La tradition du Mahâyâna prend en compte cette nature dynamique de la bodhicitta en faisant une distinction entre la bodhicitta « absolue » et la bodhicitta « relative ».
Il vaut mieux reconnaître tout de suite que l'on ne peut pas dire grand-chose à propos de la bodhicitta absolue. Dans son essence ultime, elle est au-delà de la pensée et au-delà de la parole. Mais certains grands maîtres ont cependant, en toute première approche, quelque chose à dire à son sujet : ils disent, par exemple, qu'elle est de la nature de la shunyata, de la vacuité, c'est-à-dire qu'elle est identique à la réalité ultime. Elle est imprégnée de l'essence de la compassion. Elle n'est pas un absolu gris, sans caractéristique ou inerte, elle vibre de la vie et de l'activité spirituelles que l'on nomme la compassion. Elle est comme une pure lumière, rayonnante et immaculée. Elle ne peut être ni touchée, ni salie, ni secouée. Qui plus est, elle transcende tant l'espace que le temps. Très mystérieux ! Disons seulement que même la bodhicitta absolue, bien qu'identique à la réalité elle-même, et donc au-delà du changement (ou plutôt au-delà de l'opposition entre changement et non-changement) n'est pas une chose statique et fixe (en fait, ce n'est pas du tout une « chose »).
La bodhicitta relative est plus compréhensible, plus accessible. On pourrait dire que c'est le reflet de la bodhicitta absolue dans la toile de l'existence conditionnée, le flot du temps, le processus cosmique. Nous devons ici toujours à être attentifs aux limites de l'imagerie : alors qu'un reflet n'est pas réel (la lune n'est pas réellement dans la flaque), la bodhicitta relative est vraiment dans les personnes en lesquelles elle semble apparaître, du fait du reflet en elles de la bodhicitta absolue. Et c'est une force active à l'œuvre dans le monde. C'est pour cela que la traduction « volonté d'Éveil » semble appropriée, spécialement quand on fait référence à la bodhicitta relative comme étant distincte de la bodhicitta absolue.
Le fait que la bodhicitta absolue et la bodhicitta relative partagent le même nom prête à confusion, leur nature étant si différente. Là encore, on rencontre la difficulté à trouver des termes appropriés. Il y a deux possibilités : soit utiliser des termes différents laissant ainsi entendre que les deux bodhicittas sont complètement différentes, soit utiliser le même terme, suggérant par là qu'elles sont identiques. Parler de bodhicitta absolue et de bodhicitta relative est opter pour l'identité, tandis que leur donner des noms bien différents serait aller vers l'autre extrême et opter pour la différence. La difficulté vient en partie, peut-être, de l'utilisation du terme « absolu ». La traduction de paramartha bodhicitta en bodhicitta absolue ne devrait pas suggérer l'existence d'un absolu unitaire, philosophique dans lequel tout doive être incorporé dans un sens hégélien. Paramartha bodhicitta, traduit littéralement, veut dire « bodhicitta dans son sens le plus élevé », ce qui rend les choses un peu plus claires.
Ces considérations sont d'une grande importance. On pourrait dire que la bodhicitta relative représente la voie, et la bodhicitta absolue le but. Dire que les deux sont identiques, comme dire que les deux sont différentes, est une grave erreur ; en fait, cela revient à détruire ce sur quoi la vie spirituelle est fondée. Elles ne sont ni identiques ni différentes. Parler de samvrtti bodhicitta et de paramartha bodhicitta est peut-être la meilleure des solutions possibles, permettant de concevoir à la fois l'identité et la différence, l'unité étant évoquée par le même nom et la différence par les adjectifs différents.
Un effet de la distinction entre la bodhicitta absolue et la bodhicitta relative est de suggérer que la réalité vers laquelle nous progressons ne nous est de façon ultime pas étrangère ; nous ne lui sommes de façon ultime pas étrangers non plus, même si pour le moment nous progressons vers elle et semblons être différents d'elle. Vous ne pourriez progresser vers elle si vous n'aviez quelque affinité avec elle. Plotin, le néoplatonicien, dit que l'œil ne pourrait pas voir le soleil s'il n'y avait pas quelque chose comme le soleil dans l'œil. De la même façon la bodhicitta ne pourrait pas apparaître en nous s'il n'y avait pas déjà en nous quelque chose comme elle.
