Si, au milieu de telles activités, nous ne pouvons pas cultiver les niveaux supérieurs de dhyana, nous pouvons, avec quelque expérience de dhyana derrière nous, cultiver la prajña, la sixième et dernière paramita. Le mot prajña vient de la racine jña, qui veut dire « connaître » et de pra, qui est simplement un préfixe d'intensité. La prajña est donc la connaissance extrême, la connaissance par excellence, c'est-à-dire la connaissance de la réalité, de la shunyata.
Shunyata veut littéralement dire vacuité ou vide. Ce n'est cependant pas vide comme opposé à plein, mais un état au-delà des opposés, et au-delà de tous les mots. La shunyata est le thème principal des soûtras de la Perfection de la sagesse, qui forment peut-être le plus important de tous les groupes d'écritures du Mahâyâna. Il y a plus de trente textes de la Perfection de la sagesse, certains très longs (100.000 versets pour le plus long) et certains très courts. Parmi les textes les plus courts, on trouve le Soûtra du diamant et le Soûtra du cœur, qui représentent l'essentiel de l'enseignement et de l'expérience de la Perfection de la sagesse sous une forme extrêmement condensée.
Certains textes parlent de vingt ou même de trente-deux degrés de shunyata, mais il y en a quatre principaux. Il ne s'agit pas de quatre sortes de réalité différentes, mais de quatre stades de pénétration de la réalité ultime par la sagesse, progressifs et de plus en plus profonds. Ils nous donnent une idée - et ce n'est qu'une idée - de la nature et du contenu de la prajña. Il s'agit simplement de classifications et, en tant que telles, ce sont des constructions conceptuelles, et non la « chose » même. Elles ne sont pas l'expérience elle-même, mais seulement des doigts montrant la lune, pour utiliser l'expression zen.
Tout d'abord, il y a ce que l'on appelle la vacuité du conditionné, la samskrta-shunyata. L'existence conditionnée, l'existence phénoménale ou relative, est vide : vide, c'est-à-dire vide des caractéristiques de l'Inconditionné. Selon le bouddhisme, l'Inconditionné a trois caractéristiques. Tout d'abord, il est félicité. Deuxièmement, il est permanent, non pas comme persistant dans le temps mais comme occupant, en quelque sorte, une dimension dans laquelle le temps même n'existe pas. Et troisièmement il est réel de façon ultime. L'existence conditionnée, étant insatisfaisante, impermanente et non réelle de façon ultime, est vide de ces trois caractéristiques ; on dit donc que le conditionné est vide de l'Inconditionné. En d'autres termes, nous ne devrions pas nous attendre à trouver, dans le flux de l'existence relative, ce que seul l'Inconditionné peut nous donner.
Le deuxième degré de shunyata est la vacuité de l'Inconditionné, l'asamskrta-shunyata. Si nous avons le degré de sagesse correspondant, nous voyons que l'Inconditionné est dépourvu des caractéristiques de l'existence conditionnée. Il est dépourvu de la nature insatisfaisante, impermanente et de relative irréalité de l'existence conditionnée. Tout comme vous ne trouverez pas l'Inconditionné dans le conditionné, vous ne trouverez pas le conditionné dans l'Inconditionné.
Ces deux premiers degrés de shunyata se retrouvent dans toutes les formes de bouddhisme, et ils représentent évidemment une approche dualiste qui est nécessaire au travail de base des débuts de notre vie spirituelle. Au début, nous devons penser : « Ici est le conditionné, et là est l'Inconditionné ; je veux aller d'ici à là ». Et il se peut qu'il nous soit nécessaire de passer nombre d'années de notre vie spirituelle en travaillant avec la supposition que le conditionné est le conditionné et l'Inconditionné est l'Inconditionné.
Mais finalement nous devons apprendre à voir, à expérimenter - et pas seulement à spéculer ou à penser -, que le rupa et la shunyata, la forme et la vacuité, le conditionné et l'Inconditionné, le samsara et le nirvana, les êtres ordinaires et les bouddhas, sont de façon ultime d'une seule et même essence, d'une seule et même réalité. Ceci est le troisième degré de shunyata, la « grande vacuité », la mahashunyata, dans laquelle toutes les distinctions disparaissent.
