Il y a quatre sortes de bodhisattvas qui forment la hiérarchie des bodhisattvas : les bodhisattvas novices, les bodhisattvas de la voie, les bodhisattvas irréversibles et les bodhisattvas du dharmakaya.
On appelle parfois le bodhisattva novice le « bodhisattva en préceptes ». Parmi ces bodhisattvas, on compte tous ceux qui acceptent véritablement l'idéal du bodhisattva, l'idéal de l'attente de l'Éveil non pas juste pour leur propre émancipation, mais afin de contribuer à l'Éveil des êtres sensibles, où qu'ils soient. Cette acceptation est très profonde. Les bodhisattvas novices ne sont pas juste des gens qui ont lu un livre sur le bouddhisme mahâyâna et comprennent l'idéal du bodhisattva. Ce ne sont même pas juste ceux qui ont reçu l'ordination du bodhisattva, qui se sont formellement et publiquement engagés à la réalisation de l'idéal du bodhisattva. Ce sont ceux qui, du fond de leur cœur, se dévouent pleinement à la réalisation de l'idéal du bodhisattva et font des efforts énormes pour le pratiquer.
Mais si l'on est un bodhisattva novice, malgré notre acceptation du fond du cœur de l'idéal du bodhisattva et nos gros efforts pour le pratiquer, la bodhicitta n'est pas encore apparue en nous. Nous n'avons pas encore ressenti, comme une expérience bouleversante, le désir ardent de l'Éveil universel pour le bien de tous les êtres, prenant complète possession de tout notre être. On pourrait peut-être dire, sans aucune absence de bienveillance, qu'en tant que bodhisattva novice on est un bodhisattva dans tous les aspects, sauf le plus important. On a tout le reste de l'équipement, mais la bodhicitta elle-même, la volonté d'Éveil, en tant qu'expérience directe et dynamique, n'est pas encore apparue. En même temps, on est bien sur la voie. La plupart des pratiquants du Mahâyâna les plus sincères sont dans cette catégorie.
En tant que bodhisattva novice on passe beaucoup de temps à étudier les écritures du Mahâyâna, en particulier celles concernant la vacuité, l'idéal du bodhisattva et les paramitas. Non pas qu'il soit nécessaire de lire beaucoup de livres : on peut ne lire que quelques volumes ou même juste quelques pages, mais on les lit et on les relit, s'imprégnant de l'esprit de ces textes, essayant de les absorber, pour laisser l'enseignement remplir son esprit et son cœur. À ce stade, il est traditionnel dans bien des parties du monde bouddhiste mahâyâniste d'apprendre par cœur ces écrits profonds et de les répéter de temps en temps, particulièrement au début ou à la fin d'une méditation.
Une autre pratique traditionnelle du bodhisattva novice est simplement de faire des copies des écritures. Ce n'est pas qu'une façon de reproduire le texte ; l'idée est que c'est une méditation en soi. Il faut de la concentration pour produire de belles lettres, ne pas oublier de mots ni faire de fautes d'orthographe. On pense en même temps à la signification des mots, afin qu'un peu de cette signification s'infiltre, pénétrant goutte à goutte dans les profondeurs de notre esprit inconscient, influençant et transformant tranquillement notre être. Traditionnellement, une grande importance est attachée à la copie et à l'enluminure des textes, tout comme au Moyen Âge en Europe des moines passaient de longues heures à illuminer des manuscrits, les rehaussant d'or et les décorant de motifs et d'images magnifiques. Tout cela, cette étude, cet apprentissage par cœur et ces copies, est fait avec amour, comme une sadhana, une discipline spirituelle.
En tant que bodhisattva novice on médite, bien sûr, particulièrement sur les quatre brahma-viharas, développant envers tous les êtres sensibles la bienveillance, la compassion, la joie sympathique et l'équanimité. Ces pratiques sont très importantes parce qu'il est dit qu'elles sont la base du développement, plus tard, de la grande compassion qui caractérise le bodhisattva pleinement développé.
La prochaine étape est de tourner son attention vers la pratique des perfections. Et bien sûr, tous les jours si possible, on fait la puja en sept parties. On cultive les quatre facteurs qui soutiennent l'apparition de la bodhicitta, tels que les enseigne Vasubandhu, et on essaie d'être simple, serviable, amical et sympathique dans tous les domaines de la vie quotidienne. Voilà le bodhisattva novice : une personne profondément engagée dans l'idéal du bodhisattva et le pratiquant sincèrement, mais en qui la bodhicitta n'est pas encore apparue.
