Comment donc ceux qui se sont nommés les mahâyânistes ont-ils pu tant ternir leurs amis bouddhistes ? Ceci nous ramène à une question que nous nous étions posés antérieurement. Quelle est la différence entre l'éveil du Bouddha et l'éveil de ses disciples ? Se pourrait-il que l'idéal de l'éveil puisse dégénérer ?
Au début, il y avait la bouddhéité. L'idéal que le Bouddha montra à tous les hommes et à toutes les femmes était l'atteinte de l'éveil, comme lui l'avait fait. Quand ses disciples atteignaient ce but, comme beaucoup le firent, le Bouddha ne distinguait pas, semble-t-il, le contenu de leur éveil par rapport au sien. On rapporte qu'il a dit : « Ô moines, je suis libéré de tout lien, humain comme divin. Vous aussi êtes libérés de tout lien, humain comme divin », ce qui suggère qu'il voyait leur éveil comme identique au sien. L'unique différence était que le Bouddha réalisa la vérité le premier, et que les disciples le firent ensuite en suivant les enseignements du Bouddha (si bien que leur éveil fut qualifié d'anubodhi, ou « éveil postérieur »).
La découverte par le Bouddha de la voie de l'éveil fait qu'il est unique ; une singularité particulière est liée au pionnier parce qu'il est le premier, il définit le « modèle ». Mais si les arahants ont atteint exactement ce que le Bouddha avait atteint, pourquoi le Bouddha leur a-t-il autant manqué après sa mort ? Les écritures donnent l'impression que le Bouddha avait vraiment quelque chose que ces disciples éveillés n'avaient pas. Il semble avoir eu une personnalité imposante et plus de caractère que les autres, même s'ils étaient tous égaux quant à l'éveil. La doctrine plus tardive du Mahâyâna dit qu'en accord avec son punya, son mérite, le Bouddha avait une apparence extrêmement impressionnante en taille et carrure, en beauté et dignité, et qu'il avait une belle voix. Tout ceci ne le rendait pas plus sage, mais donnait à sa sagesse un instrument efficace, qui aurait pu lui donner une plus grande influence.
Dans les écritures pâlies, des arahants comme Sariputta sont parfois montrés comme enseignant avec grand succès, mais le Bouddha semble avoir eu de loin la plus grande habilité à communiquer. Pour autant que l'on puisse dire, certains des disciples éveillés ne communiquaient guère. Peut-être n'avaient-ils pas ce don. Mais ce fait serait une contradiction pour la tradition tardive du Mahâyâna, qui en arrive à considérer le don de communication comme faisant presque partie intégrante de l'Éveil, un aspect de l'upaya du Bouddha, de ses « moyens habiles ». Cela suggère que si vous êtes Éveillé, vous serez capable de communiquer votre expérience de manière effective, et vous voudrez le faire ainsi. Si vous avez la sagesse, vous aurez également la compassion.
Peut-être pourrait-on conclure que le Bouddha était simplement plus éveillé. L'éveil n'est pas un point final. Nous avons tendance à y penser comme à un état fixe que l'on atteint et dans lequel on reste, mais peut-être devrait-on y penser en termes de développement perpétuel. Au-delà d'un certain point, nous ne pouvons plus suivre le Bouddha : le Dhammapada l'appelle « celui qui est sans trace » (v. 179), mais le point où il disparaît de notre vue n'est pas nécessairement le but ; des perspectives plus lointaines peuvent exister au-delà.
Cependant, les générations passant, les bouddhistes en vinrent à ressentir une différence entre l'Éveil du Bouddha et l'expérience des Éveillés suivants (les arhants, ou « méritants »). Le Bouddha avait été un pionnier, redécouvrant le Dharma à une époque où celui-ci était perdu, et l'idée se développa que pour ce faire il s'était qualifié en pratiquant les paramitas ou « perfections » pendant un nombre incalculable de vies. N'ayant pas cette tâche à accomplir, les arahants n'avaient pas besoin de passer par une telle période d'entraînement intensif, si bien que le résultat était moindre que celui d'un Bouddha. Tel était le raisonnement.
Pendant ce temps, durant la centaine d'années qui suivirent le parinirvana du Bouddha, il semble qu'il y ait eu une sorte d'ossification de l'idéal de l'Éveil, ou plutôt de la compréhension de cet idéal. Il semble qu'au fil de ces années, l'idéal de l'arahant ait dégénéré pour devenir une étroite conception individualiste de l'Éveil. La façon bouddhique originelle de voir les choses était probablement plus ouverte et plus fluide. Les premières écoles bouddhistes en vinrent à caricaturer leur propre conception des arahants sous la forme de personnages froids et sans émotion, et les mahâyânistes tendirent à hériter de cette attitude. Cependant, les mahâyânistes n'étaient pas satisfaits d'une conception représentant ainsi l'idéal le plus élevé de l'esprit originel de l'enseignement du Bouddha. C'est ce qui conduisit à une toute nouvelle phase de l'histoire du bouddhisme, et à l'origine de ce qui en vint à être appelé l'idéal du bodhisattva.
