Selon la méthode de Vasubandhu, qui est plus philosophique, l'apparition de la bodhicitta dépend de quatre facteurs.
Le premier de ces facteurs est la remémoration des bouddhas. On pense aux bouddhas du passé, à Shakyamuni, le Bouddha de notre ère historique, et à ses grands prédécesseurs lointains de légende, Dipankara, Kondañña, etc. Puis, en citant les mots des soûtras, on réfléchit :
« Tous les bouddhas des dix directions, du passé, du futur et du présent, n'étaient pas complètement libérés des passions et des fautes quand ils se sont engagés sur la voie de l'Éveil, pas davantage que nous ne le sommes à présent, mais ils ont finalement réussi à atteindre l'Éveil le plus haut et sont devenus les plus nobles des êtres. »
« Tous les bouddhas, par la force de leur énergie spirituelle inflexible, ont été capables d'atteindre l'Éveil parfait. S'il est possible d'atteindre l'Éveil, pourquoi ne l'atteindrions-nous pas ? »
« Tous les bouddhas, levant haut la torche de la sagesse dans l'obscurité de l'ignorance et gardant en éveil un cœur excellent, se sont soumis à des pénitences et à des mortifications et finalement se sont libérés des liens du triple monde. En suivant leurs pas, nous pouvons nous aussi nous émanciper. »
« Tous les bouddhas, l'humanité la plus noble, ont traversé avec succès le grand océan de la naissance et de la mort et des passions et des fautes. Pourquoi donc, nous, créatures intelligentes, ne pourrions-nous pas nous aussi traverser la mer des transmigrations. »
« Tous les bouddhas, manifestant de grands pouvoirs spirituels, ont sacrifié possessions, corps et vie pour atteindre l'omniscience (sarvajña) ; et nous, aussi, pouvons suivre leur noble exemple. »
En d'autres termes, les bouddhas ont tous commencé avec la même ignorance et les mêmes faiblesses que nous. S'ils ont pu les surmonter, nous le pouvons aussi si nous en faisons l'effort. Mis à part les bénéfices évidents de cette pratique pour le développement de la foi et de la confiance, elle a un effet très positif simplement parce que nous pensons au Bouddha, nous sommes mentalement occupé par quelque chose de positif, détournant ainsi le courant de nos pensées loin des actions malhabiles et défavorables. En occupant notre esprit avec des pensées à propos du Bouddha, il est très improbable que nous ayons une pensée défavorable, ou commettions une action défavorable. À la place, nous ferons l'expérience d'émotions positives et favorables : la foi, la joie, la sérénité, la paix.
Le deuxième des facteurs de Vasubandhu est « voir les défauts de l'existence conditionnée ». Le terme « existence conditionnée » fait référence à l'existence phénoménale sous toute forme : physique, mentale, même spirituelle, tout ce qui apparaît en dépendance de causes et de conditions.
Et le premier « défaut » à voir est que toute l'existence conditionnée est impermanente. Ce peut être une idée ou un empire, cela peut apparaître et disparaître en une fraction de seconde ou en plusieurs milliards d'années, mais tout ce qui apparaît doit, tôt ou tard, cesser.
Comme tout ce qui est conditionné est transitoire, l'existence conditionnée ne peut jamais être vraiment satisfaisante : c'est le deuxième défaut auquel réfléchir. Tôt ou tard le déchirement de la séparation vient, accompagné par la souffrance.
Et troisièmement tout, en un sens, est irréel, sans substance. C'est un « défaut » de l'existence conditionnée plus subtil à trouver. Ce n'est pas que les choses n'existent pas ; il est clair qu'elles existent. Mais rien n'existe indépendamment de ses constituants, lesquels sont tous impermanents et soumis au changement. Ce livre, par exemple : enlevez l'écriture et les pages, la couverture, le dos... et où est le livre ? Il n'a pas d'existence inhérente ; il n'y a rien « en dessous », rien de substantiel à son sujet. Et toutes les choses sont ainsi, nous compris. Il n'y a pas de « je » en dehors des parties qui me constituent, mes skandhas. C'est la fameuse doctrine de l'anatman.
