhisme a vraiment à offrir. Un bodhisattva en herbe souhaitant donner le Dharma peut bien passer du temps avec de telles personnes, même si elles disent : « Non, je ne suis pas intéressée par le bouddhisme. » Celles qui disent : « Je veux le bouddhisme » ne le veulent toutes réellement ; de même, celles qui disent : « Je ne suis pas intéressée par le bouddhisme » y sont parfois réellement intéressées. Le don du Dharma demande vraiment beaucoup de sensibilité et de discernement.
Ayant considéré quoi donner, on doit considérer comment donner. La tradition nous conseille de plusieurs façons à ce propos. Tout d'abord, nous dit-on, on devrait donner avec courtoisie. Je suis désolé de dire qu'en Orient les gens ne respectent pas toujours ce précepte, au moins quand il s'agit de donner à des mendiants ; quand ils voient quelqu'un mendier au bord de la route, ils sont parfois capables de jeter une pièce avec un grand mépris. Mais selon le bouddhisme, lorsque l'on donne, que ce soit à un mendiant ou même à un animal, on devrait le faire avec courtoisie. Puis, on devrait donner joyeusement. À quoi bon donner en fronçant les sourcils ? Cela casse la moitié de l'effet. On devrait aussi donner avec promptitude. Ce n'est pas une chose triviale : la vie d'une personne dépend parfois de la rapidité de notre générosité.
Ensuite, il est important de donner sans le regretter après, d'être heureux de l'avoir fait, de ne pas se torturer l'esprit pour savoir si l'on a bien fait et, bien sûr, de ne pas en parler après. Certaines personnes trouvent difficile de résister au plaisir de faire savoir à tout le monde à quel point elles sont généreuses. Enfin, pas toujours exactement. Je me souviens d'une réunion publique, en Inde du Sud, au début du temps où j'y vivais. Avant la réunion, quelqu'un avait contribué en envoyant une toute petite somme d'argent. Et au milieu de la réunion il se leva et dit à voix haute à l'organisateur : « Avez-vous reçu ma contribution ? » L'esprit de la vraie générosité est très tranquille, n'attirant jamais l'attention sur lui.
Puis, disent les soûtras du Mahâyâna, donnez aux ennemis tout comme aux amis. Si notre ennemie a besoin d'aide, nous devrions lui donner tout comme nous donnons à notre amie. Et, disent-ils, ne faites pas de différence entre la soi-disant bonne personne et la soi-disant personne malfaisante quand vous donnez. Enfin, nous dit-on, nous devrions donner partout et toujours « en observant les bonnes proportions », c'est-à-dire en donnant aux gens selon leurs besoins réels, et non selon leurs désirs apparents.
Ayant considéré ce qui devait être donné, à qui et comment, il nous reste une dernière chose à considérer : pourquoi ? Certaines personnes sont motivées à donner - parfois à grande échelle - pour accroître leur réputation. En Inde, des multimillionnaires donnent parfois de grosses sommes d'argent à des hôpitaux ou à des dispensaires à condition que soit mis en évidence - de préférence en grandes lettres au-dessus de l'entrée - le nom du donateur dont la générosité a permis la réalisation du projet.
D'autres personnes sont généreuses pour « amasser des trésors dans le ciel ». Mais, selon le bouddhisme, ce n'est pas du tout une idée noble. Le Bouddha enseigna bien que, si l'on mène une vie vertueuse, on récoltera les récompenses de sa vertu, mais on ne devrait pas mener une vie vertueuse avec ce but en tête. Il est plus approprié de considérer que, s'il y a quoi que ce soit qui puisse être gagné personnellement de la générosité c'est simplement que, grâce aux actions généreuses, on peut vaincre l'avidité et donc s'approcher un peu de l'Éveil - non pas juste pour soi, mais pour le bénéfice de tous les êtres sensibles.
Cette question de motivation nous mène du sujet du don ordinaire, le dana, à celui de la dana paramita, la perfection du don. Le mot paramita veut dire littéralement « ce qui conduit à l'autre rive », l'autre rive étant le nirvana. La tradition parle de six ou de dix paramitas, mais en un sens il n'y en a qu'une, la prajña paramita, la perfection de la sagesse, la réalisation directe de la réalité. La dana paramita est la pratique du don unie à l'expérience de la réalité.
C'est pour cette raison que la dana paramita est souvent qualifiée de trimandalaparishuddha, d'« appartenant à un triple cercle de pureté », triple parce que dans l'acte du don il n'y a pas d'idée de moi ou d'idée que « je donne », pas d'idée de qui reçoit, et pas d'idée d'acte de don. Ce n'est pas un don fait dans un état d'absence ou d'inconscience ; au contraire, il y a pleine conscience, parfaite et claire : on donne naturellement, spontanément, inépuisablement. On donne à partir des profondeurs de son expérience de la réalité, de son union avec l'esprit de la compassion en accord avec les besoins des êtres sensibles.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.