On peut souvent faire une distinction claire entre ce qu'une personne est et fait et ce qu'elle est dit ou écrit. Par exemple, un psychanalyste peut écrire tout un livre à propos de l'amour : ce que c'est, comment il se développe, comment le conserver, que faire quand les choses vont mal, et ainsi de suite. Mais, bien qu'il puisse s'exprimer si facilement à ce sujet, sa propre vie peut être loin de représenter une incarnation même de l'amour. D'un autre côté, certaines personnes sont clairement cette incarnation dans leur vie, rayonnant de gentillesse, d'affection et de bienveillance ; mais elles peuvent être incapables de l'analyser ou de mettre tout simplement des mots dessus, ou de l'exprimer d'une manière ou d'une autre, même envers ceux dont elles sont les plus proches. Entre « être » et « faire » d'un côté et l'expression verbale de l'autre, il y a souvent ce genre de gouffre.
Les mots sont toujours dans une certaine mesure ce que nous sommes, mais ils n'expriment pas nécessairement ce que nous croyons qu'ils disent, ou ce que nous souhaiterions que les autres croient qu'ils disent. Parfois, notre façon d'être est tout simplement inappropriée par rapport aux mots que nous disons. Par exemple, si quelqu'un vous demande : « Quel est le but du bouddhisme ? » et que vous dites : « L'Éveil, bien sûr, l'Éveil suprême, vous savez, l'unification de la sagesse et de la compassion au niveau le plus élevé », les mots sont corrects dans leur forme, mais votre façon d'être n'a rien à voir avec ce que vous avez dit.
On peut penser qu'il y a deux cercles, un très grand cercle qui est nos mots, et un petit cercle qui est notre être. Le but est de rendre ces deux cercles également grands. Si nos mots trop loin d'être en harmonie avec notre être, les gens le remarqueront. Emerson a dit : « Ne dites pas les choses. Pendant ce temps, ce que vous êtes se tient au-dessus de vous, et tonne pour que je n'entende pas ce que vous dites de contraire. » Parler de l'amour avec une humeur vraiment irritable, ce n'est pas communiquer l'amour, mais l'humeur irritable.
La différence entre les mots et notre façon d'être va loin : on peut déclarer que le Bouddha était, ou même est, un être pleinement Éveillé, mais il nous est difficile d'imaginer ce que cela signifie. Nous lisons qu'un bouddha connaît la réalité, qu'il est plein de compassion, sage, et ainsi de suite, mais ce ne sont que des mots. Il nous faut faire un gros effort d'imagination pour réaliser ce que les mots signifient réellement, ce qu'est un être totalement Éveillé. En fait, si nous rencontrions un être Éveillé, il y a très peu de chances que nous soyons capables de reconnaître qu'il est Éveillé.
L'expérience intérieure d'un bouddha s'exprime avant tout par ce qu'il est et ce qu'il fait, et seulement en second lieu par ce qu'il dit. Même si nous avons de nombreux récits très précis des paroles du Bouddha, même au sujet de l'Éveil, ces mots, aussi exacts soient-ils, ne pourront jamais complètement exprimer ce qu'il était. Ceci est évident dans certains épisodes décrits dans les écritures pâlies. Le Bouddha rencontre quelqu'un en chemin, peut-être pendant sa tournée d'aumônes, et, soit en réponse à une question, soit spontanément, donne quelque enseignement. Les mots sont habituellement très simples. Mais, à notre grand étonnement, nous lisons qu'en les entendant, la personne les écoutant devient Éveillée, juste comme cela.
