Penser en termes de shunyata, c'est penser au développement de la sagesse comme à une progression au travers des stades de plus en plus avancés de pénétration de la réalité. Mais il y a une autre tradition qui décrit l'épanouissement simultané de différents aspects ou dimensions de la sagesse en termes des cinq jñanas, les cinq connaissances, ou sagesses.
En premier vient la sagesse du dharmadhatu. C'est la sagesse de base, la sagesse dont les quatre autres sont simplement des aspects. Dhatu veut dire sphère, domaine ou champ, et fait ici référence à tout le cosmos, à tout l'univers ; dharma, dans ce contexte, veut dire la réalité, la vérité, l'ultime. Le dharmadhatu est donc l'univers considéré comme la sphère de la manifestation de la réalité, ou conçu comme étant complètement imprégné par la réalité. Tout comme les rayons de soleil emplissent la totalité du système solaire, de la même façon le cosmos avec ses galaxies ses soleils et ses mondes, ses races et ses dieux, est empli de la réalité. Le cosmos est une sorte de champ pour la manifestation, le jeu, l'expression, l'exubérance de la réalité.
La sagesse du dharmadhatu est la connaissance de tout le cosmos comme étant imprégné par la réalité, et donc non différent d'elle. Ce n'est pas que le cosmos soit oblitéré : les maisons, les arbres et les champs, les hommes et les femmes, le soleil, la lune et les étoiles sont tous là, comme avant. Mais maintenant, on voit qu'ils sont envahis, imprégnés par la réalité. L'un ne fait pas obstruction à l'autre. Quand on voit le cosmos, on voit la réalité, et quand on voit la réalité, on voit le cosmos. Rupa est shunyata, shunyata est rupa : la forme est vacuité et la vacuité est forme, comme le dit le Soûtra du cœur. Dans la tradition tantrique, la sagesse du dharmadhatu est symbolisée par le Bouddha archétype Vairocana, qui est appelé « l'Illuminateur », parce qu'il illumine la réalité tout comme le soleil illumine les cieux.
La deuxième jñana est la sagesse semblable au miroir. L'esprit Éveillé voit vraiment tout ce qui se présente à lui, sans discrimination : il comprend la vraie nature de tout, tout comme un miroir reflète fidèlement tous les objets. Si l'on regarde dans les profondeurs de l'esprit Éveillé on voit tout. C'est comme l'expérience décrite par Sudhana dans le Gandavyuha Soûtra. Sudhana est un pèlerin errant à la recherche de la vérité. Au point crucial du soûtra, il arrive à une tour magnifique en Inde du Sud. Entrant dans la tour, il voit tout le cosmos comme dans un miroir, s'étendant à l'infini, mais intégralement contenu dans cette tour magique. En fait, la tour est un symbole de la bodhicitta, ou de l'esprit Éveillé même.
Tout ce qui existe est reflété dans les profondeurs de l'esprit Éveillé, mais l'esprit Éveillé n'est affecté par rien de ce qui se reflète en lui. Si un objet est placé en face d'un miroir, il est fidèlement reflété par le miroir. Si l'objet est remplacé par un autre, le miroir reflète le nouvel objet. Quand le miroir ou l'objet est déplacé, le reflet précédent ne se retrouve pas collant au miroir. L'esprit Éveillé est comme cela : il reflète tout mais rien n'y adhère. Dans notre propre esprit non-éveillé, bien sûr, les reflets adhèrent, ils ne font pas qu'adhérer mais coagulent et s'embrouillent les uns les autres. Mais dans l'esprit Éveillé, il n'y ni réaction subjective ni réaction d'attachement, mais une objectivité pure et parfaite. Ceci est la sagesse semblable au miroir, et elle est symbolisé par Akshobhya, l'imperturbable, le Bouddha bleu sombre.
Le troisième jñana est la sagesse de l'égalité ou de l'identité. L'esprit Éveillé voyant tout avec une objectivité complète, il voit la même réalité dans toutes les choses, et a donc la même attitude envers toutes les choses. Il y a le même amour, la même compassion pour tous, sans distinction. On dit parfois que la compassion de l'esprit Éveillé brille sans discrimination sur tous les êtres, sur tout, comme les rayons du soleil tombent ici sur les toits dorés d'un palais et là sur un tas de fumier. Tout comme il n'importe pas au soleil de briller sur le toit d'un palais ou sur un tas de fumier, l'esprit Éveillé brille d'amour et de compassion de façon égale sur le « bien » et sur le « mal ». Cette sagesse de l'égalité ou de l'identité est symbolisée par Ratnasambhava, « né du joyau », le Bouddha jaune.