L'Éveil de la foi dans le Mahâyâna, une œuvre chinoise du Vème siècle, parle du réel et du non réel comme se parfumant l'un l'autre. Un peu d'absolu s'accroche à nous en dépit de tout, et ce n'est pas quelque chose que nous pouvons essuyer, tout comme des particules infinitésimales de parfum adhèrent à notre peau quand nous nous sommes parfumé. Le but que nous nous efforçons d'atteindre, en tant que bouddhistes, ne nous est donc pas complètement étranger ; nous avons une affinité intérieure avec lui, aussi profondément cachée soit-elle. Sans cette affinité, nous ne pourrions pas atteindre le but. En un sens, la bodhicitta absolue est la dimension absolue de quelque chose qui est déjà présent en nous et dont nous faisons l'expérience sous une forme relative ou limitée. L'atteinte de la vue pénétrante du transcendant n'est pas l'irruption en nous de quelque chose qui nous est complètement étranger, mais une manifestation, au niveau de notre activité mentale consciente, de quelque chose que, dans un sens bien plus profond, nous sommes.
C'est là utiliser le langage de l'immanence, ce qui devrait toujours être accompagné d'un avertissement, pour notre santé spirituelle. On peut peut-être dire que la bouddhéité est immanente en nous en tant que potentiel, mais pour réaliser ce potentiel nous devons faire plus qu'en prendre conscience. Pour la plupart d'entre nous, ce sera un processus nécessitant énormément de temps et d'effort. Le but de la bouddhéité peut être compris en termes de temps tout comme en termes d'espace. C'est pourquoi l'on pense généralement à l'Éveil comme étant la culmination d'un processus, ce qui implique qu'à un certain niveau l'Éveil lui-même est un processus.
Le fait est qu'il n'est pas facile de réconcilier le langage du temps avec le langage de l'espace. La bodhicitta absolue est la bodhicitta non pas en dehors du temps de façon littérale, mais conçue en termes d'espace, c'est-à-dire fixe, permanente, non changeante. La bodhicitta relative est la bodhicitta conçue en termes de temps, ce qui implique le changement. Quand on pense à la réalité ultime en termes d'espace, on y pense comme étant la bodhicitta absolue. Quand on y pense en termes de temps, on y pense comme étant la bodhicitta relative. Mais elles sont vraiment les mêmes, ou plutôt, elles ne sont « pas deux », ainsi qu'il est traditionnellement dit, tout comme il est dit que le samsara et le nirvana ne sont « pas deux ». D'un côté, l'Éveil est atteint de toute éternité, d'un autre côté il est éternellement en voie d'être atteint, et de façon ultime les deux coïncident.
La bodhicitta est donc plus qu'une simple « pensée » d'Éveil. Elle a une nature transcendante, supra-individuelle. Sa nature dynamique est reflétée dans la traduction « volonté d'Éveil ». Mais cette volonté d'Éveil n'est pas plus l'action de la volonté individuelle de quelqu'un qu'elle n'est la pensée individuelle de quelqu'un. Allant à tâtons avec les mots, on pourrait penser à la bodhicitta comme à une sorte de volonté cosmique (il est très important de ne pas prendre ceci littéralement, scientifiquement, mais plutôt poétiquement). La bodhicitta est une volonté œuvrant dans l'univers dans la direction de la rédemption universelle : la libération, l'Éveil, de façon ultime, de tous les êtres sensibles. On peut même penser à la bodhicitta comme à une sorte d'« esprit d'Éveil », immanent dans le monde et conduisant les individus vers des niveaux toujours plus élevés de perfection spirituelle.
Ceci rend bien clair le fait que des personnes individuelles ne possèdent pas la bodhicitta ; si vous la possédez, ce n'est pas la bodhicitta, vous avez attrapé quelque chose d'autre. C'est la bodhicitta qui possède les personnes. Et celles dont la bodhicitta prend possession, en quelque sorte, celles en qui cette bodhicitta apparaît, ou en qui elle se manifeste, deviennent des bodhisattvas, c'est-à-dire qu'elles vivent pour l'Éveil : elles s'efforcent de réaliser, pour le bien de tous, les potentialités les plus hautes contenues dans l'univers.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.