Comment est-ce possible ? Nous ne pouvons nous empêcher de poser cette question. Après tout, nous pouvons nous-même lire ces mêmes mots des centaines de fois, et pas grand-chose ne se produit. Il peut même y avoir un tout début de compréhension, nous pouvons penser « Oui, bien sûr, évidemment, il n'y a pas de problème, là », mais nous ne monterons pas pour autant en flèche jusqu'à l'Éveil. Comment se fait-il que ces mots aient eu un effet aussi spectaculaire lorsqu'ils ont initialement été dits ? Parfois, l'auditeur s'était préparé à y être réceptif au fil de nombreuses années d'entraînement spirituel. Mais le principal facteur à prendre en considération, c'est le Bouddha lui-même. Ces mots ne sont pas simplement apparus dans les airs : c'est le Bouddha qui les a prononcés, et cela fait toute la différence. En un sens, ce qu'il a dit n'est pas l'important. Qui il était, voilà ce qui a produit l'effet.
La façon d'être des autres personnes nous affecte toujours de cette façon directe, « d'être à être ». Nous avons souvent une impression certaine d'une autre personne avant de lui avoir parlé, voire même de l'avoir vue. De la même manière, l'être du Bouddha peut toucher l'être d'une personne ordinaire, si elle est réceptive. Le Bouddha ne peut pas nous imposer son être ; il y a besoin d'un élément de coopération. Des personnes peuvent nous affecter d'une manière qui change notre état mental, mais un changement permanent ne peut venir qu'avec le développement de la vue pénétrante dans la vraie nature des choses. Même un Bouddha ne peut déclencher une vue pénétrante chez une autre personne ; il ne peut que lui donner l'occasion de la développer elle-même.
Pourrait-il faire en sorte qu'il soit plus facile à quelqu'un d'être réceptif ? On retrouve une discussion parallèle dans la théologie chrétienne : vous avez besoin de la grâce de Dieu pour être sauvé, mais vous n'êtes pas complètement passif, vous devez être capable de recevoir cette grâce. Cela signifie-t-il qu'il y a une autre grâce qui vous a rendu apte à recevoir cette grâce ? L'énigme bouddhique est plus ou moins identique : avez-vous besoin de l'aide d'un bouddha pour vous rendre capable d'être ouvert à la possibilité qu'il vous aide ? À un certain niveau, il doit en être ainsi ; mais c'est un cheminement régressif de la pensée, qu'il est peut-être préférable de ne pas faire. L'élément important est qu'il est nécessaire d'être ouvert à tout ce que le Bouddha peut donner.
On pourrait penser que pour être directement influencé par le Bouddha, il faut être en sa présence. On verra que le Mahâyâna a envisagé très sérieusement l'idée que l'on puisse décider de renaître à une période et à un endroit où l'on peut rencontrer un bouddha. Cependant, cette hypothèse n'est pas rigoureusement indispensable, car en tous cas les limitations de l'espace et du temps ne concernent vraisemblablement pas les états mentaux. On peut, avec assez d'effort et de réceptivité, se sentir en présence du Bouddha. Les pratiques de la méditation tibétaines qui incluent la visualisation d'un bouddha ou d'un bodhisattva agissent ainsi. On construit une image mentale d'un bouddha ou d'un bodhisattva ; elle est appelée le samayasattva, l'être conventionnel. Il n'apparaît pas simplement, vous devez en fait le faire apparaître, ce qui n'est pas facile à faire. Mais finalement, sur la base de cette visualisation du samayasattva, le jñanasattva ou « être de connaissance », une expérience réelle d'un bouddha ou d'un bodhisattva, peut se manifester.
De telles pratiques sont le témoignage de la vraie nature de l'enseignement du Bouddha. Qu'il ait fait de longs discours ou qu'il n'ait rien dit du tout, il a influencé les gens plus par ce qu'il était et par ce qu'il a fait que par ce qu'il a dit. L'homme lui-même, l'homme Éveillé, était le message. On pourrait même dire que le bouddhisme est le Bouddha, et que le Bouddha est le bouddhisme. Durant sa vie, beaucoup de gens devinrent Éveillés, non seulement du fait de ses paroles, lesquelles restent disponibles dans les écritures, mais du fait de sa formidable présence. Rien de ce qu'il a dit n'exprime de manière adéquate ce qu'il était. Voilà ce que dit réellement l'histoire des feuilles de simpala : ce que le Bouddha a dit et ce qu'il était sont deux choses incommensurables.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.