Le troisième grand vœu est « Puissé-je maîtriser tous les dharmas ». Le mot dharmas, dans cette formulation, signifie avant tout les enseignements du Bouddha, contenus dans les écritures et dans tous les autres enseignements de toutes les écoles bouddhiques. Les bodhisattvas n'appartiennent pas à telle ou telle autre école du bouddhisme. Ils n'appartiennent même pas au Mahâyâna, en tant qu'opposé à un yâna ou à un autre. Ils appartiennent à toutes les écoles, à toutes les sectes et à toutes les traditions, et en étudient et maîtrisent les enseignements de toutes. Et ce n'est pas tout. Il est dit que les bodhisattvas devraient même aussi étudier et maîtriser les systèmes religieux et philosophiques non-bouddhiques. Certaines écritures vont jusqu'à dire que les bodhisattvas devraient aussi étudier les sciences et les arts séculiers, en particulier la rhétorique et la prosodie (qui étaient très en vogue en Inde au Moyen-Âge), afin d'améliorer leur puissance de communication. Certains des sûtras disent même que les bodhisattvas devraient maîtriser divers métiers, comme celui du potier ; l'idée sous-tendant cela est que connaître la perspective et le vocabulaire de ces métiers nous apprend un nouveau cadre de référence. En connaissant cette sorte de langage utilisé par les gens, tant littéralement que métaphoriquement, on peut communiquer son point de vue, ses attitudes, ses idéaux et ses aspirations de manière de plus en plus effective auprès d'un nombre croissant de personnes.
Si l'on prend part d'une manière ou d'une autre à la communication du Dharma, on tend à avoir besoin de toutes sortes de compétences. Pour gérer un centre bouddhiste, par exemple, il faut des gens qui, non seulement sont engagés dans l'idéal du bodhisattva, mais sont aussi de bons administrateurs et ont quelques compétences comptables et juridiques. Pour gérer une communauté résidentielle, il faut des gens qui sachent peindre les murs, faire un peu d'électricité ou de plomberie, de jardinage et de cuisine - la liste est presque infinie. En bref, l'engagement envers l'idéal du bodhisattva implique de mettre ses compétences au service de cet idéal.
Pour enseigner le Dharma, on peut aussi avoir besoin d'autres compétences. On peut avoir besoin d'apprendre à parler de façon claire et effective, pas seulement lorsque l'on est en position de faire des discours publics, mais aussi lors des conversations. On peut aussi développer ses compétences à enseigner le Dharma d'autres façons, en écrivant des articles ou des livres, ou en donnant des interviews à la radio et à la télévision. On peut développer ses talents artistiques, pour produire des peintures de bouddhas et de bodhisattvas, des fresques ou des images du Bouddha ; ou on peut acquérir des compétences éditoriales, incluant une maîtrise de la grammaire, de la ponctuation, etc. On peut se lancer dans la production de livres, l'édition de magazines, la traduction, la photographie, ou l'apprentissage d'une seconde langue. Ou bien on peut acquérir une expérience académique, afin d'influencer de nouveaux domaines de recherche et de connaissance, ou d'en retirer quelque chose.
Maîtriser tous les dharmas implique acquérir à la fois étendue et profondeur d'expérience. Il est utile d'avoir une connaissance pratique de nombre de choses, mais il devrait y en avoir une ou deux que l'on connaisse vraiment bien, que ce soit des compétences pratiques ou des domaines d'étude. Et où que nous mènent nos intérêts, il nous faut y amener nos principes bouddhiques de base, afin que nous ayons quelque chose auquel relier nos connaissances grandissantes ; sans cela, elles ne seront guère plus qu'un ensemble disparate de petits bouts d'information, même si des principes bouddhiques ont une place honorable parmi eux. Pour commencer, c'est comme faire un puzzle : la manière exacte dont les pièces s'assemblent n'est pas très claire, mais graduellement, une image complète apparaît. Un ensemble d'informations sans lien les unes avec les autres n'est pas de la connaissance. Connaître, c'est être capable de référer les choses à leurs principes, en créant une sorte de cosmos à partir du chaos de l'expérience humaine.
Dire que le bodhisattva doit maîtriser tous les enseignements du Bouddha, les innombrables religions et systèmes philosophiques, ainsi que l'étude des arts et sciences séculaires et divers métiers, est de façon évidente demander beaucoup. Que devons-nous penser d'une si grande ambition ? Au niveau mythique, comme nous l'avons vu, la carrière du bodhisattva est envisagée comme couvrant trois asamkhyeyas de kalpas, ce qui lui laisse beaucoup de temps pour apprendre toutes ces choses. Mais à un niveau plus terre-à-terre, le principe général est que si nous voulons aider les autres, en particulier si nous voulons établir un lien dharmique avec eux, plus nous avons de moyens de communication à notre disposition, plus nous pouvons accomplir cette tâche de façon effective.
Le quatrième grand vœu est « Puissé-je conduire tous les êtres à la bouddhéité ». C'est le but ultime, et le bodhisattva s'en approche en enseignant, par son exemple et par la communication silencieuse de son influence. Peut-être est-ce tout ce que nous pouvons savoir, et tout ce dont nous avons besoin de savoir, pour le moment.
Ensemble, ces quatre grands vœux constituent le cœur du Mahâyâna, le cœur, même, du bouddhisme lui-même. Et en tant qu'expression pratique de la bodhicitta dans la vie et l'œuvre du bodhisattva, ils sont le fondement de toute sa carrière spirituelle à venir.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.