On peut penser à l'histoire du bouddhisme comme à un processus de solidification et de dissolution de concepts. Un concept, utilisé à l'origine pour exprimer une expérience spirituelle, en vient à être « solidifié », puis à être identifié à sa forme solidifiée à un point tel qu'il ne réfère plus vraiment à l'expérience spirituelle qu'il était censé exprimer à l'origine. Quand cela se produit, il y a alors inévitablement une protestation, qui aboutit à une nouvelle conceptualisation. Mais la protestation est radicale dans son vrai sens, celui du retour aux racines ; elle affirme réellement la même chose que le concept solidifié avait à l'origine l'intention d'affirmer.
Si l'on pense en termes historiques, l'Entrée dans le courant peut être identifiée comme un concept qui se solidifia et fut nié par la protestation du Mahâyâna, lequel produisit alors le concept de l'apparition de la bodhicitta. Considérée ainsi, selon les termes du Mahâyâna, l'apparition de la bodhicitta en tant qu'expérience spirituelle vient après l'Entrée dans le courant, et à un stade plus élevé de notre carrière spirituelle. Mais ceci vient d'une dévaluation du but de l'état d'arahant, et donc de l'Entrée dans le courant comme étape importante sur la voie vers le but.
Tous les mahâyânistes n'ont pas le même point de vue sur l'état d'arahant. Certains le voient comme une étape sur la voie vers l'Éveil suprême, l'idée étant que, une fois que l'on est devenu arahant, on s'éveille à la possibilité d'un stade plus élevé de développement, et l'on progresse, en tant que bodhisattva, vers la bouddhéité. Mais d'autres écoles du Mahâyâna voient l'état d'arahant comme une sorte de cul-de-sac spirituel. Elles nous avertissent que, dès le début, on devrait faire attention à ne pas suivre cette voie car, même si l'on peut s'éveiller grâce à elle, on s'est fermé de façon permanente à la possibilité de la réalisation transcendante supérieure d'un bouddha. Elles disent en fait que devenir un arhant est une erreur. Plus simplement, nous pouvons dire qu'à tous les stades de la voie il est important de se méfier de l'individualisme spirituel.
La voie de l'arahant peut aussi être perçue comme une version atténuée de ce qui était présenté plus pleinement dans la voie du bodhisattva. On peut penser au « Hînayâna » et au « Mahâyâna » comme allant si l'on peut dire l'un à côté de l'autre plutôt que l'un après l'autre, l'un étant une description plus condensée et l'autre une description plus élaborée de la même voie spirituelle. L'individualisme spirituel n'est certainement pas le message du canon pâli. On peut en fait considérer que le Mahagovinda Sutta du Digha Nikaya suggère quelque chose comme la bodhicitta. Il insiste particulièrement sur la pratique des quatre brahma viharas qui, dans le Mahâyâna, précède souvent le développement de la bodhicitta. On peut en particulier considérer la pratique de méditation du metta-bhavana, le développement de la bienveillance, comme une graine à partir de laquelle la bodhicitta peut se développer. La metta est essentiellement le souhait que tous les êtres vivants soient heureux, et le plus grand bonheur est l'Éveil. Ressentir de la metta est donc, ultimement, souhaiter que les autres atteignent l'Éveil, et faire tout ce que l'on peut pour que cela se produise. Ainsi, le metta-bhavana implique la bodhicitta, et peut être vu comme une indication de la forme des choses à venir dans le Mahâyâna.
En bref, cette approche historique suggère que, dans une perspective purement spirituelle, autant que l'on puisse en juger, ce que l'on entendait à l'origine par « Entrée dans le courant » est plus ou moins la même chose que ce que l'on entend par l'apparition de la bodhicitta. Sans une compréhension de la différence entre la perspective historique et la perspective spirituelle, il est impossible de résoudre les innombrables différences, réelles et apparentes, entre Hînayâna et Mahâyâna. L'expression « apparition de la bodhicitta » ne peut être séparée des circonstances historiques dans lesquelles elle a vu le jour. Il y a autour d'elle toutes les associations du Mahâyâna, qui fit ressortir les implications universelles - voire cosmiques - du bouddhisme bien plus complètement que la forme d'origine du bouddhisme.
C'est pour cela que dans certaines circonstances il semble approprié d'utiliser le terme « bodhicitta » au lieu de l'expression « Entrée dans le courant ». Même si en un sens les deux idées sont interchangeables, elles en sont venues à exprimer des aspects différents de la même expérience, en partie en raison de leurs associations historiques. Leur dénotation est la même mais leurs connotations sont différentes. Au cours de l'histoire du bouddhisme, de nombreux termes ont acquis une richesse de connotations supplémentaires, de sorte qu'un terme finit par être plus approprié qu'un autre dans un contexte particulier, ou en ce qui concerne un aspect particulier de la vie spirituelle. On ne peut pas ignorer le développement doctrinal historique ; en même temps, on ne doit pas le prendre trop littéralement ou selon ses propres termes.
