Le troisième niveau de la hiérarchie du bodhisattva nécessite donc un renversement complet de son expérience plutôt qu'un pas supplémentaire. Toute la signalisation normale de notre expérience, les façons familières de voir les choses sont transcendées et il devient bien difficile de décrire notre compassion parce que l'on voit toute l'existence d'une façon complètement différente. Les catégories de soi et autres sont devenues comme un rêve, un mirage. Par-dessus tout, notre progrès spirituel est assuré. Au-delà de l'apparition de la bodhicitta se trouve le point où la totalité de la vie spirituelle est renversée, quelle que soit la façon dont on la regarde.
Tout personne qui a essayé de vivre une vie spirituelle sait combien il est difficile de progresser ne serait-ce qu'un petit peu. Nous pouvons nous retourner avec quelque tristesse et regarder les mois et années passés, pensant : « Il n'y a pas eu tant de changement. Je suis toujours plus ou moins la même personne que j'étais. ». On pourrait dire que l'avancée sur la voie se mesure en centimètres. Et malgré cela, il est toujours possible de reculer de quelques mètres si l'on cesse de méditer ou si l'on perd contact avec ses amis spirituels.
Quand notre pratique de méditation s'intensifie, deux jours sans méditation peuvent suffirent pour nous ramener des mois en arrière : c'est du moins ce qu'il nous semble quand nous nous asseyons pour recommencer à méditer. Bien sûr, nous ne sommes pas littéralement retourné là où nous étions auparavant (il nous serait en fait impossible de le faire), et parfois il nous faut nous retirer afin de pouvoir recommencer à avancer de tout cœur. Mais toute personne qui médite régulièrement a fait l'expérience d'avoir perdu son « tranchant » de temps à autre. Il est donc très important que nous atteignions un point au-delà duquel nous sommes à l'abri d'un recul. Il nous faut mettre les pieds sur une terre ferme.
D'où l'importance de l'« irréversibilité ». On la trouve dans les textes bouddhiques les plus anciens, comme le Dhammmapada, qui dit : « Cet Éveillé dont la victoire est irréversible [littéralement, « dont la conquête ne peut être conquise » ou « ne peut être faite non-conquête »] et dont la sphère est sans fin, par quelle trace le découvrirez-vous, lui qui est Sans Trace ? »
Que cela signifie-t-il ? Selon la tradition bouddhique, notre expérience mondaine consiste naturellement en action et réaction entre des facteurs opposés : le plaisir et la douleur, l'amour et l'aversion, et ainsi de suite. Lorsque vous vous engagez dans la vie spirituelle, c'est-à-dire, dans ce contexte, lorsque vous devenez un bodhisattva novice, vous avez le même processus d'interaction entre facteurs, mais ces facteurs s'augmentent l'un l'autre plutôt qu'ils ne s'opposent. Une description traditionnelle de ce processus suit la séquence des nidanas ou maillons positifs : la conscience de la nature insatisfaisante de l'existence, en dépendance de laquelle apparaît la foi, puis la joie, puis le ravissement, la félicité, le calme, la concentration méditative, et la « connaissance et vision des choses telles qu'elles sont réellement ». Cependant, bien que cette séquence soit progressive ou spirale plutôt que cyclique, elle est réversible : vous pouvez remonter la séquence jusqu'à vous retrouver où vous êtes parti. C'est un peu comme jouer aux serpents et échelles.
Le point crucial de la vie spirituelle est donc le point auquel on passe de cet état favorable mais réversible à un état qui est irréversible. C'est le point de la vue pénétrante, le point où l'on entre dans le courant, le point où, dans les termes de la séquence exposée ci-dessus, on arrive à la connaissance et la vision des choses telles qu'elles sont réellement. C'est le véritable objet de la vie spirituelle. Il n'est aucun besoin de penser en termes d'Éveil ou de Bouddhéité ; c'est simplement la culmination inévitable de la séquence irréversible d'états mentaux favorables qui s'ensuit de la vue pénétrante. Une fois que vous êtes entré dans le courant, vous êtes irréversiblement lié à l'Éveil, pourrait-on dire ; vous avez assez d'élan spirituel pour vous emmener jusqu'au bout. Vous avez peut-être encore un long chemin à faire, mais vous êtes maintenant à l'abri de tout danger de perdre ce que vous avez acquis.
