Comme traduction de dhyana, « méditation » convient à des fins pratiques même si, comme dans le cas de beaucoup d'autres termes, il est impossible de trouver un équivalent français réellement adéquat. Fondamentalement, le dhyana comprend deux choses : les états de conscience au-dessus et au-delà de ceux de l'esprit ordinaire, et les pratiques de méditation qui conduisent à l'expérience de ces états de conscience supérieure. Dans la tradition bouddhique, il y a un certain nombre de listes de différents niveaux ou dimensions de conscience supérieure. Ici, je veux me focaliser sur trois d'entre elles : les quatre dhyanas du monde de la forme, les quatre dhyanas sans forme, et les trois portes de la libération. Considérées ensembles, elles nous donneront une idée de ce qu'est le dhyana, même si, bien entendu, toute explication de ce genre n'est pas un substitut à l'expérience directe.
Pour commencer, donc, les quatre dhyanas du monde de la forme, les quatre rupas dhyanas, comme on les appelle. La tradition en énumère habituellement quatre, mais parle parfois de cinq ; ce genre de divergence devrait nous rappeler de ne pas prendre ces classifications trop littéralement. Ces quatre dhyanas peuvent être une façon utile de marquer des stades successifs de développement spirituel, mais en réalité c'est un processus continu, toujours en développement.
Traditionnellement, il y a deux façons de considérer les quatre dhyanas du monde de la forme. Une façon suit les termes de l'analyse psychologique, essayant de comprendre les facteurs psychologiques présents dans chacun de ces états de conscience supérieure. La deuxième façon est celle des images.
Considéré analytiquement, le premier dhyana, le premier de ces états de conscience supérieure, est caractérisé par l'absence de toute émotion négative. La tradition liste ici spécifiquement les cinq obstacles de désir, de malveillance, de paresse et de torpeur, d'agitation et d'anxiété, et de doute, mais à moins que toutes les émotions négatives ne soient suspendues, au moins momentanément, il ne peut y avoir accès à des états de conscience supérieure.
Cette suspension est en général temporaire. Les gens sont souvent surpris de la rapidité avec laquelle ils passent d'une expérience de dhyana à une expérience d'une toute autre nature. Nous pouvons avoir de merveilleuses méditations en retraite, puis, quelques jours plus tard, de retour chez nous, il peut sembler que nous soyons une tout autre personne. En fait, cela peut se produire encore plus rapidement. Quelques minutes après avoir quitté la salle de méditation, où nous semblons avoir été profondément absorbé en méditation, nous pouvons nous sentir irrité, déprimé, anxieux, plein de désir ou quoi que ce soit d'autre.
Il est alors nécessaire de stabiliser notre expérience des états de conscience supérieure en raffermissant notre pratique de l'éthique et en établissant un cadre général, une conception plus ou moins systématique de la vie spirituelle, dans laquelle l'expérience de dhyana peut prendre place. Il est presque possible de se forcer à entrer dans l'expérience de dhyana par un effort de volonté, mais nous ne pourrons la maintenir parce qu'elle n'aura pas le soutien de tout notre être. C'est parfois pour cela qu'une personne qui ne semble pas beaucoup progresser spirituellement peut avoir de « bonnes » méditations, tandis qu'une autre personne, qui progresse de façon bien plus large, peut ne pas en avoir. Il n'est pas facile de savoir exactement comment les gens progressent spirituellement et l'on ne doit pas tirer des conclusions trop hâtives. Ce qui est important c'est la cohérence, pas la brillante réussite occasionnelle.
La cohérence, cependant, n'est pas le seul élément dont on doive tenir compte pour accéder à des méditations plus profondes. Oui, il faut éviter les obstacles à la méditation et les distractions extérieures ; il faut trouver un endroit et un temps pour sa pratique, afin qu'un certain élan, une continuité de la prise de conscience puissent se développer. Mais l'essence du problème est que l'on doit vouloir aller plus profondément. À un certain point, on rencontrera énormément de résistances venant d'un endroit profond en soi-même, de parties qui ne veulent pas changer, qui ne veulent pas être exposées. Toutes sortes d'excuses apparaîtront pour ne pas continuer, semblant très convaincantes. Seul un réel désir de surmonter cette résistance nous emmènera plus loin.
À cet égard, la méditation est comme n'importe quel autre aspect de la vie : pour réussir, on doit vouloir réussir. Sans cela, on n'ira pas loin. Beaucoup de gens aiment l'idée de gagner beaucoup d'argent, mais ils ne veulent pas vraiment le faire : ils ne sont pas prêts à faire tout ce qu'il faut pour avoir un million de dollars à l'âge de trente ans. Les gens qui gagnent beaucoup d'argent le font en sacrifiant absolument tout le reste. Jour et nuit, ils ne pensent à rien d'autre qu'à gagner de l'argent ; toutes leurs énergies vont dans cette direction. Il en est de même pour une personne qui veut vraiment être grand écrivain ou grand musicien : elle s'y lance à corps perdu, et de cette façon découvre si elle a vraiment cela en elle ou non.
La seule différence avec la méditation est que le succès y est garanti. On peut travailler dix ans à la composition d'un poème épique, et ce peut être un second Paradis Perdu ou un échec total. Mais si vous passez dix ans à méditer et accédez à des états de dhyana, il n'est pas possible que ces états ne soient pas les bons. Il est impossible d'échouer. On dit parfois en Inde que si les gens s'adonnaient avec autant d'énergie et d'intérêt à la vie spirituelle qu'ils en donnent aux choses matérielles, le succès serait assuré, et l'on trouve bien des preuves qui le confirment. On perçoit très bien comment l'énergie de quelqu'un commence à couler à nouveau si quelque chose qui l'intéresse se présente. Quelqu'un qui affirme être trop fatigué pour participer à une classe d'étude du Dharma aura tout d'un coup de l'énergie si on lui propose d'aller voir un film qu'il a envie de voir. Si nous sommes intéressé par quelque chose, nous trouverons l'énergie pour le faire ; et autant ne pas nous fatiguer si nous ne voulons pas réellement le faire.
