L'idée selon laquelle chacun des Trois joyaux a son aspect ésotérique est une idée fondamentale dans le Vajrayâna. Et étant ésotérique, cette notion est profondément pratique. Les vajrayanistes disaient qu'en fait l'Éveil du Bouddha, son enseignement de la vérité qu'il a découverte, et la croissance du cercle de ses disciples éveillés - ces Trois joyaux qui ont été vénérés au fil des siècles de la tradition bouddhique -, tout cela s'est passé il y a très longtemps. Nous mêmes ne pouvons avoir de contact direct avec eux et ne pouvons bénéficier de leur influence directe. Il nous faut en fait trouver nos propres Trois joyaux. La question est : où les trouver ? La réponse du Vajrayâna est que nous devrions considérer notre maître du Dharma, notre gourou, comme étant le Bouddha, l'exemple de l'Éveil en ce qui nous concerne personnellement. De façon similaire, nous devrions voir notre yidam, le bouddha ou le bodhisattva sur lequel nous méditons, comme l'incarnation de la vérité même. Et le refuge ésotérique de la Sangha est la compagnie des dakinis, avec lesquelles, selon la tradition du Vajrayâna, on peut être en contact vivant. Dans notre contexte particulier, le gourou ou maître tient la place du Bouddha et même, dans le contexte tantrique, est le Bouddha.
Une autre façon d'aborder la maxime de Gampopa est de réfléchir à l'enseignement selon lequel tout être humain est potentiellement un bouddha. Selon certaines écoles bouddhistes, si l'on pouvait seulement regarder assez bien, on verrait que tout être humain est en fait un bouddha, qu'il le réalise ou non. Dans le cas de l'ami spirituel, comme il est devenu au moins un peu comme un bouddha, il est plus facile de voir en lui la nature de bouddha fondamentale que nous possédons tous.
Gampopa continue en nous recommandant non seulement de servir nos amis spirituels, mais aussi de leur faire plaisir : nous devrions leur donner de bonnes raisons de se réjouir des qualités qu'ils perçoivent se développer en nous. Si vous faites plaisir à un ami spirituel et s'il vous fait plaisir, vous serez tous les deux dans un état de joie sympathique (mudita, et la communication sera établie et coulera facilement. Il sera en mesure d'enseigner et vous d'apprendre.
Dans un passage intéressant du Grand Chapitre du Sutta Nipata, un certain brahmane n'est pas sûr si le Bouddha est en fait le Bouddha, l'Éveillé, ou s'il est juste un grand homme, un « surhomme » ou mahapurisa. Mais il semble que ce brahmane ait trouvé un moyen de savoir. Il a entendu dire que les bouddhas révèlent leur véritable soi, leur véritable nature, si on fait leurs louanges. Faire des louanges est lié au fait de faire plaisir ; c'est une sorte de plaisir en paroles. Si vous faites les louanges d'un bouddha, il ne peut que révéler sa véritable nature. Réciproquement, même un bouddha ne peut révéler sa véritable nature si la situation n'est pas assez positive pour lui permettre de le faire.
C'est tout à fait la même chose, à un autre niveau, avec une amie ou un ami spirituel. Lui faire plaisir c'est rendre la communication plus effective, tandis que le contrarier c'est dresser une barrière à la communication. « Faire plaisir », ici, ne veut pas dire satisfaire l'ego de l'autre personne, mais être en relation avec elle de façon ouverte, libre, sincère, vraie et chaleureuse, exprimant de la metta, de la mudita ou joie sympathique, c'est-à-dire de la réjouissance des qualités des autres, et de l'équanimité. Si vous faites plaisir à un ami spirituel, il lui est plus facile de communiquer avec vous, et de faire ressortir sa vraie nature. Et à long terme, c'est vous qui en bénéficiez.
Bien que j'aie parlé de ceux qui sont « plus élevés » et de ceux qui sont « plus bas », il n'est pas question de classification officielle. Si nous commençons nous-même à penser en termes d'être plus élevé ou plus bas que d'autres, nous avons échoué à saisir la nature de la hiérarchie spirituelle. Tout devrait être naturel et spontané ; l'émotion appropriée, que ce soit de la dévotion, de la compassion ou de l'amour, devrait s'écouler avec naturel et spontanéité en réponse à qui que ce soit que nous rencontrons.
Il fut un temps où j'allais avec des amis tibétains, lamas ou laïcs, visiter des monastères et des temples, et il était intéressant de voir leur réponse quand ils entraient dans de tels endroits. Quand nous, en Occident, allons dans un lieu de culte, une grande cathédrale ou quelque chose comme cela, nous pouvons ne pas savoir que faire, ne pas savoir comment répondre, ne pas savoir que ressentir. Mais quand je visitais des temples avec mes amis tibétains, ils n'avaient nullement ce genre de confusion ou de conflit. Dès qu'ils voyaient une image du Bouddha, on pouvait presque voir les sentiments de dévotion, de foi et de vénération monter en eux. Ils mettaient leurs mains sur leur front et souvent se prosternaient trois fois sur le sol. Ils faisaient cela très naturellement, sans aucune gêne : cela leur était naturel, du fait du contexte dans lequel ils avaient grandi (contexte qui a bien sûr été largement détruit).
C'est ce genre d'émotion spontanée qui crée la hiérarchie spirituelle : un sentiment spontané de dévotion quand on rencontre quelque chose de plus élevé ; un déversement spontané de compassion quand on est confronté à la détresse ou aux difficultés des autres ; et une montée spontanée d'amour et de sympathie quand on est parmi ses pairs. Ce sont ces émotions qui devraient influencer toute la communauté bouddhiste. Les gens dans une telle communauté sont comme les roses d'un même arbuste, à des stades différents d'épanouissement, ou comme une famille spirituelle dont le Bouddha est le chef et les bodhisattvas les frères et sœurs aînés. Dans une telle famille, tout le monde a ce dont il a besoin ; les plus âgés s'occupent des plus jeunes, tout le monde donne ce qu'il peut, et toute la famille est empreinte de joie, de liberté, de chaleur, de lumière.
La hiérarchie du bodhisattva concentre tout cela en un seul point d'une intensité éblouissante. Elle a ses propres degrés, ses propres figures rayonnantes, à des stades de plus en plus élevés de développement spirituel, jusqu'à la bouddhéité elle-même. Selon le Mahâyâna, la voie du bodhisattva est divisée en dix étapes progressives, les dix bhumis (bhumi signifiant stade de progression), représentant chacun un degré croissant de manifestation de la bodhicitta.
Les écritures disent que la manifestation progressive de la bodhicitta au fil des bhumis est comme de l'or mélangé à des scories, qui serait progressivement extrait par fusion, raffiné et façonné en un ornement magnifique, comme une couronne de prince. L'or est bien sûr la bodhicitta qui est en nous tout le temps, mais est falsifiée, submergée, étouffée par toutes sortes de souillures fortuites et d'obscurcissements. L'or lui-même est pur, mais les souillures doivent être graduellement éliminées pour permettre à la bodhicitta de manifester sa propre nature incorruptible.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.