Le Dashabhûmika Soûtra (ou Soûtra des dix terres), portant sur les dix étapes de la voie du bodhisattva, mentionne les dix grands vœux d'un bodhisattva, qui sont les vœux :
- de pourvoir à la vénération de tous les bouddhas sans exception,
- de maintenir la discipline religieuse enseignée par tous les bouddhas et de préserver l'enseignement des bouddhas,
- de voir tous les événements de la carrière terrestre d'un bouddha,
- de réaliser la Volonté d'Éveil, de pratiquer tous les devoirs d'un bodhisattva, d'acquérir toutes les paramitas (les perfections) et de purifier toutes les étapes de sa carrière,
- d'amener à maturité tous les êtres (c'est-à-dire tous les êtres des quatre classes, qui sont dans les six états d'existence), et de les établir dans la connaissance du Bouddha,
- de percevoir tout l'univers,
- de purifier et nettoyer toutes les terres de bouddha,
- d'entrer dans la grande voie (le Mahâyâna) et de faire naître une pensée et un but commun chez tous les bodhisattvas,
- de réussir et de faire fructifier toutes les actions du corps, de la parole et de l'esprit,
- d'atteindre l'Éveil suprême et parfait et de prêcher la doctrine.
Ces dix vœux expriment clairement différents aspects de la détermination du bodhisattva : atteindre l'Éveil pour le bien de tous les êtres.
Nous n'avons pas la place ici examiner tous ces vœux mais nous pouvons, pour explorer comment on peut les approcher spécifiquement, s'attarder sur le troisième, qui est de voir tous les événements de la carrière terrestre d'un bouddha.
On peut se demander comment qui que ce soit pourrait faire le vœu de « voir tous les événements de la carrière terrestre d'un bouddha ». Mais selon la présentation traditionnelle faite par le Mahâyâna, la carrière terrestre du bodhisattva s'étend sur plus de trois asamkhyeya-kalpas (un kalpa est une durée inimaginable : le temps qu'il faut à un système de mondes pour apparaître et disparaître), et couvre donc d'innombrables durées de vie, au cours desquelles on renaîtrait pendant la vie d'un grand nombre de bouddhas différents, et on pourrait bien être en contact avec eux d'une façon ou d'une autre, peut-être même en tant que disciple. Au cours de toutes ces vies, on aurait l'occasion de voir tous les événements de la vie d'un bouddha, depuis le tout début.
Selon l'enseignement bouddhique en général, la vie de chaque bouddha suit un schéma standard. Sa mère meurt toujours sept jours après sa naissance, il a toujours deux disciples principaux, il atteint toujours l'Éveil assis sous un certain arbre, etc. Au moment de sa naissance, vous pourriez être un dieu regardant des cieux. Ou, pour être le témoin d'événements plus tardifs, vous pourriez être son conducteur de char, ou l'une de ses concubines, ou l'un de ses cinq premiers disciples. D'une façon ou d'une autre, ayant fait ce vœu vous seriez le témoin de ce que l'on appelle les douze grands moments de la vie d'un Bouddha.
Ce vœu peut sembler inutile et difficile à comprendre, mais on peut au moins essayer de saisir en imagination ce qu'il signifie. Il n'est pas nécessaire de trop se presser à l'écarter en le réduisant à un symbole. Il est bon de se donner le temps de s'y attarder et, au moins, de contempler la possibilité de le prendre littéralement. En fait, la tradition du Mahâyâna le prend tout à fait littéralement. Si l'on pense en termes de centaines, de milliers, de millions de vies pendant lesquelles on pratique les perfections, les paramitas, il est tout à fait concevable que l'on puisse renaître durant la vie d'un bouddha. Mais s'il est difficile de voir le vœu de cette façon - et pour la plupart d'entre nous ce sera le cas - une autre façon de l'aborder est de nous familiariser avec la vie du Bouddha, à l'aide de la littérature.
Cependant, en considérant la vie du Bouddha, on doit bien discerner ce que l'on essaie d'émuler. Il n'est pas nécessaire de penser en termes de duplication de tous les événements de la vie du Bouddha. Il est important de distinguer les événements qui reflètent des étapes de développement spirituel et ceux qui se sont simplement produits parce que le Bouddha vivait en Inde à une certaine période de l'histoire.
Il est alors peut-être préférable de concevoir ce genre de vœu comme représentant l'archétype d'une possibilité spirituelle particulière, à laquelle nous participons dans notre propre mesure très limitée. Si l'on s'engage à observer ce vœu, il n'est pas nécessaire de le prendre littéralement. Pour la plupart d'entre nous, il sera plus effectif de simplement la refléter autant que nous le pouvons dans notre propre vie. Prendre un vœu d'être témoin des grands événements de la vie d'un bouddha peut être un trop grand saut de l'imagination, mais on peut certainement considérer ces événements ou les revivre en imagination, et se laisser être inspirés pas eux. De la même façon, le vœu de percevoir tout l'univers est un vœu que l'on ne peut pas prendre littéralement, mais on peut prendre à cœur ce qu'il suggère : on devrait voir autant de réalité qu'il est possible, on devrait tout voir aussi clairement que possible.