Au niveau suivant se trouvent les bodhisattvas de la voie, c'est-à-dire ceux qui sont en train de traverser les six premières des dix bhumis. Tous ces bodhisattvas ont fait l'expérience de l'éveil du cœur de bodhi (soit avant, soit en atteignant la première bhumi), ils ont aussi pris leurs vœux de bodhisattva et commencé la pratique sérieuse des paramitas.
Dans nombre de traditions du Mahâyâna, ceux qui sont « entrés dans le courant », ceux qui « ne reviennent qu'une fois », ceux qui « ne reviennent pas » et l'arhant de l'enseignement du Thérâvada sont tous considérés comme des bodhisattvas de la voie ; ce sont tous, si l'on, peut dire, des bodhisattvas honoraires. Du point de vue du Mahâyâna, bien qu'ils aient jusqu'à présent eu pour but l'éveil individuel, ils peuvent changer à tout moment. Même si l'on a avancé jusque-là sur la voie de l'émancipation individuelle, on peut, à ce point-là voir la possibilité de s'élever jusqu'au niveau de l'éveil pour le bien de tous. Alors, sur la base de la pratique faite jusqu'alors sur la voie individuelle, on peut s'engager sur la voie du bodhisattva.
Dans le Précieux ornement de la libération, citant le soûtra d'Akshayamatiparipriccha, Gampopa décrit ainsi la progression des bodhisattvas de la voie :
« On trouve la bienveillance en référence aux êtres sensibles chez les bodhisattvas en qui l'attitude d'éveil vient juste d'apparaître ; en référence à la nature de la totalité de la réalité chez les bodhisattvas qui vivent pratiquant le bien ; et sans référence à quelque objet que ce soit chez les bodhisattvas qui ont réalisé et accepté le fait que toutes les entités de la réalité n'ont pas d'origine. »
Le fait que la « bienveillance en référence aux êtres sensibles » soit trouvée chez les bodhisattvas qui ont juste formé une attitude d'éveil - par quoi Gampopa veut dire ceux en qui la bodhicitta est apparue - suggère peut-être à quel point il est difficile de développer une telle bienveillance. Quand on a au moins une attitude raisonnablement constante de bienveillance envers les autres êtres sensibles, on est semble-t-il virtuellement un bodhisattva, ou une personne qui est entrée dans le courant, selon les termes du Théravâda. Et ceci montre l'importance énorme de la positivité envers les autres, en dépit de tous leurs défauts et des nôtres, et de toutes les complications qui en découlent, venant tester notre patience.
Puis, selon Gampopa, les bodhisattvas de la voie sont capables de bienveillance « en référence à la totalité de la réalité ». En tant que bodhisattva novice vous aurez développé de la metta envers tous les êtres sensibles, tout en les sentant encore comme séparés de vous. Mais en tant que bodhisattva de la voie, vous commencez à surmonter cette sensation de séparation. Ce n'est pas que tout soit réduit en une sorte d'unité métaphysique moniste, mais le sens de différence et de séparation diminue certainement. Ceci est difficile à décrire en mots - qui sont inévitablement nés d'une expérience dualiste - mais c'est comme si l'expérience de soi et des autres commençait à être imprégnée de quelque chose qui transcende les deux sans annuler ni nier l'un ou l'autre à son propre niveau. La distinction n'est plus absolue ; la tension, si l'on peut dire, entre soi et les autres diminue, étant contenue dans un cadre plus grand de réalité.
Par exemple, pour ce qui est de la pratique du don, au niveau élémentaire ou « novice » il peut y avoir un degré de conflit : vais-je prendre ceci pour moi ou vais-je le donne à cette autre personne ? Finalement, faisant un énorme effort, on peut décider d'être noble et de donner la chose. Mais une fois que l'on a développé ce deuxième niveau de bienveillance, ce conflit n'existe plus. On voit que prendre quelque chose pour soi ou le donner ne fait pas grande différence, on peut donc simplement donner la chose tout à fait librement et joyeusement.
La bienveillance « sans référence à quelque objet que ce soit », chez les « bodhisattvas qui ont réalisé et accepté le fait que toutes les entités de la réalité n'ont pas d'origine », se passe à la huitième des dix bhumis du bodhisattva. C'est l'anupattika-dharma-kshanti, l'acceptation patiente du fait qu'en réalité les dharmas n'apparaissent pas et ne disparaissent pas non plus. En d'autres termes, on voit qu'en réalité il n'y a pas de conditionnalité, pas de causalité, et l'on est capable de faire face à ce fait bien qu'il aille à l'encontre de toutes nos suppositions. On voit toute l'existence comme un mirage ne venant pas réellement à l'existence et donc ne quittant pas non plus réellement l'existence. Et, ce qui scelle le mystère véritable de cette réalisation est que l'on en a que plus de compassion.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.