Dans le deuxième dhyana, l'activité mentale discursive disparaît. C'est un stade dans lequel on ne pense pas du tout. Certaines personnes trouvent cette perspective plutôt effrayante, comme si quand il n'y a pas de pensée, on cessait pratiquement d'exister. Il est cependant tout à fait possible d'être très éveillé, attentif et conscient, sans qu'il y ait aucune activité mentale discursive. Dans le deuxième dhyana, toute notre conscience est élevée, on est donc plus vif et conscient que d'habitude. Même si l'esprit n'est plus actif de manière discursive, on n'entre pas dans un état endormi ou comateux : il y a toujours l'expérience d'un état de conscience clair, pur et lumineux. Dans le deuxième dhyana, nos énergies psycho-physiques deviennent encore plus concentrées et unifiées et les sensations agréables du premier dhyana, tant physiques que mentales, persistent.
L'activité mentale discursive a déjà disparu ; dans le troisième dhyana, ce sont les sensations physiques agréables qui disparaissent. L'esprit est dans la félicité, mais on fait plus l'expérience de ces sensations agréables dans le corps, pour la simple raison que l'attention se retire graduellement du corps. C'est comme si l'on était conscient de son corps comme étant lointain, à la périphérie de son expérience, plutôt qu'en plein centre comme c'est habituellement le cas. Seule reste la félicité mentale, comme avant, mais plus intense encore.
Dans le quatrième dhyana, un autre changement survient - ou, plutôt, un autre changement se produit pour que le quatrième dhyana apparaisse. À ce stade, même l'expérience mentale du bonheur disparaît. Ce n'est pas que l'on devienne de quelque façon mal à l'aise ou malheureux, mais l'esprit passe au-delà du plaisir et de la souffrance. C'est difficile à comprendre : inévitablement, on a tendance à penser à un état qui n'est ni agréable ni douloureux comme étant un état neutre, gris, mais ce n'est pas ainsi. Dans le quatrième dhyana, l'esprit passe au-delà même de la félicité mentale des dhyanas précédents pour entrer dans un état d'équanimité. Paradoxalement, on pourrait dire que l'état d'équanimité est encore plus agréable que les états d'esprits agréables ; mais bien sûr le corollaire de ceci n'a pas lieu d'être : on ne peut pas dire qu'il est plus douloureux que les états douloureux, cela ne fonctionne heureusement pas ainsi. Il est plus profondément satisfaisant que le plaisir, c'est une paix positive qui est encore plus merveilleuse que la félicité. Dans le quatrième dhyana, les énergies de l'être, dans leur totalité, sont complètement unifiées, produisant un état d'harmonie et d'équilibre mentaux et spirituels parfaits.
Ces dhyanas élevés sont si agréables qu'il est difficile d'imaginer ne pas vouloir en faire l'expérience, mais en pratique il est parfois difficile d'y entrer. Le problème est l'anxiété. Dans ces états élevés, tous les signaux sensoriels qui nous sont familiers disparaissent. Nous ne réalisons probablement pas à quel point nous nous sentons chez nous dans le monde matériel, le kamaloka, ainsi qu'il est appelé dans la tradition bouddhique. Quand nous commençons à nous trouver dans un état dans lequel nous ne faisons l'expérience de rien qui soit tangible, quand nous n'entendons rien, ne voyons rien, ne sentons rien, quand ces signaux familiers commencent à disparaître, nous pouvons nous sentir très mal à l'aise, et ce sentiment peut nous empêcher d'aller plus loin. Nous voulons nous accrocher à ce qui est familier, parce que cela nous rassure. Après tout, que serait la vie sans toutes les sensations familières ? Ne nous sentirions-nous pas comme nous désintégrant d'une certaine façon ? C'est cela que nous craignons.
En un sens, entrer dans les troisième et quatrième dhyanas, c'est entrer dans un état de privation sensorielle. Il y a des compensations, car le rupaloka (le monde de la forme archétypale, c'est-à-dire l'expérience de dhyana) est incomparablement préférable au kamaloka (le monde du désir des sens). Mais tant que l'on n'a pas fait un peu l'expérience du rupaloka, on ne sait pas cela. Le kamaloka confortable, chaud et sûr nous est familier, et si nous allons bien au-delà nous commençons à pénétrer dans un territoire non familier - d'où l'anxiété. Ce n'est qu'après une certaine expérience du rupaloka, et en particulier quand on a commencé à aller au-delà de l'expérience sensorielle ordinaire, que ces états cessent de donner naissance à l'anxiété.
En toute circonstance, nous avons tendance à craindre ce qui ne nous est pas familier : un pays étranger, une personne étrange, un nouveau projet. Tout ce qui représente une expansion en terrain non familier est souvent accompagné d'anxiété, voire de peur. D'un côté, cela est très sain, dans le sens où cela nous montre clairement que nous avançons en territoire inconnu, ou apparemment inconnu. Mais en pratique, la transition du kamaloka au rupaloka ne se fait pas d'un seul coup. Pendant un certain temps on a, si l'on peut dire, un pied dans chacun des mondes. Les impressions sensorielles n'ont pas complètement disparu, mais en même temps une expérience des dhyanas commence à filtrer, comme les rayons du soleil à travers l'eau profonde.