La « grande vacuité » consiste à voir que la distinction entre le conditionné et l'Inconditionné elle-même est vide. Cette distinction n'est qu'un produit de la pensée dualiste, et ceci n'est pas ultimement valide. C'est la « grande vacuité » parce que nous avons tous peur d'y disparaître, même les plus spirituels d'entre nous. Nous voulons nous accrocher à notre façon de penser dualiste - soi et autre, ceci et cela. Mais, finalement, tout cela doit partir. La grande vacuité est comme la grotte du tigre : beaucoup de pistes, de traces de pas y vont, mais aucune n'en sort. De façon ultime, la peur que vous avez de la grande vacuité est aussi la raison pour laquelle vous voulez y aller, parce que vous et votre peur n'en ressortirez jamais. Elle avale tout ce qui est produit par notre vision dualiste.
Le quatrième degré de shunyata est la vacuité de la vacuité, la shunyata-shunyata. Là, nous voyons que la vacuité même n'est qu'un concept, un mot, un son. Même lorsque l'on fait l'expérience de la mahashunyata, on s'accroche encore à des pensées subtiles, à des expériences dualistes subtiles, et celles-ci aussi, ultimement, doivent être abandonnées. Quand on en arrive à la shunyata-shunyata, il n'y a rien à dire. Tout ce qui reste est un silence assourdissant.
Le plus célèbre de tous les textes de la Perfection de la sagesse est le Soûtra du cœur, ainsi nommé parce qu'il contient le cœur, l'essence, l'essentiel du corpus des enseignements de la Perfection de la Sagesse. Et le cœur du Soûtra du cœur est contenu dans le mantra qui le conclut, « gate gate paragate parasamgate bodhi svaha ». Interprété littéralement, et donc n'élucidant pas réellement la vraie signification, il peut être traduit par quelque chose comme « Allé, allé, allé au-delà, allé complètement au-delà, Éveil, réussite ! »
Ce mantra peut être considéré comme faisant référence aux quatre degrés de shunyata. « Allé, allé » veut dire être allé, être parti de l'existence conditionnée, parti du monde. C'est l'expérience de la vacuité du conditionné qui fait qu'on le quitte, qu'on va de l'avant. Puis viennent les mots « allé au-delà ». Quand on quitte le conditionné, on va « au-delà » vers l'Inconditionné : il n'y a nulle part ailleurs ou aller. Avec la phrase suivante, « allé complètement au-delà », on va au-delà de la distinction entre le conditionné et l'Inconditionné, et ce faisant on va bien réellement « complètement au- delà ».
Puis nous avons l'Éveil, bodhi. Il n'y a pas de structure de phrase, c'est juste une exclamation : Bodhi ! Éveil ! Illumination ! Ici, dans l'Éveil ultime, l'idée même de shunyata est transcendée. C'est comme si, ayant traversé ces trois degrés de shunyata, la seule chose à faire en arrivant au quatrième est d'ouvrir grand les bras et de dire, en suivant Alan Watts, « C'est ÇA ! « Le dernier mot du mantra, « svaha », que l'on trouve en conclusion d'un certain nombre de mantras différents, indique ce qui est de bon augure, le succès, l'accomplissement. Vous avez accompli votre tâche, vous avez atteint votre but, vous êtes Éveillé. Les quatre degrés de shunyata ont tous été traversés, la sagesse a été pleinement développée, et le vrai succès a été accompli.
Le Mahâyâna n'a pas le monopole de la shunyata, bien sûr. Le bouddhisme ancien peut avoir utilisé une terminologie différente, mais il faisait référence à la même expérience. Il est dit que l'entrée dans le courant est accomplie lors de l'apparition de la vue pénétrante transcendante, et ceci arrive par l'une ou l'autre des trois portes de l'émancipation, l'une d'entre elles étant le shunyata samadhi. Du point de vue du Théravâda, tous les différents niveaux ou modes de shunyata identifiés par le Mahâyâna ont tendance à amplifier le problème du littéralisme, que le Mahâyâna avait à l'origine tenté d'éviter. Chacun des stades successifs est simplement un moyen de se détacher d'une compréhension littérale du stade « précédent », ou un moyen pour nous permettre d'en aller au-delà. Le Théravâda dirait que si l'on a une compréhension claire et pas trop littérale de la shunyata, aucune de ces distinctions n'est nécessaire.
Il y a clairement une distinction entre la shunyata du conditionné et la shunyata de l'Inconditionné. Mais tant que nous ne prenons pas la notion même de shunyata trop littéralement, nous n'avons pas besoin d'aller au-delà. On peut considérer une grande partie du matériau doctrinal du Mahâyâna comme illustratif, plutôt que représentatif de distinctions réelles. Au mieux, l'idée des quatre niveaux et des trente-deux modes de shunyata nous aide à avoir une compréhension plus complète et plus claire de ce qu'est la réalité.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.