Il est donc dit que la « victoire » du Bouddha, son atteinte de l'Éveil, est irréversible. Elle ne peut être dé-faite. Il n'y a pas de puissance extérieure qui puisse faire qu'un Bouddha ne soit plus un Bouddha. Ceci s'applique non seulement au Bouddha, mais aussi à l'arhant, à celui qui ne revient qu'une fois, et à celui qui est entré dans le courant - et bien sûr au bodhisattva irréversible.
Mais tant que nous n'avons pas passé les portes de l'irréversibilité, nous sommes dans une situation précaire. C'est pour cela que nous devons faire un effort constant dans notre vie spirituelle, et aussi nous assurer que nous vivons et travaillons dans des conditions qui soutiennent nos efforts spirituels. Tant que nous n'avons pas atteint ce point de non-retour, il nous faut être dans la situation et l'environnement les plus positifs possibles.
C'est ce que le Bouddha voulait dire avec ses dernières paroles : « Appamadena sampadetha », qui peuvent être traduites par « Évertuez-vous avec vigilance ». Pour atteindre le point d'irréversibilité, nous devons continuer à faire des efforts, incluant l'effort d'être suffisamment attentif et conscient pour assurer que les conditions dans lesquelles nous vivons nous conduisent à faire le meilleur effort possible. On peut faire beaucoup d'efforts, mais s'ils n'incluent pas l'effort de créer des conditions plus favorables, on perd presque son énergie. Par ailleurs, on peut être dans les conditions les plus favorables qu'il est possible d'imaginer, mais si on ne fait pas d'effort, à qui bon ces conditions ? Les deux sont nécessaires.
Beaucoup de gens prennent conscience des effets des conditions positives quand ils vont en retraite pour la première fois. Le degré dans lequel il est possible de changer simplement en quelques jours est remarquable. Juste quitter la ville et vivre à la campagne, ne plus être distrait par l'attraction de choses triviales, et faire un peu plus de méditation et d'étude du Dharma qu'à l'ordinaire peut vous transformer en une personne très différente, bien plus heureuse, bien plus positive. Il ne suffit donc pas d'essayer de changer nos états mentaux par la méditation ; il nous faut la coopération de notre environnement. Sans cela, il est très difficile, voire impossible, de se développer spirituellement jusqu'au point de l'irréversibilité.
Ce concept fondamental de l'irréversibilité, ce point auquel l'engagement sur la voie spirituelle est si fort qu'aucune condition ne peut nous en détourner, a dans une certaine mesure été perdu de vue, tant dans le Théravâda que dans le Mahâyâna. C'est dommage. Il ne fait aucun doute qu'il est bon d'avoir le concept de l'Éveil devant soi, mais il doit être ramené sur terre, et penser en termes d'entrée dans le courant - dans le sens large, et non dans le sens étroit opposé à l'idéal du bodhisattva - nous aide à faire cela, nous rappelant que nous ne pouvons nous permettre de relâcher nos efforts spirituels tant que nous n'avons pas atteint le point de l'irréversibilité.
En termes de voie de l'arhat, on devient irréversible au moment de l'entrée dans le courant. Mais sur la voie du bodhisattva, alors que la bodhicitta apparaît au niveau de la première bhumi, le mouvement vers l'irréversibilité se produit quelque part entre la sixième bhumi, l'abhimukhi, « qui devient manifeste » et la septième, la duramgama, « ce qui est allé très loin », tandis que dans la huitième bhumi, l'acala, l'inébranlable, on est établi dans l'état d'irréversibilité. Si l'apparition de la bodhicitta correspond à peu près à l'entrée dans le courant (en gardant à l'esprit le fait que les concepts de bodhicitta et d'entrée dans le courant viennent de schémas complètement différents), comment ces deux concepts d'irréversibilité peuvent-ils être réconciliés ? Si la vue pénétrante transcendantale est quelque chose que l'on ne peut perdre, comment est-il possible de « retomber » de la bodhicitta ?
La pensée traditionnelle du Mahâyâna, qui considère l'apparition de la bodhicitta comme se produisant sur la voie spirituelle après l'entrée dans le courant, dirait que dans le cas de l'entrée dans le courant, l'irréversibilité représente le fait que l'on ne peut plus renaître dans des niveaux d'existence inférieurs, dans un état de souffrance, en tant que preta, qu'être en enfer ou qu'animal ; on est certain de renaître en tant qu'être humain et sûr de continuer à faire des progrès spirituels. Puis, plus tard dans sa vie spirituelle, la bodhicitta apparaît. On ne pense plus en termes d'état d'arhant, comme on le faisait au moment où est entré dans le courant. On pense maintenant en termes d'Éveil suprême. On continue donc à avancer sur la voie jusqu'à ce que l'on devienne irréversible par rapport à ce but. Jusqu'à ce moment-là, on peut encore retomber du but de l'Éveil suprême vers le but d'arhant.