Pour illustrer ces quatre dhyanas, le Bouddha choisit quatre comparaisons ordinaires mais pertinentes. Pour illustrer le premier dhyana, il nous demande d'imaginer un préposé aux bains à son travail. Il prend une poignée de poudre de savon, qui en Inde venait, et d'ailleurs vient toujours, du fruit séché de l'arbre à savon. Il la malaxe avec de l'eau et continue de la pétrir jusqu'à ce que la poudre forme une balle totalement saturée d'eau, à tel point qu'elle ne peut pas absorber de goutte supplémentaire, et qu'en même temps aucun grain de poudre de savon ne reste sec. L'expérience du premier dhyana, dit le Bouddha, est juste ainsi.
Le deuxième dhyana, dit-il, est comme un grand lac, empli d'eau. Aucune rivière, aucun ruisseau ne l'alimente, mais au beau milieu, au fond du lac, de l'eau pure, limpide et fraîche sourd d'une cavité et se répand progressivement en se mélangeant aux eaux du lac.
Pour décrire le troisième dhyana, le Bouddha utilise à nouveau l'image d'un lac, un lac avec de grands massifs de fleurs de lotus, rouges, bleues, blanches et jaunes, poussant au milieu de l'eau, et ayant leurs racines, leurs tiges, leurs feuilles et même leurs pétales trempant dans l'eau, imbibées d'eau. L'expérience du troisième dhyana, dit-il, est ainsi.
Pour le quatrième dhyana, le Bouddha nous suggère l'image d'un homme prenant un bain au grand air, un jour de chaleur, dans un ruisseau ou dans un réservoir, comme cela est toujours fait en Inde. Ayant pris son bain, l'homme sort de l'eau, se sentant propre et rafraîchi. Il prend un grand morceau de tissu blanc et s'en entoure. L'image complète est celle de cet homme, rafraîchi par son bain, assis, complètement enveloppé de ce tissu blanc : voici à quoi ressemble l'expérience du quatrième dhyana.
Ces images évoquent bien la nature de l'expérience dhyanique, et parlent en elles-mêmes. Mais elles peuvent aussi être mises en lien avec une analyse plus psychologique de cette expérience. L'eau et la poudre à savon de la première image peuvent être considérées comme représentant les énergies divisées de l'esprit conscient. Les deux éléments totalement différents, l'un sec, l'autre mouillé, sont malaxés jusqu'à ce qu'ils soient complètement unifiés, tout comme ces énergies se rencontrent et deviennent complètement unifiées. Dans la deuxième image, les énergies de l'esprit supra-conscient bouillonnent dans l'esprit conscient unifié, comme l'eau froide et claire bouillonnant dans les recoins les plus profonds du lac. Une fois que ces énergies supra-conscientes ont commencé à bouillonner, elles imprègnent et transforment complètement les énergies de l'esprit conscient, tout comme les lotus - les racines, les tiges, les feuilles, les fleurs et les boutons - sont complètement imprégnés d'eau.
Enfin, ces énergies supra-conscientes ne font pas qu'imprégner l'esprit mais l'enveloppent aussi complètement, tout comme l'homme qui a pris son bain est enveloppé du drap blanc. Pour résumer ce processus : dans le deuxième dhyana, l'esprit supra-conscient, sous la forme de l'eau s'écoulant dans le lac, émerge comme s'il était contenu dans l'esprit conscient unifié ; dans le quatrième dhyana, l'esprit conscient est transformé dans la mesure où il est contenu dans l'esprit supra-conscient.
Le Bouddha a peint des images en mots pour décrire ces états, mais on pourrait même se débarrasser complètement des mots et décrire ces états directement avec de la peinture et un pinceau, comme l'a fait Lama Govinda (en les illustrant avec des peintures abstraites plutôt qu'en illustrant littéralement les images décrites par le Bouddha). Certaines personnes trouvent que le langages des images leur parle de manière plus intime, voire plus vraie, que le langage des concepts.
D'une façon ou d'une autre, nous devons avoir une idée des états d'esprits particuliers que nous cherchons à cultiver en méditation. L'atteinte des quatre dhyanas du monde de la forme est une chose centrale de la pratique de la méditation. En fait, c'est une chose centrale de la vie spirituelle en général : l'expérience dhyanique n'est pas limitée à la pratique de la méditation. On peut faire l'expérience des dhyanas dans toutes sortes de circonstances. Ils peuvent apparaître dans la contemplation d'œuvres d'art ou de la nature, par exemple, ou au cours d'une communication profonde. Idéalement, un être humain sain et heureux demeurerait tout le temps dans le premier dhyana.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.