Les connotations de l'expression « Entrée dans le courant » sont en un sens plus individuelles, voire individualistes, parce qu'elle semble faire référence à un accomplissement du soi, même si cet « accomplissement » est une libération du sens d'ego. La bodhicitta est plus explicitement en dehors de la notion d'ego ; en tant que volonté d'Éveil pour le bien de tous, elle fait référence aux autres êtres vivants. Mais ce n'est que pour des raisons historiques qu'un terme semble mieux se référer que l'autre à un aspect particulier de la totalité de l'expérience. Tous ces différents termes - car ces deux termes sont deux parmi de nombreux autres - sont relatifs à une expérience spirituelle, et gravitent autour. Tout comme l'Entrée dans le courant représente votre Entrée dans le courant, sans qu'il y ait de « vous » pour y entrer, la bodhicitta représente un travail pour le bien de tous les êtres sensibles, tout en réalisant qu'il n'y a pas d'êtres sensibles à sauver. En d'autres termes, les deux impliquent une transcendance des concepts de « soi » et des « autres ».
Il n'y a pas grand intérêt à tenter de corréler tous les détails des deux voies comme a pu le faire la tradition bouddhique ; elles se sont développées séparément, sans référence l'une à l'autre, au fil de nombreux siècles. Il faut nous satisfaire d'une corrélation générale, d'une compréhension du principe ou de l'esprit exprimé sous-tendant. Par exemple, le Mahâyâna insiste sur le fait que la sagesse et la compassion sont inséparables. Cela semble être en contraste direct avec les enseignements traditionnels du « Hînayâna » qui semble parfois décrire un chemin de sagesse avec peu ou pas de référence à la compassion, mais c'est très cohérent avec la vie et l'enseignement mêmes du Bouddha.
Nous pouvons ne pas pouvoir corréler point par point les enseignements de l'Entrée dans le courant et de l'apparition de la bodhicitta, mais il nous faut pouvoir les corréler dans une certaine mesure, dans l'intérêt de nos propres vie et développement spirituels. Sans cela, nous nous trouverons dans la situation impossible d'avoir à choisir entre le « Mahâyâna » et le « Hînayâna », entre l'idéal du bodhisattva et l'idéal de l'arhant, comme s'ils représentaient des voies différentes. En fait, il n'y a qu'une voie pour tous, comme le souligne le Soûtra du Lotus. La voie de ce que l'on appelle l'arhant et la voie de ce que l'on appelle le bodhisattva sont simplement des façons différentes de considérer cette même et unique voie.
Nous pouvons penser à l'expérience comme ayant de multiples facettes, l'Entrée dans le courant étant une des facettes et l'apparition de la bodhicitta étant une autre. Pour une personne, l'Entrée dans le courant peut être le premier aspect de la totalité de l'expérience qu'elle contacte, tandis qu'une autre personne pourra commencer avec l'apparition de la bodhicitta, et avancer à sa façon vers l'Entrée dans le courant.
Et l'Entrée dans le courant elle-même est une expérience aux multiples facettes. Selon la tradition, il y a dix entraves qui nous tiennent éloignés de l'Éveil, et lorsque nous brisons les trois premières d'entre elles, nous atteignons l'Entrée dans le courant. Mais l'Entrée dans le courant est aussi décrite comme le développement de la vue pénétrante dans la nature du transcendantal. Est-ce que, donc, vos brisez les entraves et développez ainsi la vue pénétrante, ou est-ce que vous développez la vue pénétrante et brisez ainsi les entraves ? C'est impossible à dire ; les deux sont des aspects différents de la même chose. Vous pouvez aller de la vue pénétrante au fait de briser les entraves, ou du fait de briser les entraves à l'atteinte de la vue pénétrante, selon l'aspect vers lequel vous tournez votre attention.
C'est la nature du progrès sur la voie spirituelle, à tous les stades. Si vous commencez par développer la foi, tôt ou tard il vous faudra développer la qualité qui l'équilibre, la sagesse, et vice-versa. Et si vous avez développé beaucoup de foi et peu de sagesse, vous semblerez être très différent d'une personne qui a développé beaucoup de sagesse mais peu de foi. Finalement, lorsque vous aurez tous deux développé la faculté équilibrante, il sera plus évident que vous êtes sur la même voie, mais tant que ce n'est pas le cas vous semblerez poursuivre des voies très différentes (traditionnellement appelées la voie du suivant-de-la-doctrine et la voie du suivant-de-la-foi).
Le danger qu'il y a à comparer les gens en termes de leur progrès spirituel est que l'on peut comparer les qualités d'une personne avec les faiblesses d'une autre. On doit être particulièrement vigilant à ne pas attacher trop d'importance à ce qui se trouve être nos qualités particulières. Il est impossible de comprendre les gens rapidement ou aisément. Nous travaillons tous à différents aspects de nous-mêmes, et il peut s'écouler des années avant que nous ne comprenions ce qui se passe. La chose principale est que nous soyons tous en train de développer un aspect de nous-mêmes.
Pour revenir à notre thème principal, donc, comment procède-t-on pour cette sorte de développement ? Comment devient-on un bodhisattva ? Cela se produit par l'apparition de la magnifique bodhicitta ; mais comment la bodhicitta en vient-elle à se manifester en nous ? Ceci est très mystérieux. Dans son Bodhicaryavatara (La Marche vers l'éveil), Shantideva dit que c'est comme si un aveugle trouvait de nuit un joyau extraordinaire dans un tas d'ordures. C'est aussi merveilleux et aussi inattendu que cela. Qui penserait qu'un aveugle fouillant un tas d'ordures en pleine nuit trouverait un joyau extraordinaire ? De la même manière, qui penserait que, alors que nous vivons dans le monde, gagnant notre argent, élevant nos enfants, allant peut-être une fois par semaine à notre classe de méditation, la bodhichitta puisse un jour apparaître en nous ?
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.