Parler de la volonté d'Éveil est peut-être un peu comme parler de la volonté de Dieu pour un chrétien. C'est quelque chose de très mystérieux. Vous pouvez dire que votre propre volonté est mélangée avec la volonté d'Éveil. Mais ce n'est pas comme devenir une machine passive manœuvrée de l'extérieur. La bodhicitta est vous mais vous avez cessé d'être quelque chose de phénoménal. Vous avez été transformé en quelque chose de transcendant ou quelque chose de transcendant a germé en vous.
Si vous aimez énormément une personne, qu'elle vous demande de faire quelque chose et que vous le faites, est-ce qu'accomplir cette tâche est votre volonté ou la sienne ? C'est difficile à dire. Ce qui arrive est que vous faites de sa volonté la vôtre. Ce n'est pas comme si cette personne vous dominait et vous utilisait comme une sorte de marionnette. Sa volonté se mélange à la vôtre. Et si vous pensez que cette personne est plus développée spirituellement que vous ne l'êtes vous-même, quand elle vous demande de faire quelque chose qui donnera une nouvelle direction à votre vie spirituelle, vous prenez réellement sa volonté comme vôtre. Ce n'est pas comme si vous vous soumettiez. Vous embrassez vraiment sa volonté de façon à ce qu'elle devienne la vôtre. Ce n'est pas que vous ne faites pas ce qu'elle veut que vous fassiez ; non, vous faites ce que vous voulez faire. C'est seulement que l'initiative est venue de l'autre personne. En un certain sens, elle vous a montré ce que vous vouliez vraiment faire.
Élevons ceci à son plus haut degré et supposons que la personne qui vous demande de faire quelque chose est un Bouddha. Si vous faites ce que le Bouddha veut, faisant vôtre la volonté du Bouddha, cela s'approche de très près de la manifestation de la bodhicitta dans une personnalité empirique. Ce n'est pas une prise de pouvoir mécanique ; votre volonté est transformée en bodhicitta. Non seulement votre volonté mais vos pensées et vos émotions aussi, vous êtes transformé en bodhicitta. Dans la mesure où une dimension transcendante est entrée dans votre existence, dans cette mesure votre être phénoménal est transformé en l'être d'un bodhisattva, dans cette mesure vous devenez un être d'Éveil. Ce changement n'est un simple raffinement, c'est un changement, un déplacement complet. En un sens, la bodhicitta n'a rien à voir avec vous, même à ce moment-là. Vous offrez la base à partir de laquelle elle se manifeste, mais une fois qu'elle s'est manifestée, elle devient, curieusement, mélangée avec vous, ou avec elle. Nous n'avons pas vraiment de mots pour décrire ce qui se passe.
Les soûtras du Mahâyâna ne cessent de chanter les louanges de la bodhicitta. Dans le soûtra Gandavyuha par exemple, il y a des centaines d'illustrations comparant la bodhicitta à une mine d'or, au soleil, à la lune... On a l'impression que pour l'auteur de ce soûtra la bodhicitta était absolument tout ; elle est chantée et louée, presque comme si c'était une divinité. On n'a certainement pas l'impression que c'est l'idée ou la pensée de quelqu'un. On a l'impression de quelque chose de vaste, de cosmique, de sublime, qui descend en ceux qui lui sont réceptifs, les pénètre ou les possède.
En tant que bouddhistes occidentaux nous avons besoin d'apprendre à rencontrer les riches images de la tradition bouddhique. Pour le moment, bien sûr, pour la plupart d'entre nous, ce sont les images chrétiennes qui nous viennent à l'esprit en premier. Dans la vie courante, même en tant que bouddhistes, nous utilisons souvent des phrases d'origine biblique. Nous disons, par exemple « le fils prodigue est revenu », ce qui vient tout droit des Évangiles, sans y penser consciemment tant la phrase est intégrée dans notre langage et notre littérature. Mais ceci ne s'est pas encore produit avec les images et expressions des écritures bouddhiques. Elles ne se sont même pas encore infiltrées dans le langage de ceux qui sont bouddhistes depuis de nombreuses années. Pour le moment, nous ne ferons probablement pas référence, par exemple, à la parabole de la maison en flammes ou à la parabole du fils égaré de son père habile et compassionné. Les symboles et les images des écritures bouddhiques ne font pas encore partie de notre mentalité. Mais il y a une vaste réserve de matériel non exploité. Lire les écritures ne suffit donc pas ; elles doivent devenir partie intégrante de toute notre façon de penser, de ressentir, d'expérimenter. Cela ne se passera probablement pas avant des générations, mais peut-être pouvons-nous commencer, en recherchant des images qui donnent vie à notre compréhension du bouddhisme, à notre compréhension de l'apparition de la bodhicitta par exemple.
Nous ne devons pas considérer la bodhicitta comme une sorte de doctrine ou de théorie. C'est un mythe, dans le sens où elle fait référence à une expérience transcendante que l'on ne peut pas décrire de façon adéquate en termes de concepts. C'est quelque chose qui nous émeut, nous remue à un niveau bien plus profond que celui de l'intellect ou de la conscience ordinaire.
Le mot mythe, comme je l'entends ici, ne veut pas dire quelque chose de faux ou d'imaginaire. On peut penser qu'un mythe est une histoire à propos de dieux ou de déesses, et d'un côté c'est vrai, mais nous devons nous demander ce que sont ces dieux et ces déesses, ou ce qu'ils représentent. Ce sont des êtres, des pouvoirs, ou des forces qui existent à un autre plan, à un autre niveau d'être. Quand notre vie est inspirée par une dimension mythique, nous faisons ressortir sur le plan historique quelque chose qui a une signification archétypale. La bodhicitta, pourrait-on dire, est le mythe qui inspire la communauté spirituelle bouddhiste.