On voit donc les défauts de l'existence conditionnée dans sa totalité : elle est impermanente, pleine d'insatisfaction et de façon ultime elle n'est pas réelle. On continue à réfléchir. On sait au plus profond de soi que rien de conditionné ne peut jamais satisfaire les désirs les plus profonds du cœur humain. Nous désirons quelque chose de permanent, quelque chose qui soit au-delà du flot du temps, quelque chose d'heureux, de toujours satisfaisant, quelque chose dont nous ne nous lasserons jamais, quelque chose qui soit entièrement réel et vrai. Mais une telle chose ne peut être trouvée dans l'expérience mondaine. Réfléchissant ainsi, voyant les défauts de l'existence conditionnée, on traverse le conditionné pour aller au-delà, vers l'Inconditionné.
Le troisième facteur est « observer les souffrances des êtres sensibles ». Et il y a tant de souffrance ! Il n'y a qu'à ouvrir le journal pour en rencontrer : des gens sont pendus, assassinés, brûlés vifs ; des gens meurent de toutes sortes de manières douloureuses, de maladie, de famine, à cause de crues ou d'incendies. En ce moment même, des gens souffrent terriblement de multiples façons, et on n'a pas besoin de beaucoup d'imagination pour le réaliser. Il y a des éruptions volcaniques, des tremblements de terre, des accidents d'avion, pour ne pas parler des guerres - des morts soudaines de tant de façons épouvantables et horribles. Et il y a bien sûr de nombreux morts sur la route : nous sommes devenus presque insensibles à ce phénomène, mais il est toujours vraiment horrible si nous considérons la réalité derrière les statistiques.
Même sans aller jusque-là, se débrouiller simplement dans le monde, boucler les fins de mois, mener une vie humaine heureuse est parfois une rude bataille. Nous faisons de notre mieux pour être correct, droit et honnête, pour garder la tête au-dessus des vagues, mais alors survient une énorme vague qui nous enfonce à nouveau. Nous plongeons et remontons encore, et cela continue. C'est la vie humaine.
Et puis il y a la souffrance des animaux : tous ces animaux que l'on piège pour leur fourrure, que l'on abat pour la consommation humaine ou que l'on chasse ou que l'on pêche. Si on la considère objectivement, on s'aperçoit que de bien des façons la vie est une chose « misérable, cruelle et brève ». Ce n'est qu'une face de la pièce, mais c'est une face que nous ignorons souvent, et que nous devons garder à l'esprit.
Pire encore, d'une certaine façon, sont les souffrances que nous nous causons nous-même du fait de nos propres états d'esprit. Nous n'avons pas seulement peur de la vieillesse et de la mort ; nous ne faisons absolument rien pour prendre en main notre fâcheuse situation. Pleins d'anxiété, la plupart des gens vivent sans orientation spirituelle, sans vraie clarté. La bodhicitta commence à apparaître quand on voit dans quel pétrin nous sommes tous. On ne peut pas commencer à le voir tant que l'on n'est pas soit même un petit peu hors du pétrin. C'est alors que l'on commence vraiment à réaliser à quel point les gens souffrent.
Le grand danger est que, nous étant libéré un peu nous-même, nous nous mettions à regarder les gens de haut et à les prendre en pitié. Cette sorte d'élitisme - « Oh pauvres de vous ! N'avez-vous pas entendu parler du bouddhisme ? » - n'est d'aucune utilité. En même temps, cependant, on voit bien que la plupart des gens ont besoin d'une voie spirituelle et l'on veut les aider, pas seulement pour alléger leurs souffrances ou les pallier, mais d'une façon radicale ; nous voulons aider les gens à voir qu'il y a une dimension spirituelle, un sens profond à la vie.
Tennyson parle d'être « en sympathie indolore avec la douleur », et c'est ce genre de sympathie que ressentent les bodhisattvas. Ils sont fortement conscients de la souffrance des autres mais ne souffrent pas comme eux. Si nous faisions littéralement l'expérience de la souffrance des autres, nous deviendrions complètement impuissant : ce serait trop. Si nous nous emmêlons personnellement trop dans la situation difficile d'une autre personne, nous pouvons simplement finir par nous joindre à elle dans sa souffrance. Nous avons besoin dans notre expérience d'une base de positivité si forte que même en étant pleinement conscient de la souffrance des autres et en faisant notre possible pour l'alléger, nous ne sommes pas submergé par cette souffrance.
