Selon le canon en pâli, juste après que le Bouddha a atteint l'Éveil ou, plutôt, alors qu'il explorait encore les différentes facettes de cette expérience, que nous considérons habituellement comme une seule expérience indifférenciée, il prit conscience d'une très puissante aspiration. Il sut qu'il lui fallait trouver quelqu'un ou quelque chose qu'il puisse vénérer et respecter. Son impulsion fondamentale, semble-t-il, si peu de temps après son expérience de l'Éveil, a été de vénérer : de regarder vers le haut, et non vers le bas. Après réflexion, il réalisa que, ayant atteint l'Éveil, il n'y avait maintenant personne vers qui il puisse se tourner, puisque personne n'avait atteint ce qu'il avait atteint. Mais il vit qu'il pouvait vénérer le Dharma, la grande loi spirituelle en vertu de laquelle il avait atteint l'Éveil. Il décida donc de se dédier à la vénération du Dharma.
Nous ne saurions nous rappeler cet épisode trop souvent, en particulier parce qu'il est si contraire à l'attitude moderne de ne pas vouloir honorer qui ou quoi que ce soit, ni être redevable à qui ou quoi que ce soit. Nous ne sommes parfois que trop disposés à regarder les autres de haut, mais nous n'admirons pas volontiers, et éprouvons même du ressentiment si d'autres semblent nous être supérieurs de quelque façon que ce soit. Nous sommes généralement assez heureux d'admirer, voire de vénérer la force physique supérieure, la vivacité et la volonté de gagner d'un athlète, mais souvent nous ne sommes pas prêts à respecter ou à vénérer des qualités qui sont supérieures d'un point de vue spirituel.
Quelqu'un a remarqué un jour que dans toute culture où un principe particulier a une importance si fondamentale qu'il est pris pour acquis, aucun mot n'existe dans la langue locale pour décrire ce principe. Une réflexion très intéressante de ce principe est trouvée dans le fait que dans le bouddhisme, aucun mot traditionnel n'existe pour dire « tolérance ». C'est comme si, afin d'apprécier la tolérance du bouddhisme, vous deviez pouvoir le considérer du point de vue d'une tradition ou d'une culture qui ne soit pas tolérante. Traditionnellement, le bouddhisme ne se considère pas comme tolérant. Il ne promeut pas ce concept, ne suggère pas qu'il soit une religion tolérante ; il n'a jamais eu cette sorte de conscience de lui-même vis-à-vis de sa propre nature.
Il en est de même de la hiérarchie. Traditionnellement, le bouddhisme est saturé de hiérarchies, dans une mesure telle que les bouddhistes sont presque incapables de prendre un peu de recul et de voir le bouddhisme comme hiérarchique. Le fait même que la voie spirituelle soit une série d'étapes ou de stades montre à quel point le principe de la hiérarchie fait profondément partie intégrante du bouddhisme. En fait, la vie spirituelle elle-même est inséparable du principe hiérarchique. Il y a une hiérarchie des sagesses : celle au sujet duquel vous lisez et ou dont vous entendez parler (la shruta-mayi-prajña), la sagesse que vous développez par la réflexion (la cinta-mayi-prajña) et, dans sa forme la plus élevée, la sagesse développée en méditation (la bhavana-mayi-prajña). Il y a une hiérarchie des différents niveaux du cosmos, du kamaloka jusqu'au rupaloka et à l'arupaloka. Et bien sûr il y a la hiérarchie des personnes : les arya-puggalas du Théravâda comme les bodhisattvas du Mahâyâna sont organisés en hiérarchies. Il semblerait que le concept de hiérarchie soit absolument fondamental dans le bouddhisme ; sans lui, le bouddhisme tel que nous le connaissons ne pourrait guère exister. Et pour cette raison, peut-être, il n'existe pas de mot ou de concept traditionnel pour la hiérarchie. Il y a certains mots qui expriment l'idée d'une séquence de valeurs croissantes dans un contexte particulier, mais il n'y a pas de terme générique et généralisé couvrant toutes les hiérarchies différentes et plus spécifiques.