C'est regarder ces trois stades comme constituant trois stades successifs de développement, sur un même chemin. Mais de notre point de vue, nous sommes dans une position où nous essayons de voir ce que les deux traditions ont en commun, ce qui les concerne tout particulièrement. Si nous rapprochons les choses de cette manière, nous voyons l'entrée dans le courant du Théravâda comme correspondant à l'irréversibilité, dans le contexte du Mahâyâna. En aucun cas l'irréversibilité du bodhisattva n'est-elle plus loin sur la voie que l'entrée dans le courant de l'arhant ; on pourrait dire que c'est simplement une version plus ouverte de l'entrée dans le courant. Ou, pour le dire autrement, le concept d'entrée dans le courant est une version plus étroite du but enseigné par le Bouddha, but auquel le Mahâyâna cherchait à retourner.
De manière générale, donc, quoique l'entrée dans le courant formulée par les anciennes écoles bouddhistes et l'irréversibilité formulée par le Mahâyâna soient différents l'un de l'autre lorsqu'on les considère dans les termes des contextes dans lesquels ils ont été développés, ils concernent en fait la même chose. Si nous voyons que tous deux sont des développements historiques, nous pouvons nous débarrasser de l'idée selon laquelle il existe réellement une voie de l'Éveil individuel, ou que le développement de la compassion est un stade séparé et plus avancé sur la voie.
Selon l'enseignement du Théravâda, l'entrée dans le courant est atteinte en brisant les trois premières des dix entraves qui sont considérées comme nous liant à la roue de la vie. La première de ces entraves est la croyance en un soi, la croyance que je suis je, que je suis fixe, de façon ferme et définitive. Elle inclut la conviction selon laquelle en dehors de nous-même il n'y a rien de tel qu'une conscience universelle, qu'une réalité absolue. Lié par cette entrave, nous pensons que nous-même sommes le point où convergent toutes les fins du monde (pour faire écho à une célèbre description de Mona Lisa), que notre existence personnelle individuelle est irréductible et ultime.
Si nous regardons notre expérience de près, nous voyons que c'est ce que nous ressentons la plupart du temps. Parfois, une fissure apparaît et nous voyons quelque chose de plus grand que nous-même, mais habituellement nous croyons en nous-même dans ce sens étroit, limité et égoïste, tel qu'identifié par le corps et l'esprit inférieur. Nous ne voyons pas de vision supérieure, de soi plus ultime, de conscience ou d'esprit plus universel. Une telle croyance en un soi est une entrave qui doit être brisée avant que nous ne puissions entrer dans le courant et pénétrer dans une dimension supérieure d'être et de conscience.
Il y a différentes manières de considérer les expériences de vue pénétrante, mais la conception traditionnelle qu'a le Théravâda de briser les entraves nous donne un standard selon lequel nous pouvons mesurer notre avancée. Si nous pensons toujours beaucoup en termes de moi et de je, nous n'avons clairement pas développé beaucoup de vue pénétrante. Alors que celle-ci se développe, nous faisons la transition du conditionné vers l'Inconditionné, relâchant les liens ou entraves qui nous attachent au conditionné.
La seconde entrave est le doute : non pas dans le sens d'un questionnement objectif, froid et critique (qui est en fait le genre de doute que le bouddhisme encourage), mais un malaise sapant notre âme, et qui ne se pose sur rien en particulier, qui est plein de peurs, d'humeurs, de caprices, qui n'est jamais satisfait, qui ne veut pas savoir et fuit le fait de vouloir savoir, qui n'essaye pas de trouver, puis se plaint de ne pas savoir. Cette sorte de doute, appelé vicikitsa, est une autre entrave forte qui doit être brisée pour que l'entrée dans le courant soit possible.
La troisième entrave est la « dépendance des règles morales et des observances religieuses ». En d'autres termes, si nous sommes trop moraux, nous ne pouvons être Éveillés - ce qui ne veut bien sûr pas dire que si nous sommes immoraux, nous atteignons l'Éveil plus facilement. Mais si nous pensons beaucoup à nous-même comme étant bon, saint et pur, si nous pensons que nous avons vraiment atteint quelque chose, et que ceux qui ne font pas ce que nous faisons et ne suivent pas les règles que nous suivons se sont nulle part en comparaison, alors nous sommes pris dans les griffes de cette entrave.