Quoi que puisse comprendre la conscience rationnelle, conceptuelle, orientée vers l'histoire, il y a une dimension imaginaire ou archétypale de la vie qui échappera toujours à la conscience rationnelle. Nous pouvons ici faire une analogie avec notre vie onirique. Nous pouvons avoir en rêve une vie riche et vivante, davantage, parfois, que notre vie éveillée. Si nous devions parler complètement de nous-même, nous devrions décrire non seulement notre vie éveillée mais aussi notre vie onirique ; mais de façon significative, ceci, pour la plupart d'entre nous, est très difficile à faire. Nous ne nous souvenons pas souvent de nos rêves, et quand nous rêvons nous nous souvenons rarement de notre vie éveillée. Ces vies se poursuivent plus ou moins séparément, sur des plans différents. De la même façon, quand nous méditons beaucoup, il se peut qu'il ne se passe pas grand-chose sur le plan matériel (on peut être en retraite et ne pas avoir grand-chose à « faire »), mais il se passe beaucoup de choses sur cet autre plan d'existence qu'est la conscience méditative.
Si notre expérience intérieure trouve une expression collective dans un mouvement spirituel, on peut penser à ce mouvement comme ayant une vie onirique ou une vie mythique qui lui est propre. Peut-être a-t-il vraiment une existence sur un autre niveau. En fait, si ce n'était pas le cas, si ce n'était qu'une organisation sur le plan matériel, il dépérirait rapidement. Il doit avoir des racines très profondes - des racines dans le ciel.
Un mythe apparaît quand des gens ont des sentiments très forts à propos de quelque chose, des sentiments qui ne sont pas soutenus de façon adéquate par l'état des choses. Les bouddhistes du Mahâyâna, semble-t-il, ont ressenti le besoin de créer un mythe qui puisse refléter non seulement leurs émotions positives mais aussi les vérités les plus élevées du bouddhisme. Incapables de se nourrir du pain sec (ainsi le considéraient-ils) de l'Abhidharma, il leur fallait croire dans la sorte de bouddhisme que ces mythes représentaient. Il ne faut donc pas penser que les mahâyânistes décidèrent, de façon rationnelle, qu'il était grand temps d'avoir un peu de mythe dans le bouddhisme. Leurs mythes émergèrent par nécessité spirituelle. La création de ces mythes fut, comme c'est le cas pour tous les mythes, un processus collectif plutôt qu'individuel. Et les mythes ne venaient pas de nulle part ; il y avait des éléments dans les enseignements de l'époque même du Bouddha sur lesquels les créateurs de mythes pouvaient construire. Le canon pâli est très riche en éléments mythiques et légendaires, bien que le Théravada moderne ait tendance à ignorer cet aspect de sa littérature.
En fait, dans le canon pâli on peut même voir des mythes en train d'émerger. Il y a un épisode, dans le Mahaparinibbana du Digha Nikaya dans lequel Ananda demande au Bouddha s'il va vraiment atteindre le parinirvana dans la petite ville en torchis de Kusinara. Ne pourrait-il trouver un lieu plus distingué ? Mais le Bouddha dit : « Ne dis pas cela, Ananda. C'était auparavant la capitale d'un très grand royaume. » Et un autre sutta du Digha Nikaya, le Mahasudassana Sutta, nous présente une version clairement amplifiée de ce même épisode, incluant une imagerie proche de celle du Mahâyâna. Les Sukhavati-vyuha sutras du Mahâyâna peuvent être considérés comme prenant la suite de ce sutta ; certaines références, concernant par exemple des rangées d'arbres de joyaux, sont en fait très similaires.
La question qui se pose à nous maintenant est de savoir comment nous pouvons renouveler cette dimension mythique. Comment, en tant que bouddhistes occidentaux, allons-nous nous engager dans la création de mythes ? D'un côté, nous avons toute la tradition bouddhique et la mythologie de la culture occidentale pour nous inspirer. De l'autre, nous avons tellement de connaissances théoriques entravant cette inspiration. La création de mythes dépendra de nos propres sentiments et aspirations profondes, sentiments allant au-delà de notre situation personnelle du moment, et même de la condition actuelle du monde. Si nous avons ces sentiments et ces aspirations, ils auront finalement besoin d'être projetés sous une forme objective, en tant que mythes. Entre temps, il est important de reconnaître des mythes tel que celui de la bodhicitta pour ce qu'ils sont, et d'apprécier la signification de leur statut de mythe.
Il n'y a pas d'image pour la bodhicitta dans les écritures pâlies, et le terme bodhicitta n'apparaît pas du tout dans le canon pâli. Les anciens bouddhistes semblaient considérer que l'expérience de la vue pénétrante ou de l'Éveil était pleinement décrite par un autre concept, une autre image : l'Entrée dans le courant. C'est le point où le pratiquant atteint la vue pénétrante transcendantale, et « entre dans le courant » qui mène à l'Éveil. À partir de ce point, bien que l'on doive continuer à faire un effort spirituel, on a un élan suffisant dans sa pratique pour assurer son avancée vers l'Éveil.
Les deux traditions, semble-t-il, parlent de la même chose. Mais est-ce bien le cas ? Comment le concept d'Entrée dans le courant peut-il être comparé à la conception mahâyâniste de l'apparition de la bodhicitta ?
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.