Mais quand, en tant qu'Occidentaux, nous abordons le bouddhisme de l'extérieur, sa nature hiérarchique nous frappe. Cela pose des problèmes à certaines personnes, problèmes qui n'en sont pas pour des bouddhistes orientaux qui ont un conditionnement culturel et psychologique différent. En ce qui me concerne, toutefois, après des années en tant que bouddhiste, ma propre difficulté est d'essayer d'avoir de la sympathie pour le concept non-hiérarchique et anti-hiérarchique de l'égalité, qui semble très limité et restrictif. Il me semble que l'inégalité est une des choses les plus évidentes de la vie.
Bien sûr, il y a des vraies hiérarchies et des fausses hiérarchies. Au dix-huitième siècle en Europe, et en particulier en France, la hiérarchie sociale et ecclésiastique était complètement fausse ; elle ne correspondait à aucun fait et à aucune réalité. Par exemple, des favoris à la cour n'ayant pas la moindre prétention d'être pieux étaient nommés évêques. Quand le nom d'un certain homme de cour fut proposé à Louis XV pour le poste d'archevêque de Paris, il objecta : « Non, non, l'archevêque de Paris doit au moins croire en Dieu ! » - ce qui montre jusqu'où les choses étaient allées. En ce qui concerne le pauvre Louis XVI, qui fut guillotiné, son véritable intérêt était la serrurerie, et c'est ce qu'il passait le plus clair de son temps à faire. Il n'avait aucune idée de ce qu'était que gouverner ; en d'autres termes, il n'était pas roi dans le vrai sens du terme.
Finalement, il y eut le grand bouleversement de la Révolution française, et la fausse hiérarchie, dans l'État comme dans le clergé, fut renversée. Cependant, en niant la fausse hiérarchie, le peuple n'affirma pas la vraie hiérarchie mais la non-hiérarchie, l'anti-hiérarchie, d'où la fameuse devise, « Liberté, Égalité, Fraternité ». Nous avons hérité beaucoup de choses de cette période, et en particulier une tendance anti-hiérarchique, une opposition non seulement aux fausses hiérarchies mais aux hiérarchies en tant que telles. C'est dommage. On peut comprendre que les gens, dans la France révolutionnaire, n'aient pas été capables ou n'aient pas voulu faire la distinction entre véritable hiérarchie et fausse hiérarchie. Mais en des temps plus calmes, nous ne devrions pas avoir à rejeter l'idée même de hiérarchie.
Il est parfois dit que toute personne est aussi bonne que toutes les autres, « en tant que personne ». Mais cette supposition est discutable. Ce n'est pas comme si les termes « personne » et « individu » faisaient référence à quelque chose de statique ; ils suggèrent un degré de développement. Et certaines personnes sont plus développées que d'autres, c'est-à-dire qu'elles sont meilleures que d'autres en tant que personnes.
Il ne s'agit pas, avec une telle affirmation de la hiérarchie, de figer les gens à leur place. C'est l'opposé qui est vrai, car cette hiérarchie n'est pas fixe. Ce qui importe est que tout le monde soit encouragé à croître et que personne n'adhère à une idée fixe de sa valeur en tant qu'individu. Notre valeur réside dans l'effort que nous faisons au niveau où nous sommes, et non dans une position fixe que nous occupons dans la hiérarchie. Si nous avons fait de notre mieux, personne ne peut nous critiquer.
Et il semble bien que la compétition aide les gens à donner le meilleur d'eux-mêmes, à réaliser le meilleur d'eux-mêmes, à être le meilleur d'eux-mêmes. Dans un de ses discours, le Bouddha parla de chacun de ses disciples les plus intimes, déclarant qui était meilleur à quoi. Et, semble-t-il, chacun pouvait en fait être le meilleur à une chose ou à une autre. L'un était le meilleur à faire des discours, une autre était le meilleur méditant, un autre était le meilleur à aller faire sa tournée d'aumônes. Chacun excellait à quelque chose.
