Nous sommes aussi reliés indirectement à la réalité à travers les formes qui représentent un plus haut degré de manifestation de la réalité que nous-même. C'est comme voir une lumière à travers un voile fin, un voilage qui semble parfois aussi fin que de la gaze, et qui même, à l'occasion, s'ouvre et tombe pour permettre à la lumière de la réalité d'être vue directement, telle quelle, sans aucune médiation. Nous pouvons dire que ce léger voile, à travers lequel nous voyons la lumière de la réalité, est la hiérarchie spirituelle, en particulier la hiérarchie des bodhisattvas.
Il nous est de la plus grande importance d'être en contact avec des personnes qui sont au moins un peu plus avancées que nous spirituellement, à travers lesquelles la lumière de la réalité brille un peu plus clairement qu'à travers nous. Dans la tradition bouddhique, ces personnes sont connues sous le nom d'amis spirituels, kalyana mitras, et elles sont plus importantes pour nous que ne le serait un bouddha. S'il nous arrivait d'avoir l'occasion de rencontrer un bouddha, nous ne tirerions probablement pas grand-chose de la rencontre, ni ne réaliserions même la nature de la personne en face de nous. Il est probable que nous bénéficierons bien plus de notre contact avec ceux qui sont juste un peu plus développés spirituellement que nous ne le sommes.
En rapport avec ceci, il y a un très beau passage dans le grand classique spirituel tibétain qu'est Le Précieux ornement de la libération, de Gampopa. Parlant des amis spirituels, Gampopa dit :
« Comme, au début de notre carrière, il est impossible d'être en contact avec les bouddhas ou avec les bodhisattvas vivant à un haut niveau de spiritualité, nous devons rencontrer des êtres humains ordinaires en tant qu'amis spirituels. Dès que l'obscurité causée par nos actions s'éclaire, nous pouvons trouver des bodhisattvas à un niveau de spiritualité élevé. Puis, quand nous nous sommes élevés au-dessus de la Grande voie préparatoire, nous pouvons trouver le nirmanakaya du Bouddha. Finalement, dès que nous vivons à un niveau de spiritualité élevé, nous pouvons rencontrer le sambhogakaya en tant qu'ami spirituel.
Si vous demandiez qui, parmi ces quatre, est notre plus grand bienfaiteur, la réponse est qu'au début de notre carrière, quand nous vivons encore emprisonnés par nos actions et nos émotions, nous ne verrons même pas le visage d'un ami spirituel supérieur. À la place, nous devons chercher un être humain ordinaire qui peut, avec la lumière de son conseil, éclairer la voie que nous devons suivre, après quoi nous rencontrerons des êtres supérieurs. Donc, le plus grand bienfaiteur est un ami spirituel sous la forme d'un être humain ordinaire. »
Cette association avec les amis spirituels est ce que les Indiens appellent la satsangh et ils y attachent beaucoup d'importance. Satsangh est un mot sanskrit composé de deux parties : sat qui veut dire bon, juste, vrai, réel, véritable, saint, spirituel, et sangh qui veut dire association, compagnie, camaraderie, communauté, voire communion. Satsangh veut donc dire « bonne camaraderie », « communion avec ce qui est bon » ou « sainte association ».
En Inde, depuis des siècles, il a été insisté sur l'importance de la satsangh parce que nous avons tous besoin d'aide pour mener une vie spirituelle. Nous ne pouvons pas aller loin seuls. Si, semaine après semaine, année après année, nous ne pouvions aller à des séances de méditation, si nous ne rencontrions jamais d'autre personne intéressée par le bouddhisme, si nous n'avions même pas de livres - car lire des livres de la bonne sorte est aussi une forme de satsangh -, si nous étions complètement seuls, nous n'irions pas loin, aussi grands soient notre enthousiasme de départ et notre sincérité. Nous recevons encouragement, inspiration et soutien moral de notre association avec d'autres qui ont des idéaux similaires et mènent un genre de vie similaire. Ceci est particulièrement le cas quand nous nous associons avec ceux qui sont un peu plus avancés spirituellement que nous-mêmes ou, dit plus simplement, qui sont juste un peu plus humains que la plupart des gens - un peu plus conscients, un peu plus bienveillants, avec un peu plus de foi, etc.