Le dernier des quatre facteurs de Vasubandhu est « la contemplation des vertus des tathâgatas » (tathâgata voulant dire bouddha, ou éveillé, et vertus voulant ici dire non seulement les vertus éthiques mais les qualités spirituelles de toutes sortes). Comme nous l'avons vu, dans les écritures en pâli, il y a nombre d'exemples de gens extrêmement inspirés par leur rencontre avec le Bouddha. Ils ne savent rien du bouddhisme ; ils sont simplement inspirés par la présence même du Bouddha, voire par son aura.
En un sens, nous pouvons nous-même faire ce genre de rencontre quand nous faisons une puja. Lors d'une puja, en essence, nous pensons au Bouddha, non pas de façon froide et intellectuelle, mais en ayant l'idéal de la bouddhéité au premier plan de notre conscience. Quand nous faisons la puja, le Bouddha est devant nous, soit sous la forme de l'image ou de la statue sur l'autel, soit présent de façon vivante dans notre esprit, en visualisation ou en imagination. Par la puja et par tous les actes de dévotion (faire des offrandes, arranger des bouquets de fleurs, etc.), nous devenons plus ouvert et sensible à l'idéal du Bouddha, ce qui nous prépare à la percée de cette dimension spirituelle supérieure qu'est la bodhicitta. On n'arrête pas de faire des pratiques de dévotion une fois la bodhicitta apparue. Selon les soûtras du Mahâyâna, personne ne fait autant d'offrandes que les bodhisattvas : ils sont toujours en train de faire des pujas, de louer le Bouddha, etc. Il est dit que certains bodhisattvas on fait le vœu de vénérer tous les bouddhas de l'univers. Ils passent tout leur temps - des millions et des millions d'années - à aller d'un endroit de l'univers à un autre, louant tous les bouddhas qui existent. C'est une hyperbole typique du Mahâyâna, mais cela nous aide à réaliser l'importance de actes de dévotion.
Une autre façon de contempler les vertus des êtres Éveillés est de lire l'histoire de leur vie, que ce soit celle du Bouddha lui-même ou, par exemple, celle de Milarépa, le yogi éveillé de la tradition du bouddhisme tibétain. On peut aussi contempler les qualités des bouddhas au moyen d'exercices de visualisation, comme les a particulièrement développés le bouddhisme tibétain, en faisant apparaître une vive image mentale d'un bouddha ou d'un bodhisattva, une sorte de vision archétypale de celui-ci. Pour résumer très brièvement, pendant ces pratiques, on voit cette forme visualisée d'une façon de plus en plus éclatante, de plus en plus merveilleuse et l'on se sent peu à peu comme mêlé à elle, notre cœur fusionnant avec le cœur du bouddha ou du bodhisattva, le cœur de l'Éveil. De cette façon, on contemple, on assimile, et on ne fait plus qu'un avec les vertus des Tathâgatas.
Sans trop même entrer dans les détails traditionnels, il n'est pas difficile de comprendre comment la bodhicitta peut apparaître sur la base de ces quatre facteurs. Grâce à la remémoration des bouddhas, nous devenons convaincus que l'Éveil est possible. Ils ont atteint l'Éveil, pourquoi pas nous ? Ces réflexions éveillent énergie et vigueur. Puis, voyant les défauts de l'existence conditionnée, voyant qu'elle est impermanente, insatisfaisante et de façon ultime non-réelle, nous nous détachons du monde. La tendance, le courant de notre existence commence à couler en direction de l'Inconditionné. Puis, par l'observation des souffrances des êtres sensibles, en imagination ou dans la réalité, apparaît la compassion. Nous avons cessé de ne penser qu'à notre propre libération : nous voulons aussi aider les autres. Puis, en contemplant les vertus des tathâgatas, leur pureté, leur paix, leur sagesse, leur amour, nous sommes graduellement assimilés à eux et nous approchons du but de l'Éveil.
Lorsque ces quatre facteurs (énergie, détachement, compassion et « ne faire qu'un » en quelque sorte avec les bouddhas) commencent à s'unir dans notre cœur, la bodhicitta apparaît, l'éveil du cœur est atteint. Un bodhisattva est né.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.