Nous devons être très prudents ici. Il est déjà suffisamment difficile d'observer ne serait-ce que les préceptes de base du bouddhisme. Penser en termes de faire des vœux à une échelle aussi vaste pourrait n'être que s'adonner à des rêvasseries spirituelles, se perdre dans des fantasmes, alors que l'on ne pratique même pas les préceptes sérieusement. Prendre les vœux du bodhisattva ne devrait pas être uns sorte d'exercice bouddhique à la Walter Mitty. Sinon, comme Walter Mitty, nous nous ferons mal lorsque nous retrouverons la réalité.
Comment devons-nous donc prendre la perspective cosmique offerte par le Mahâyâna, comme, par exemple, l'idée qu'il faut trois kalpas pour parcourir la voie du bodhisattva ? Cette perspective peut avoir l'effet salutaire d'étirer notre imagination, mais le principe auquel nous devons revenir est que l'on ne peut pas du tout concevoir l'idéal cosmique du bodhisattva comme se rapportant à une personne seule. Penser que l'on pourrait personnellement former ce genre d'aspiration est tout simplement ne pas réussir à en comprendre la signification réelle.
En tant qu'êtres humains ordinaires, nous pouvons peut-être nous permettre de penser en termes de renaissance, voire d'une série de renaissances s'étendant sur une très longue période. Nous pouvons nous imaginer continuant notre vie spirituelle au cours d'une succession de vies. Mais pouvons-nous vraiment penser à l'activité du bodhisattva comme prenant littéralement plus de trois kalpas ? Pour nous donner une idée de la durée d'un kalpa, la tradition nous demande d'imaginer un rocher d'une hauteur, d'une largeur et d'une longueur d'un mille, puis d'imaginer qu'une fois tous les cent ans quelqu'un vient caresser une et une seule fois le sommet du rocher avec une étoffe de soie de Bénarès. Un kalpa correspond au temps qu'il faudrait pour, à ce rythme, user complètement le rocher. C'est une période tout à fait immense.
Gampopa était un grand maître Kagyu, un Tibétain vivant à peu près à l'époque de la conquête de la Grande-Bretagne par les Normands. Dans son Précieux Ornement de la Libération, il cite le Bodhisattvabhumi :
« Porter l'armure du courage des bodhisattvas, c'est penser :même si pour libérer un seul être de ses souffrances, je dois passer mille kalpas dans les enfers, je me réjouis ; à plus forte raison si la durée et les souffrances qu'il me faudra subir sont bien moindres. »
Apparemment, donc, le bodhisattva se porte volontaire pour séjourner pendant des millions d'années dans divers enfers afin d'aider une personne, une seule personne. Pouvons-nous vraiment nous imaginer faire cela ? Il serait sûrement impossible à tout être humain de dire cela et de le croire sincèrement. Si nous essayions d'imaginer ce que peuvent être les souffrances de l'enfer, nous réaliserions que nous ne pourrions même pas en supporter un centième. Comment pouvons-nous considérer ceci comme une aspiration viable pour un être humain vivant réellement ? Donner un coup de main pour faire la vaisselle nous est parfois déjà bien difficile ! Quand les textes parlent ainsi du bodhisattva, il est plus sensé de penser qu'ils font référence à une sorte de tendance cosmique, ou de reconnaître la potentialité de l'Éveil, même dans les circonstances les plus défavorables.
Nous trouvons une perspective tout aussi formidable dans la Précieuse Guirlande, où Nagarjuna dit :
« (Un bodhisattva) reste un temps illimité [dans le monde],Pour un nombre illimité d'êtres incarnés, il chercheLes qualités sans limites de l'ÉveilEt fait des actions vertueuses sans limites. »
Ici encore, un texte du Mahâyâna décrit le bodhisattva, l'incarnation de l'idéal que l'on nous exhorte à accomplir, mais cela ne nous semble pas du tout réalisable. En fait, pour en juger par cette description, le bodhisattva ne semble vraiment pas du tout être une personne. L'impression que cette description donne du bodhisattva, comme étant au-delà de l'individualité telle que nous l'entendons habituellement, est celle d'une énergie spirituelle, impersonnelle et désincarnée.
Ceci étant, nous pouvons en déduire que le Mahâyâna ne s'attend pas à ce que nous nous comportions littéralement selon cette description. Nous n'avons pas à nous imaginer faisant des bonnes actions sans limites, établissant des terres de bouddha, libérant des nombres infinis d'êtres... Il est plus pragmatique de voir le bodhisattva comme représentant une énergie spirituelle universelle, omniprésente même, agissant dans l'univers, une énergie dont nous avons de temps à autre un certain sens. Nous ne pouvons littéralement nous imaginer être un bodhisattva, mais nous pouvons être ouvert à l'idéal, aspirer à être un canal pour cette énergie dans notre sphère particulière. C'est la façon la plus réaliste de concevoir cela, la plus honnête même. Nous ne devons pas nous éloigner de notre situation actuelle, sinon nous risquons de nous perdre dans des aspirations irréalistes. Tout peut devenir un peu théâtral ; et cela se passe parfois dans les pays mahâyânistes de l'Extrême-Orient bouddhiste. Le Theravâda est bien plus sobre, bien plus proche des faits de la situation.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.