En pratique, cela signifie que nous devrions essayer d'être ouverts et réceptifs vis-à-vis de ceux que nous reconnaissons être au-dessus de nous dans la hiérarchie spirituelle, ceux qui clairement ont plus de vue pénétrante, plus de compréhension, plus de sympathie, plus de compassion, etc. Nous devrions être prêts à recevoir d'eux, tout comme une fleur ouvre ses pétales pour recevoir la lumière et la chaleur du soleil. Quant à ceux qui, pour autant que nous pouvons le savoir (et en nous rappelant que nous pouvons nous tromper), sont en dessous de nous dans la hiérarchie spirituelle, notre attitude envers eux devrait être celle de la générosité, de la bienveillance, de la serviabilité - en les encourageant, en les aidant à se sentir accueillis, et ainsi de suite. En ce qui concerne ceux qui sont plus ou moins au même niveau que nous, notre attitude devrait être celle de la communauté, du partage, de la réciprocité.
Ces trois attitudes correspondent aux trois grandes émotions positives de la vie spirituelle bouddhique. Il y a tout d'abord la shraddha, mot qui est souvent traduit par « foi » ou « croyance » mais qui veut vraiment dire une sorte de dévotion, une réceptivité à la lumière se déversant, si l'on peut dire, depuis le haut. Deuxièmement il y a la compassion, qui est un don ce que nous avons reçu de plus élevé à ceux qui sont plus bas dans la hiérarchie spirituelle. Et troisièmement il y a l'amour, la metta, que nous partageons avec ceux qui sont au même niveau que nous-mêmes.
Dans Le Précieux ornement de la libération, Gampopa continue en disant : « On obtient l'Éveil d'un bouddha en servant les amis spirituels. » Une déclaration forte, c'est le moins que l'on puisse dire, et une déclaration qui ne plaît peut-être pas beaucoup. L'idée même de servir nous est plutôt étrangère. L'idée de nous dévouer pour prendre soin de nos enfants, peut-être, ou pour nous occuper de nos parents quand ils sont âgés nous est familière, mais il n'est pas toujours facile de transposer ce sentiment à d'autres situations. Ceci est très lié à l'effondrement de l'idée de hiérarchie spirituelle, ou de toute autre sorte de hiérarchie. Si nous sommes tous égaux, pourquoi devrions-nous faire quelque chose pour une autre personne ? Pourquoi ne le ferait-elle pas pour nous ? Ou pourquoi ne pouvez-vous pas le faire sur une base d'échange ? « Je le fais pour toi aujourd'hui et tu le fais pour moi demain. »
Se mettre dans une position de servir quelqu'un est reconnaître que la personne que nous servons est meilleure que nous sous certains aspects. Et c'est cela que beaucoup de gens ne sont pas prêts à faire. Mais à moins de pouvoir reconnaître ceci, on ne peut pas croître spirituellement. En « servant des amis spirituels », on devient davantage comme eux, et l'on trouve alors qu'il y a d'autres amis spirituels à servir. Même quand on devient un bodhisattva avancé, on s'aperçoit que l'univers est plein de bouddhas que l'on peut servir avec dévotion. Il y a toujours quelqu'un que nous pouvons servir.
Gampopa dit aussi que l'on devrait « penser à un ami spirituel comme au Bouddha ». L'idée qui sous-tend cela est qu'il n'est pas question d'écraser son ami - en tant qu'être humain ordinaire - avec l'idée qu'il est un bouddha, ou d'essayer de se convaincre qu'il est un bouddha quand notre raison nous dit qu'il ne l'est pas. Il n'est pas besoin de considérer tout ce qu'il dit ou fait comme l'action d'un bouddha. Ce qui est important est que, alors que notre ami spirituel peut être très loin d'être un bouddha, il est au moins un petit peu plus développé spirituellement que nous-même. C'est comme si derrière notre ami se tenait son propre maître, et derrière ce maître un autre, et ainsi de suite jusqu'à ce que, derrière eux tous se tienne le Bouddha. Ainsi le Bouddha brille, pour ainsi dire, à travers toutes ces personnes à des degrés variés de transparence.
C'est du moins une façon d'interpréter le conseil de Gampopa de « penser à un ami spirituel comme au Bouddha ». Cependant, Gampopa, qui appartenait avant tout à la tradition tantrique, étant un gourou de l'école Kagyu du Tibet ainsi que l'un des principaux disciples de Milarépa, souhaitait sans doute que sa déclaration soit prise très littéralement.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.