Quatrièmement, il y a la sagesse toute discriminante. Le miroir reflète toutes les choses de manière égale, mais il n'estompe pas leurs particularités ; il reflète les détails les plus minuscules clairement et distinctement. L'esprit Éveillé, sous son aspect de sagesse discriminante, ne voit pas seulement l'unité de toutes les choses mais aussi leur caractère unique ; et il les voit ensemble, ne réduisant pas la pluralité à une unité, ni l'unité à une pluralité.
Sur le plan philosophique, le bouddhisme n'est ni un monisme, dans lequel toutes les différences s'annulent, ni un pluralisme, dans lequel toute unité disparaît. Nous ne pouvons nous empêcher de voir tantôt l'un, tantôt l'autre, mais l'esprit Éveillé voit unité et différence en même temps. Et il voit que, même s'il y a un point commun entre nous tous, nous sommes tous uniques, avec nos particularités. Cette sagesse discriminante est symbolisée par Amitabha, le Bouddha rouge de la lumière infinie.
La cinquième et dernière jñana est la sagesse toute accomplissante. L'esprit Éveillé se dévoue au bien de tous les êtres et trouve nombre de « moyens habiles » (comme on les appelle) pour les aider. Il fait tout cela naturellement et spontanément. On ne doit pas imaginer le bodhisattva s'asseyant un matin et pensant « comment puis-je aider quelqu'un aujourd'hui ? Voyons, peut-être vais-je aider untel ». L'aide se déverse : il n'y a pas de préméditation, pas de planification, le bodhisattva ne pèse pas le pour et le contre, il ne se demande pas si telle ou telle personne a plus besoin d'aide, et n'essaye pas d'arriver à un équilibre. L'esprit Éveillé fonctionne librement, spontanément, naturellement. Cette sagesse toute accomplissante est symbolisée par Amoghasiddhi, le Bouddha vert, dont le nom signifie « Succès infaillible ».
Ces cinq Bouddhas représentent donc des aspects de la prajña paramita, la perfection de sagesse de l'Éveil. Et bien sûr, ils expriment cette sagesse dans le langage des images. En fait, la sagesse est probablement mieux communiquée de cette façon, avec des symboles, qu'elle ne l'est avec des concepts.
Alors que la dhyana paramita et la prajña paramita sont des paramitas distinctes, on peut aussi les considérer comme une paire unifiée, comme le fait Houei-Neng, le sixième Patriarche de l'école du Dhyana chinoise (généralement connue sous le nom d'école ch'an ou zen). Dans son Soûtra de l'Estrade, une série de discours adressés à une assemblée qu'il appelle poliment « érudit auditoire », Houei-Neng dit ceci au sujet du samadhi et de la prajña :
« Érudit auditoire, dans mon système (de dhyana), le samadhi (la forme la plus élevée de dhyana) et la prajña sont fondamentaux. Mais n'ayez pas la mauvaise impression que les deux sont indépendants l'un de l'autre, car ils sont inséparablement unis et ne sont pas deux entités. Le samadhi est la quintessence de la prajña, tandis que la prajña est l'activité du samadhi. Au moment même où nous atteignons la prajña, le samadhi est là, et vice-versa. Si vous comprenez ce principe, vous comprenez l'équilibre du samadhi et de la prajña. Un disciple ne devrait pas penser qu'il y a une distinction entre « le samadhi engendre la prajña » et « la prajña engendre le samadhi ». Avoir une telle opinion voudrait dire qu'il y a deux caractéristiques dans le dharma. (…). Érudit auditoire, à quoi le samadhi et la prajña sont-ils analogues ? Ils sont analogues à la lampe et à sa lumière. Avec la lampe, il y a lumière. Sans elle, il y aurait l'obscurité. La lampe est la quintessence de la lumière, et la lumière est l'expression de la lampe. En nom, elles sont deux choses, mais en substance elles sont une seule et même chose. Il en est de même avec le samadhi et la prajña ».
En d'autres termes, le samadhi, qui est la forme la plus élevée de dhyana, est l'esprit Éveillé tel qu'il est en lui-même, tandis que la prajña est son fonctionnement objectif, l'esprit Éveillé à l'œuvre dans le monde, si l'on peut dire. On pourrait même dire que le dhyana représente l'aspect subjectif et la prajña l'aspect objectif de l'Éveil - bien que ce faisant, nous devrions en même temps affirmer que dans l'Éveil il n'y a ni sujet ni objet.
Nous avons maintenant exploré, avec des concepts et avec des images, les hauteurs et les profondeurs les plus extrêmes auxquelles peuvent nous emmener la pratique de la méditation et le développement de la sagesse. Le prochain pas, et c'est le but de cette investigation, est d'explorer ces hauteurs et ces profondeurs dans notre propre expérience. Nous ne nous tenons pas seulement sur le seuil de l'Éveil : en imagination, ou au moins dans une attente pleine d'espoir, nous frappons à la porte. Et un jour, si nous sommes patient et déterminé, nous serons admis.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.