De façon ultime, on ne peut concevoir l'Éveil comme étant uniquement pour soi ou bien uniquement non pour soi, uniquement pour les autres ou bien uniquement non pour les autres. Il est impossible de dissocier l'aspect personnel de l'aspect altruiste du développement spirituel. Mais les mahâyânistes virent une nécessité de distinguer les deux courants, et de critiquer les autres écoles en les appelant « Hînayâna », une voie moindre qui limitait l'idéal de l'Éveil à son aspect individuel. Certains des soûtras du Mahâyâna n'ont pas seulement promu l'idéal du bodhisattva, ils sont plus loin, en présentant l'idéal de l'arahant comme inférieur en moi-même. Dans le Vimalakirti-nirdesha (L'enseignement de Vimalakirti) par exemple, Shariputra est représenté comme une sorte de personnage borné, dont le littéralisme est moqué en permanence par le mahâyâniste Vimalakirti, ceci bien que la sangha bouddhiste d'origine ne peut être identifiable à ce qui en vint à être appelé le Hînayâna.
Pourquoi les écrivains du Mahâyâna ont-ils eu recours à de telles tactiques ? La raison peut être retracée jusqu'à quelque chose de relativement simple, mais qu'il nous est peut-être difficile à comprendre. Le concept d'évolution historique était étranger aux gens de l'Inde ancienne. Il nous est naturel de penser en termes de progression historique, si naturel qu'il nous est difficile de ne pas le faire, mais ce n'était pas chose naturelle pour les bouddhistes de l'Inde ancienne. Face à l'idéal de l'arahant tel qu'il était présenté, et qu'ils trouvaient inacceptable, ils devaient accepter qu'il ait été réellement enseigné par le Bouddha. Il ne leur était pas possible de penser que le Bouddha avait en fait enseigné quelque chose de différent, et que cet enseignement avait dégénéré au fil du temps, aboutissant à cet idéal plutôt négatif. Il leur fallait concevoir toute évolution comme étant survenue durant la vie du Bouddha lui-même, et tous les différents enseignements et idéaux comme ayant été prêchés par le Bouddha.
Ils comprirent cette divergence en pensant que le Bouddha, confronté à des gens de capacités spirituelles différentes, avait enseigné à ceux-ci des idéaux différents. Comme ils le concevaient, le Bouddha avait enseigné l'idéal de l'arahant tels qu'ils le comprenaient, mais uniquement en tant qu'enseignement provisoire, destiné à ceux qui étaient comparativement peu développés. À ceux qui étaient prêts pour un enseignement avancé, il avait enseigné l'idéal du bodhisattva. Cette explication rationnelle est l'un des thèmes majeurs de nombre de textes bien connus du Mâhâyana.
Avec l'arrivée de l'école T'ien-tai au VIème siècle en Chine, une perspective plus historique apparut. La totalité des enseignements du Bouddha fut classée en cinq grandes périodes, auxquelles furent rattachés les différents soûtras. Mais c'est seulement à une période relativement récente, en relation avec l'influence des modes de pensée évolutionnistes occidentaux, qu'il a été possible de penser en termes d'évolution du bouddhisme, de la même façon qu'a pu être envisagée l'évolution du christianisme, ou celle de toute autre religion.
La perspective historique à laquelle nous avons accès modifie entièrement le problème. Elle nous permet de dire, par exemple, que nous n'avons pas à penser en termes d'un idéal limité de l'arahant. Nous pouvons penser que le Bouddha a originellement présenté l'idéal de l'Éveil aussi complètement qu'il l'a pu, et nous pouvons imaginer que pour les gens de l'époque, comme pour ceux de nombreuses générations ultérieures, cela avait bien le sens de ce qu'il avait dit. Au fil du temps, cependant, cette compréhension a dégénéré. Une distinction est apparue entre l'atteinte de l'Éveil par le Bouddha et celle des arahants, et l'Éveil de ces derniers en vint à être considéré comme un Éveil moindre. D'où le besoin de la reformulation de tout l'enseignement par le Mahâyâna, afin de remettre l'accent sur les points précis sur lesquels le Bouddha lui-même avait initialement insisté. Les mahâyânistes essayèrent d'unifier à nouveau le but, disant que l'on devrait viser non pas l'idéal de l'arahant, le but moins élevé, mais l'Éveil suprême.
Il n'y a pas de récits précis, si bien que nous ne connaissons pas vraiment les conséquences pratiques du développement de ces idées, mais nous pouvons extrapoler à partir de ce que nous ont rapporté certains pèlerins chinois. Xuanzang dit clairement que, pendant sa visite en Inde au VIIème siècle, les pratiquants du « Hînayâna » et ceux du « Mahâyâna » vivaient côte à côte dans les mêmes monastères, suivant à peu près la même discipline. Ils se différenciaient seulement par le fait que les moines du Mahâyâna étudiaient les soûtras du Mahayana en plus des Agamas (l'équivalent sanskrit des Nikayas pâlis), et suivaient le culte des bodhisattvas archétypaux.
Pour tenter un parallèle, on pourrait dire que c'était un peu comme les différences entre la « Haute Église » et la « Basse Église » dans l'Église d'Angleterre. Dans le même diocèse vous pouviez trouver un prêtre qui était plutôt « Basse Église » et un autre qui était plutôt « Haute Église », mais ils appartenaient tous deux à la même « Église large ».
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.