On peut distinguer beaucoup de samadhis transcendants, selon que l'on contemple un aspect particulier de la réalité ou un autre. Parmi les plus importants et significatifs de ces samadhis, il y a un ensemble de trois connus sous le nom de « portes vers la libération » (vimoksa-mukhas).
La première de ces portes s'appelle le samadhi sans signe, ou sans image. La réalité y est contemplée comme étant dépourvue de toute construction conceptuelle. On voit qu'aucun concept ne se réfère à la réalité, qu'aucun concept n'a de rapport avec elle. De fait, on voit que le mot réalité est lui-même un non-sens parce qu'il conceptualise ce qui ne peut être conceptualisé. Ainsi, sans même utiliser le mot réalité, on contemple la réalité comme étant dépourvue ou vide de tout signe qui pourrait donner à l'esprit quelque indice de quelque chose à rechercher ou de quelque comparaison à faire.
La deuxième porte vers la libération est le samadhi sans tendance, ou sans direction. À ce niveau, l'esprit ne discrimine pas entre ceci ou cela, il n'a donc pas de but particulier, même pas un sens du temps : ni passé, ni présent, ni futur. N'ayant nulle part où aller, l'esprit reste où il est, en quelque sorte, et il contemple la réalité comme n'ayant elle aussi nulle part où aller, pas de direction, pas de tendance, pas d'inclinaison vers ceci ou vers cela.
Troisièmement et dernièrement, il y a le samadhi de la « vacuité ». La réalité y est contemplée comme n'ayant pas de nature propre, pas de caractéristique propre qui la rendrait reconnaissable ou la distinguerait d'autres chose. On ne peut pas dire qu'une chaise est ceci, un être humain est cela, et que la shunyata, la réalité, est autre. La réalité n'est pas une chose distincte de n'importe quelle autre chose. Elle n'a pas de nature particulière qui lui soit propre.
Tout ceci, du premier abandon des obstacles mentaux aux états supraconscients les plus exaltants et même à la confrontation avec la réalité ultime, est le dhyana dans le sens des états de conscience supérieurs. Mais le dhyana peut aussi faire référence aux pratiques qui conduisent à ces états supérieurs. On pourrait en dire beaucoup sur ce sujet mais je voudrais ne faire qu'une observation : le dhyana est une chose naturelle. Idéalement, dès que l'on va méditer, que ce soit dans la salle de méditation d'un temple ou dans le coin d'une pièce chez soi, dès que l'on s'assied et ferme les yeux, on devrait aller directement en dhyana. Cela devrait être aussi naturel et aisé que cela. En fait, si nous menions une vie vraiment humaine (ce qui voudrait sans doute dire passer la semaine précédente, le mois, ou même l'année précédente de façon au moins relativement humaine), ce dhyana instantané se produirait certainement.
Je n'ai guère besoin de dire que ce n'est pas ce qui se passe habituellement. Quand nous essayons de nous concentrer en méditation, nous devons tous nous donner du mal, faire des efforts, maudire même parfois notre respiration. Nous nous sentons déçus, sentons que cela ne vaut pas l'effort, que nous sommes stupides, que nous ferions aussi bien d'aller au cinéma ou de regarder la télévision. Mais, bien que nous devrions nous évertuer et faire des efforts, l'effort n'est pas pour atteindre l'état de dhyana. Tout cet effort doit être fait pour ôter les obstacles à la méditation. Et si nous arrivions à ne faire que cela, nous nous élèverions aisément au moins au niveau du premier dhyana.
La plupart des exercices de méditation ne conduisent donc pas directement à des états de conscience supérieurs ; ils nous aident simplement à ôter les obstacles. La pratique de l'attention sur le souffle ôte l'obstacle de la distraction, la pratique du metta-bhavana aide à ôter l'obstacle de la malveillance, etc. Si nous ôtons les obstacles à l'aide de ces méthodes, les états supérieurs, le premier au moins, se manifesteront naturellement.
Le bodhisattva, bien sûr, ne pratique pas simplement la méditation : il pratique la dhyana paramita, la perfection de la méditation. En d'autres termes, le bodhisattva, homme ou femme, ne pratique pas la méditation juste pour la paix de l'esprit (bien que cela se produise certainement), ni pour aller au paradis (bien que cela puisse se produire si c'est souhaité). Il pratique la méditation en tant qu'aspect de la voie qui conduit un jour à l'Éveil pour le bien de tous.
La pratique de la méditation du bodhisattva n'exclut pas l'activité extérieure. Nous mêmes trouvons sans doute qu'afin de méditer nous devons trouver un endroit tranquille, nous asseoir immobiles, fermer les yeux et pratiquer quelque méthode de discipline mentale. Mais le bodhisattva, comme les écritures le répètent, doit être capable d'être plongé dans le dhyana tout en s'adonnant à des activités diverses. Non pas que le bodhisattva souffre d'une sorte de dédoublement de personnalité. Ce qui nous semble être deux choses contradictoires n'en est qu'une pour le bodhisattva. L'activité est l'aspect extérieur de la méditation et la méditation est la dimension intérieure de l'activité ; ce sont les deux faces de la même pièce.
Ceci deviendra aussi finalement notre but, mais pendant longtemps encore, probablement, la méditation exclura l'activité externe et vice versa. Quoique les effets de nos expériences méditatives aient des répercussions dans notre vie quotidienne, il faudra encore beaucoup de temps avant que, quand nous sommes coincé dans un embouteillage ou quand nous faisons la vaisselle, nous puissions méditer de façon tout aussi effective que nous le pouvons sur notre coussin de méditation.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.