Néanmoins, le mot hiérarchie est très impopulaire de nos jours, et la définition du dictionnaire, « un corps de dirigeants ecclésiastiques », ne fait rien pour rendre le terme plus attrayant. Mais dans son sens originel, hiérarchie voulait dire quelque chose comme une manifestation, à travers un certain nombre de personnes, de différents degrés d'expression de la réalité. On peut ainsi parler, par exemple, d'une hiérarchie de formes vivantes, certaines plus basses, exprimant ou manifestant moins de réalité, certaines plus élevées, exprimant ou manifestant plus de réalité. Il y a une hiérarchie continue de formes vivantes, de l'amibe jusqu'à l'être humain ; plus le niveau est élevé, plus le degré de réalité est grand.
Et il y a une autre hiérarchie de formes vivantes : la hiérarchie de l'être humain non-éveillé jusqu'au bouddha éveillé. Ceci correspond à ce que dans d'autres contextes j'ai appelé l'évolution supérieure. Tout comme l'être humain non-éveillé incarne ou manifeste davantage de réalité ou de vérité que l'amibe, l'être humain éveillé incarne ou manifeste plus de réalité dans sa vie, son travail, sa parole même, que ne le fait la personne non-éveillée. La personne éveillée est comme une fenêtre claire à travers laquelle brille la lumière de la réalité, à travers laquelle cette lumière peut être vue presque telle qu'elle est. Ou l'on peut dire qu'elle est comme un cristal ou un diamant, concentrant et reflétant cette lumière.
Entre l'être humain non-éveillé et celui qui est éveillé, le bouddha, il y a un certain nombre de degrés intermédiaires incarnés dans des personnes différentes à des stades différents de développement spirituel. La plupart des gens sont encore en deçà de l'Éveil, dans une plus ou moins grande mesure, mais en même temps, ils ne sont pas complètement non éveillés. Ils se tiennent quelque part entre l'état non-éveillé et l'état d'Éveil complet, formant ainsi une hiérarchie spirituelle, dont les degrés les plus élevés peuvent être appelés la hiérarchie des bodhisattvas. Nous en savons maintenant suffisamment sur les bodhisattvas pour avoir un sens de l'intensité de leur aspiration et de leur engagement dans la vie spirituelle. Mais même parmi les bodhisattvas il y a des degrés d'accomplissement spirituel.
Le principe de la hiérarchie spirituelle est très important. En tant qu'êtres humains, nous sommes reliés à la réalité ultime à la fois directement et indirectement. Nous sommes reliés directement dans le sens où, dans les profondeurs de notre être, il y a quelque chose qui nous met tout le temps en lien avec la réalité, comme un fil d'or qui, quoique aussi fin qu'un fil de la vierge, est toujours là. Chez certaines personnes, ce fil est devenu un peu plus épais, un peu plus fort, chez d'autres il est presque fort comme une corde, alors que chez ceux qui sont éveillés, il n'y a pas besoin d'un fil connecteur parce qu'il n'y a pas de différence entre les profondeurs de leur être et les profondeurs de la réalité même. Ainsi, nous sommes directement reliés avec la réalité, dans les profondeurs de notre être, bien que la plupart d'entre nous n'en ayons pas conscience. Bien que nous ne le voyions pas, ce fin fil d'or, brillant au milieu de l'obscurité en nous, est néanmoins bien là.
Nous sommes reliés à la réalité indirectement de deux façons. Tout d'abord nous sommes reliés à ce qui représente un moindre degré de manifestation de la réalité que nous-mêmes. Nous sommes reliés à la nature, aux rochers, à l'eau, au feu, aux différentes formes de vie végétale, et aux formes de vie animale qui sont moins élevées que nous sur l'échelle de l'évolution. Cette relation peut être comparée à la vision d'une lumière à travers un voile épais ; parfois, le voile semble être si épais, particulièrement dans le cas des formes matérielles, que nous sommes complètement incapables de voir la lumière.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.