Jésus a dit que « Le sabbat a été fait pour l'homme, et non l'homme pour le sabbat », mais les plus fervents de ses disciples peuvent oublier qu'aucune observance religieuse n'est une fin en elle-même. Et à peu près la même chose, représentée par cette entrave, tend apparemment aussi facilement à être perdue dans le bouddhisme. Il y a par exemple eu pendant longtemps en Birmanie une controverse pour savoir si, quand un moine sort de son monastère, il doit couvrir son épaule ou la laisser nue. Cette question a divisé toute la Sangha birmane pendant un siècle : des livres, des pamphlets, des articles et des commentaires ont été écrits à ce sujet, et de nos jours cela a été réglé en ce sens que les deux parties se sont mises d'accord sur le fait qu'elles diffèrent. Ceci n'est rien de plus qu'un exemple extrême de dépendance des règles morales et des observances religieuses en tant que fins en elles-mêmes. Une chose peut être bonne en tant que moyen pour atteindre un but - la méditation est bonne, mener une vie éthique est bon, donner est bon, étudier les écritures est bon - mais dès que ces choses sont considérées comme des fins en elles-mêmes, elles deviennent des obstacles. Et, bien sûr, cela arrive presque inévitablement si vous vous appliquez à ces pratiques avec enthousiasme. Cette entrave est donc très difficile à briser. Vous ne pouvez pas le faire en cessant toute règle, tout rituel, toute observance religieuse ; vous le faites en les suivant de tout cœur mais sans attachement, c'est-à-dire en tant que moyens pour atteindre un but.
En attendant, cette entrave est un rappel qu'il n'y a pas de façon sûre de pratiquer le Dharma. Il est dangereux de pratiquer les préceptes, par exemple, dans le sens où il est toujours possible de mal les pratiquer. Vouloir une pratique complètement sûre c'est vouloir une pratique dans laquelle l'attitude n'a pas d'importance, une pratique qui est toujours la bonne chose à faire. Mais cela est impossible. L'attitude compte toujours. Quand il y a la possibilité d'action favorable, il y a aussi la possibilité d'action défavorable, jusqu'au moment où l'on est entré dans le courant. On peut faire une puja avec un état d'esprit malhabile ou pour des raisons malhabiles. On peut aller en retraite pour les mauvaises raisons. On peut lire des livres bouddhiques pour les mauvaises raisons. On peut aller en pèlerinage pour les mauvaises raisons. On peut adopter une mauvaise attitude envers sa pratique de méditation, pensant qu'elle nous rend meilleurs que les autres personnes. En bref, il est complètement possible d'être bouddhiste pour les mauvaises raisons. Il n'y a aucune pratique qui soit complètement sûre d'un point de vue spirituel.
Il est dit de ces trois entraves que, lorsque l'on en a brisé une, les deux autres se brisent aussi. Une fois, donc, que l'on a complètement transcendé une croyance en un soi tel que l'on en fait maintenant l'expérience comme d'un soi fixe et définitif, ou une fois que l'on a vaincu le doute, ou une fois que l'on peut suivre les règles morales et les observances religieuses sans attachement, alors, à ce moment, on entre dans le courant.
Même si l'on a brisé l'entrave de la vue de soi en entrant dans le courant, il reste quand même un subtil sens de « je », sans quoi on serait complètement Éveillé. Ce sens subtil de « je » est représenté par l'entrave de l'orgueil (la huitième entrave) qui, selon les écritures en pâli, n'est brisée que lorsque l'on devient un arhant. Il existe clairement la possibilité d'un individualisme spirituel subtil, même après l'entrée dans le courant. Il se peut que des enseignements plus avancés relatifs à la shunyata aident à résoudre cela, mais ils devraient être marqués « Pour ceux qui sont entrés dans le courant seulement ».
Pour le Mahâyâna, bien sûr, il y a un autre « point de non-retour », plus avancé, au-delà de la conception de l'entrée dans le courant qu'a le Théravâda. Si vous êtes un bodhisattva, vous avez déjà passé le point de non-retour représenté par l'entrée dans le courant, mais jusqu'à l'atteinte de la huitième bhumi vous courez toujours le risque de tomber de l'idéal du bodhisattva. Ce n'est qu'alors que vous devenez un bodhisattva « irréversible ». Il y a donc beaucoup de chemin à faire. Jusqu'à ce point, il y a toujours un danger : non de se détourner de la vie spirituelle (ce danger a été dépassé il y a très longtemps), mais de retomber dans l'individualisme spirituel. Le danger est d'abandonner l'effort vers l'Éveil pour le bien de tous et de ne chercher qu'à atteindre l'Éveil pour soi-même.
