Tout ceci doit être gardé à l'esprit lorsque l'on aborde les vœux du bodhisattva. La série de vœux la plus connue est peut-être celle dite des quatre grands vœux du bodhisattva, qui sont récités quotidiennement en Extrême-Orient, et sont habituellement présentés ainsi :
Puissé-je libérer tous les êtres de leurs difficultés,
Puissé-je éradiquer toutes les passions,
Puissé-je maîtriser tous les dharmas,
Puissé-je conduire tous les êtres à la bouddhéité.
Ces vœux se retrouvent dans plusieurs soûtras du Mahâyâna, et il semble qu'il soit attendu de chaque pratiquant bouddhiste du Mahâyâna qu'il souhaite les prendre. D'une certaine façon, ces vœux reflètent l'essence de l'idéal du bodhisattva, dans le sens où si l'on prend l'idéal au sérieux, on essaie de fonctionner de ces quatre façons. On pourrait d'ailleurs dire que ces vœux sont implicites non seulement dans l'idéal du bodhisattva, mais dans le bouddhisme même : ils donnent une idée de ce que tous les bouddhistes devraient s'efforcer de faire tout le temps.
Mais de telles déclarations extrêmes ne doivent pas être prises à la légère. Si l'on dit : « Je fais le vœu de libérer tous les êtres », tous les êtres veut dire tous les êtres. Il semblerait préférable de ne pas inclure de telles paroles dans une puja qui est récitée de façon régulière et habituelle. La perspective cosmique du Mahâyâna est tout à fait valable, mais elle ne se prête pas à une récitation décontractée. Si l'on récite les vœux dans le cadre de sa pratique personnelle privée, cela veut sans doute dire que l'on prend cette récitation au sérieux, mais si tout un groupe de personnes qui se trouvent être présentes dans la salle de méditation récitent le vœu d'aider tous les êtres (sans même aller plus loin que ceci), cela dévalue nécessairement ce vœu.
Les quatre grands vœux contiennent les aspirations spirituelles de nombreuses personnes, mais on n'est pas obligé d'adopter cet ensemble particulier de vœux. Les écritures disent clairement que chaque bodhisattva est libre de formuler sa série de vœux, en, accord avec ses propres aspirations, dans le cadre général de l'idéal du bodhisattva. La considération principale est que les vœux ne doivent pas avoir se référer à des objectifs petits ou immédiats mais à un but ultime, incluant tout. La grande caractéristique de tous les vœux de bodhisattva est leur universalité. La dimension altruiste de la vie spirituelle n'a pas de limites. Quand on devient conscient des implications altruistes de son engagement spirituel, on voit que l'on ne peut imposer aucune limite à ces implications. On ne peut pas dire : « voici ce que je ferai pour les autres, mais pas plus ». Il est fort possible que pour le moment on ne puisse pas faire grand-chose, mais le principe est de ne mettre aucune limite à ce que cet engagement peut nous demander de faire pour les autres, quand nous sommes à même de le faire.
Quand on dit, dans la formulation traditionnelle de ce premier vœu : « Je fais le vœu de sauver tous les êtres », ce que l'on dit vraiment est donc : « Je ne mets aucune limite à ce que je suis prêt à faire pour les autres êtres sensibles, quand le moment sera venu et que je serai prêt. » On ne sait pas quelle forme prendra notre aspiration en fin de compte, ni ce que l'on aura à faire. On reste seulement ouvert, aidant les autres autant qu'on le peut. Tout comme il n'y a pas de limites au fait de se débarrasser de son ego, il n'y a pas de limites à l'altruisme. Tout comme l'on ne peut penser en termes de se débarrasser de son ego que jusqu'à un certain point (mais pas au-delà), il ne peut en principe y avoir de limites à ce que l'on est prêt à faire pour autrui. Une fois que l'on s'est engagé dans la vie spirituelle, on ne reconnaît plus aucune limite, ni objective ni subjective Voilà ce que le vœu du bodhisattva signifie vraiment : transcender les limites.
Dans le texte du Mahâyâna appelé La Perfection de la Sagesse en huit mille lignes, il y a nombre de questions portant sur le fait de comment reconnaître un bodhisattva. Une des façons de le faire, apparemment, est qu'à chaque fois qu'on lui pose une question à propos du nirvana, le bodhisattva inclut toujours la compassion dans sa réponse. Traduisons ceci en termes plus généraux : si, quand on nous pose une question à propos de la vie spirituelle, nous ne répondons qu'en termes de développement personnel, sans mentionner l'aspect altruiste, cela suggère que nous ne sommes pas encore vraiment sur la voie spirituelle. Nous devons réaliser que nous ne pouvons pas réaliser notre vie spirituelle pour nous seul ; elle a des implications pour les autres, et nous impose même des responsabilités vis-à-vis des autres. En d'autres termes, nous devons réaliser que la compassion et la sagesse vont ensemble. Il est significatif que le Mahâyâna ait pris sur lui de faire ressortir d'une manière remarquable et spectaculaire les implications altruistes de la vie spirituelle ; et il est regrettable que, en raison de développements historiques, ceci en soit venu à ê7;tre; considéré comme une autre voie plutôt que comme une nouvelle formulation de la voie originelle.