Mais comment transformer une reconnaissance intellectuelle du bien fondé de quelque chose en un désir ardent de l'accomplir ? La seule façon est d'établir une connexion affective : il faut vouloir, ce qui nous ramène directement au même problème. La seule solution est donc de découvrir ce que l'on veut réellement. Alors on peut essayer d'établir des ponts entre notre désir d'une part, et l'activité, l'intérêt ou le but dont nous ne reconnaissons pour l'instant qu'intellectuellement la valeur d'autre part.
Par exemple, on peut être passionnément intéressé par la sculpture et, en même temps, savoir intellectuellement que le bouddhisme est une bonne chose. Comment réconcilier tête et cœur ? Pour faire le lien, on peut par exemple se plonger dans une étude spécifique de la sculpture bouddhique : la sculpture du Ghandhara, la sculpture sur bois chinoise et japonaise, et ainsi de suite. Cet intérêt peut agir comme un pont entre une chose que l'on aime particulièrement et une chose que l'on pense que l'on devrait faire. Il serait très difficile de mettre de côté notre intérêt pour la sculpture et de tenter, au lieu de cela, d'étudier la philosophie bouddhique. Certaines personnes peuvent se forcer pendant un temps à étudier quelque chose qui ne les intéresse pas, ou à faire des choses qu'elles ne veulent pas faire, mais personne ne peut faire cela pendant très longtemps. Tôt ou tard, il y aura une forte réaction de la partie de nous-même qui n'est pas concernée et qui ne veut pas être concernée.
On doit donc commencer par se demander : « Qu'est-ce que je veux vraiment faire ? Est-ce que je veux vraiment méditer ? Est-ce que je veux réellement étudier le Dharma ? Sinon, qu'est-ce que je veux vraiment faire ? Si j'avais complète liberté de choix, que ferais-je ? » La réponse peut venir tout de suite à l'esprit ; ou bien nous pouvons nous trouver complètement décontenancé par la question. Parfois, il nous faut nous arrêter, ne plus rien faire, afin de permettre à nos vrais désirs de faire surface, qu'ils soient sains ou malsains. Peut-être a-t-on été si occupé, si entraîné par le tourbillon de la vie que nous ne nous sommes même pas demandé ce que nous voulons vraiment faire.
Se poser simplement la question ne va pas inexorablement aboutir à quelque sombre et innommable désir. On a tendance à penser que si on laisse ses désirs faire surface, quelque chose d'affreux apparaîtra sûrement. Ce sera peut-être le cas - on sera peut-être choqué de voir ce qui apparaît -, mais pourquoi le présumer ? Il est bien plus probable qu'apparaîtra quelque aspiration inoffensive et innocente que l'on n'a jamais pu satisfaire. Et même s'il s'avère que nos désirs sont malsains, il peut être possible d'établir un lien entre eux et quelque chose de plus sain, de plus favorable ou de plus dharmique. On peut par exemple découvrir que l'on n'aime pas les gens, au point de se sentir destructif à leur égard. Ceci est clairement malsain, mais il peut être possible de transférer cette animosité vers certaines idées. On peut penser en termes d'annihilation de ses propres vues fausses, de recherche des miccha-ditthis profondément logées dans sa psyché, et l'on peut alors diriger contre elles sa colère et son aversion. Peu de désirs sont si irrémédiablement et complètement négatifs qu'ils ne puissent être reliés à quelque aspect de la vie spirituelle.
Une fois que nous avons établi, si nous le faisons, que nous voulons méditer, la tâche suivante est claire : apprendre à inhiber, du moins temporairement, les manifestations les plus grossières au moins de nos émotions négatives, et la tradition nous donne plusieurs façons de le faire. En termes positifs, le premier dhyana est caractérisé par une concentration et une unification de toutes nos énergies psycho-physiques. Comme nous l'avons vu en considérant la virya, nos énergies sont habituellement dispersées sur une multiplicité d'objets. La méditation a un effet de concentration et d'unification. Une concentration et un écoulement ensemble de toutes les énergies de notre être est caractéristique du premier dhyana et, en fait, des quatre dhyanas, dans des degrés croissants.
L'expérience du rassemblement de toutes les énergies, tout coulant librement, et naturellement concentré à des niveaux de plus en plus élevés, est intensément agréable, et tend même vers la félicité. Dans le premier dhyana, ce plaisir a un aspect à la fois physique et mental. L'aspect physique est souvent décrit comme le ravissement, et peut se manifester de différentes façons. Les poils peuvent se dresser ou l'on peut se mettre à pleurer avec force, ce qui est habituellement un signe très sain et positif.
Le premier dhyana est aussi caractérisé par une certaine quantité d'activité mentale discursive. On peut entrer dans le premier dhyana en ayant suspendu toutes les émotions négatives, en ayant unifié ses énergies, et faire l'expérience de diverses sensations de plaisir, tant mental que physique, mais il reste encore quelques vestiges d'activité discursive. Cela n'est pas suffisant pour déranger la concentration, c'est juste comme une vibration d'activité mentale, par exemple des pensées à propos de l'expérience méditative elle-même. Au bout d'un moment, cette activité discursive s'estompe, restant en marge de notre expérience. Elle ne perturbe pas vraiment : on continue simplement la pratique.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.