Après tout, si vous le prenez sérieusement, vous devez reconnaître que l'idéal du bodhisattva est un défi extraordinaire. Votre aspiration est d'atteindre l'Éveil pour le bien de tous les êtres vivants, de ressentir de la compassion pour tous les êtres vivants : c'est votre vœu de bodhisattva. En même temps, vous n'êtes évidemment en contact qu'avec un nombre infime d'entre eux, et ressentir de la compassion même envers les gens que l'on rencontre est déjà assez difficile. Les gens, il faut dire, peuvent être très pénibles, stupides, faibles et malavisés.
Même le bodhisattva de la voie, donc, jusqu'à la huitième bhumi, peut être parfois tenté d'abandonner les gens, par désespoir. On peut finir par penser « Je ne peux simplement rien faire pour eux. Eh bien, tant pis, qu'ils fassent ce qu'ils veulent, je vais m'occuper de ma propre émancipation. » Et ayant abandonné le but de l'Éveil universel, on peut même réaliser l'émancipation individuelle, l'état d'arhant, le Nirvana. Mais, relativement au but originel, cela représente un recul, un échec. On pourrait dire que pour le bodhisattva, le Nirvana est un échec - ce qui montre combien l'idéal est élevé.
Comment le bodhisattva devient-il donc irréversible ? Ceci ne sera probablement pas notre préoccupation personnelle pendant un certain temps, mais voyons au moins ce que les écritures en disent. Généralement parlant, le bodhisattva devient irréversible grâce à la réalisation de la grande vacuité. Comme nous l'avons vu, c'est essentiellement une réalisation de la vacuité de la distinction entre le conditionné et l'inconditionné. Quand l'expérience de la grande vacuité s'élève, l'on voit clairement que, même si la distinction entre les deux peut être utile pour des raisons pratiques, elle n'est pas valide de façon ultime. Quand on va profondément dans le conditionné, on rencontre l'Inconditionné, et quand on va profondément dans l'Inconditionné, on rencontre le conditionné.
L'individualisme spirituel est basé sur une pensée dualiste, sur l'idée qu'il y a un inconditionné « là-haut » ou « là-bas » auquel on peut aspirer comme à une sorte d'échappatoire du conditionné. Mais quand vous réalisez la grande vacuité, vous voyez que ce n'est pas ainsi. Vous voyez que toute question de conditionné et d'inconditionné, que toute question d'aller d'« ici » à « là », est irréelle. De la même manière, décider d'aller seul ou avec les autres, d'en revenir ou d'y rester, est un jeu, un rêve, du faire semblant. Vous vous éveillez du rêve de la pensée dualiste, à la lumière, à la réalité de l'esprit seul, l'esprit non-duel, la réalité non-duelle, appelez cela comme vous voulez. Vous voyez que dans ses ultimes profondeurs, le conditionné est l'Inconditionné. Dans les mots du Soûtra du Cœur, le rupa est shunyata et la shunyata est rupa. Il n'y a rien à fuir et nulle part où fuir. Vous voyez aussi l'absurdité complète de l'idée même de libération individuelle. C'est cette réalisation qui rend le bodhisattva irréversible. Il ne peut pas retomber à l'émancipation individuelle, parce qu'il n'y a pas de libération individuelle à laquelle retomber.
Si l'on est curieux de savoir si l'on a atteint le point d'irréversibilité, les écritures de la Perfection de la Sagesse suggèrent plusieurs façons de savoir. Elles disent que si l'on est un bodhisattva irréversible et si l'on nous demande quelle est la nature du but ultime, on ne parle pas juste en termes de Nirvana ou d'émancipation individuelle, on fait toujours référence, dans sa réponse, à l'aspect de compassion de la vie spirituelle. De cette manière, on est connu pour être irréversible, que l'on ait étudié les écritures de la Perfection de la Sagesse ou non. On a aussi toutes sortes de rêves archétypaux. Dans ces rêves, on peut se voir comme un bouddha enseignant le Dharma, entouré de bodhisattvas, ou pratiquant les paramitas. En particulier, on peut se voir sacrifiant sa vie, se faisant par exemple couper la tête, tout en s'en sentant très heureux. Et finalement, un signe révélateur d'irréversibilité est que, si vous êtes un bodhisattva irréversible, il ne vous vient jamais à l'esprit de vous le demander.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.