Les quatre dhyanas de l'arupaloka, les dhyanas « sans forme », sont bien plus éloignés de l'expérience de la plupart des méditants, mais il vaut la peine de les considérer brièvement pour pouvoir apprécier plus profondément la nature de la transformation vers laquelle la méditation nous conduit. Ils naissent, pourrait-on dire, du quatrième dhyana du rupaloka. Le premier est appelé « la sphère de l'espace infini ».
Comme nous l'avons vu, lorsque l'on a atteint le quatrième dhyana du rupaloka on a quitté la conscience du corps, et celle des objets du monde extérieur. Pour imaginer cette expérience, pensez à ce que ce serait si l'on enlevait tous les objets qui sont autour de vous maintenant, si les chaises, les tableaux, les lampes, toutes les choses qui sont là, venaient à être retirées. Que resterait-il ? Juste l'espace, l'espace vide. Et si c'était tout le pays, tout le globe terrestre, même toute la galaxie qui étaient aussi enlevés, là encore, que resterait-il ? Juste l'espace, encore. Voilà l'expérience qu'il nous reste si nous nous retirons des sens par lesquels tous les objets sont perçus : l'expérience de l'espace infini, de l'espace s'étendant infiniment dans toutes les directions. En fait, il est même inexact de dire « dans toutes les directions », car cela suggère une expansion à partir d'un certain point, tandis que dans cette expérience il n'y a pas de « ici » ni de « là », juste une infinité de l'espace : la totalité de cet espace, partout.
Nous pouvons arriver à une compréhension de la nature du deuxième arupa dhyana, « la sphère de la conscience infinie », en réfléchissant à la nature du premier. En faisant l'expérience de l'espace infini on a, évidemment, une conscience, une pleine conscience de cet espace infini. En d'autres termes, allant de pair avec l'infinité de l'espace, il y a une infinité de la conscience ; c'est le corrélat subjectif de cet état objectif ou de cette expérience objective. Faire l'expérience du deuxième dhyana sans forme veut donc dire se retirer de l'expérience de l'espace infini pour se concentrer sur l'expérience de l'infinité de la conscience. C'est une expérience de la conscience s'étendant dans toutes les directions, là encore sans partir d'un point particulier. C'est la conscience présente partout.
En troisième arrive la « sphère de non-particularité ». Il est difficile d'en dire quoi que ce soit, mais on peut peut-être dire que c'est un état, ou une expérience, dans lequel on ne peut pas sélectionner quoi que ce soit de particulier en tant que distinct de toute autre chose. Dans notre état présent d'expérience, nous ne pouvons pas ne pas faire de distinctions, voyant une fleur comme distincte d'un arbre, un visage comme distinct d'une maison ; mais quand on fait l'expérience du troisième dhyana sans forme, les choses n'ont pas de « choséité », si, l'on peut dire. Ce n'est pas exactement qu'elles sont toutes confondues ou mélangées, mais la possibilité de les discriminer n'existe pas. Ce n'est pas un état d'absence ou de rien, mais - c'est tout ce que l'on peut dire - un état de « non-choseté ». La particularité des choses est abrogée.
Le quatrième dhyana sans forme est plus subtil encore : c'est la « sphère de ni perception ni non-perception ». Là, on s'envole vraiment, bien que l'on soit toujours dans le mondain (en tant que distinct du transcendantal). Étant passé de l'objet infini au sujet infini, en quelque sorte, on va maintenant au-delà des deux, pour atteindre un état dans lequel on ne peut pas dire - parce que, en un sens, il n'y a personne pour le dire - si l'on perçoit ou non quoi que ce soit. On n'est pas complètement au-delà du sujet et de l'objet, mais on ne fait plus l'expérience des choses en termes de sujet et d'objet.