Dans les cercles du Mahâyâna, les gens font parfois des vœux très spécifiques. Par exemple, quelqu'un peut faire le vœu de publier tout le Tripitaka à ses frais et de le distribuer gratuitement ; ce pourrait être l'œuvre de toute une vie. Quelqu'un d'autre pourrait dire : « Je construirai cent stoûpas », ou bien « Je vais organiser une série de conférences faites par tel grand maître ». Nombre de vœux prennent ce genre de forme pratique. L'idée est de se renforcer, de se donner un peu de courage spirituel. Un vœu est une chose à laquelle on doit s'attacher, pour éviter de se perdre dans un mélange de vagues aspirations quasi-spirituelles.
Mais si nous sommes un bodhisattva, ou un aspirant bodhisattva, avons-nous besoin de ces vœux pour être capable de nous appliquer à la pratique des paramitas ? Si pour l'instant nous n'avons pas plus qu'une compréhension intellectuelle concernant la bodhicitta, même si c'est une conviction sincère et à partir de laquelle nous voulons vivre notre vie, alors nous aurons besoin des vœux. Si la bodhicitta n'est pas encore apparue en tant qu'expérience parallèle à la vue pénétrante transcendante, nous aurons certainement besoin des vœux comme soutien. Mais une fois que la bodhicitta est apparue, les vœux en sont l'expression plutôt que le soutien. Il est important de ne pas faire une distinction trop rigide entre la bodhicitta et les vœux par lesquels elle s'exprime. Ce n'est pas que la bodhicitta apparaît et puisque l'on repense au fait que, peut-être, on devrait prendre quelques vœux. Les vœux sont des expressions naturelles de la bodhicitta qui est apparue, des diverses perspectives que nous voyons s'ouvrir devant nous maintenant que la bodhicitta est apparue.
Selon la tradition, quand le bodhisattva fait son vœu suite à l'apparition de la bodhicitta, le bouddha en présence duquel il le fait prédit qu'il atteindra finalement l'Éveil, et mentionne peut-être le nom qu'il portera une fois qu'il sera bouddha, ainsi que le nom de sa terre de bouddha. Si l'on ne prend pas ceci littéralement (et peut-être, à un certain niveau, ce peut être pris littéralement), on doit interpréter sa signification en tant que mythe. On peut dire que la prédiction faite par un bouddha de l'atteinte de l'Éveil suprême par un certain bodhisattva représente une sorte d'écho de la part de tout l'univers en réponse au vœu. L'univers est impliqué dans ce vœu, il en est affecté et, vraisemblablement, si c'est un univers moral et spirituel, il en a quelque « conscience ». Le vœu du bodhisattva est une affaire publique et, comme il fait partie d'une réalité publique et qu'il l'affecte, il y a une réponse.
En un sens, la prédiction représente le fait que l'univers, dans sa totalité, étaye notre vœu, et même le garantit. C'est le genre d'univers dans lequel la réalisation du vœu est possible et, en un sens même, inévitable, une fois qu'il a été formulé. Le Bouddha ne fait qu'y donner expression. De sa perspective située au-delà du temps, le Bouddha regarde dans le temps et prédit le futur. Mais cette prédiction ne veut pas dire qu'il est certain que le bodhisattva atteindra l'Éveil. C'est une chose parallèle à la difficulté qui existe dans la théologie chrétienne pour la réconciliation de la volonté libre de l'homme et de la prescience de Dieu. Le fait que le Bouddha prédise que le bodhisattva atteindra l'Éveil ne veut pas dire qu'à partir de ce moment, le bodhisattva n'a plus de liberté. De sa perspective au-delà du temps, le Bouddha peut voir que le bodhisattva atteindra l'Éveil ; mais le bodhisattva ne peut pas simplement surfer sur la vague de cette prédiction. De son point de vue temporel, le (ou la) bodhisattva devra encore faire un effort réel vers le but.
Cette idée peut être traduite en termes plus simples : Aller en refuge dans les Trois joyaux, par exemple. Quand on va en refuge en présence de la Sangha assemblée, cela ne prédit pas notre progrès spirituel, mais cela le soutient. On réalise que l'on n'est pas seul : il y a une réponse. En se réjouissant de nos mérites, la Sangha nous donne effectivement l'assurance que nous allons continuer à avancer.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.