Il y a plusieurs façons d'entrer dans les arupa dhyanas et de les traverser, même si pour la plupart d'entre nous cette question restera plutôt théorique pour le moment. On peut entrer dans le premier en « prenant de la distance » vis-à-vis du dernier des rupa-dhyanas. On essaye de s'en libérer, si l'on peut dire, et de le regarder d'une façon objective. On étend ensuite cette sensation de distance. Cet ajustement d'attitude doit se passer à un niveau de conscience plus bas : il n'est possible de réfléchir conceptuellement aux limitations du quatrième dhyana qu'en redescendant au niveau du premier dhyana. Mais sur la base d'une telle réflexion faite à un niveau plus bas, il y aura peut-être moins de tentation de trop s'identifier au quatrième dhyana la prochaine fois où on l'atteindra. Voilà le processus de base pour progresser du quatrième dhyana aux arupa dhyanas.
Être complètement absorbé dans le quatrième dhyana est une expérience qui transporte et qui bouleverse. Il y a tendance à s'identifier totalement à elle, à lui permettre de prendre possession de nous, et même à s'y attacher. Mais pour entrer dans le premier des arupa dhyanas on doit, d'une manière ou d'une autre, se détacher du quatrième rupa dhyana. En réfléchissant au fait qu'il est apparu en dépendance de causes et de conditions, et qu'il disparaîtra quand ces causes et conditions ne seront plus là, on réalise que l'on ne doit pas y être attaché. Oui, on l'a atteint, mais en un sens ce n'est pas une si grande réalisation que cela. On ne peut bien sûr pas se permettre de penser ainsi tant que l'on n'a pas atteint ce point, mais alors il est possible de se détendre par rapport à cette expérience, en ne la laissant pas prendre toute notre perspective. En regardant au-delà, en élargissant au-delà, on entre dans le dhyana de l'espace infini. Et de la même manière, on peut traverser les autres dhyanas sans forme.
Les quatre dhyanas du monde de la forme et les quatre dhyanas sans forme sont tous classés comme mondains dans la tradition bouddhique. Aucun de ces états supra-conscients ne constitue l'Éveil. Ils ne sont toujours pas transcendants et n'impliquent pas de contact direct avec la réalité ultime. Du moins, c'est le point de vue traditionnel. Cependant, ce ne sont pas non plus des états mondains, dans le sens ordinaire. Les rupa dhyanas représentent un degré d'unification et de raffinement de l'énergie psychique très élevé. Quant aux arupa dhyanas, on pourrait les considérer comme quasi-transcendants, pour utiliser une expression paradoxale. Prenons le deuxième arupa dhyana par exemple : que veut-on dire par conscience infinie ? Le Bouddha lui-même, dans deux ou trois passages du canon en pâli au moins, parle de la réalité ultime en termes de conscience complètement pure, radieuse et infinie, et certains yogacarins décrivent la réalité en termes d'« esprit absolu ». On peut donc peut-être argumenter en faveur de la vue selon laquelle la conscience infinie fait référence à la réalité absolue elle-même, plutôt qu'être une réalisation spirituelle entièrement mondaine.
Nous traitons ici d'étiquetage d'expérience, et il est nécessaire de le faire de manière appropriée. Il se peut qu'au fil de centaines d'années, certaines expériences initialement clairement étiquetées aient pu acquérir d'autres étiquettes plus douteuses, que nous pouvons avoir à remettre en question si nous voulons être fidèle à notre expérience. Avec cette possibilité à l'esprit, tout texte bouddhique devrait être abordé avec un sens critique, autant qu'avec foi et réceptivité, en le considérant comme faisant partie du procédé permettant de faire le lien entre ce que nous lisons et notre expérience spirituelle personnelle.
Mettant de côté nos réserves quant aux statuts mondains donnés aux arupa dhyanas, nous pouvons dire que, selon la tradition, le contact avec la réalité ultime, à partir des hauteurs du mondain, est fait à chaque fois que l'esprit, en état de dhyana, qu'il soit élevé ou bas, se tourne en pleine conscience du mondain vers le transcendant, quand il commence à contempler la réalité. C'est alors que l'état de dhyana mondain devient vue pénétrante dans le transcendant.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.