La différence entre « Hînayâna » et « Mahâyâna » semble avoir été aussi peu remarquable que cela, jusqu'à ce que le Vajrayâna émerge et qu'il y ait une sorte d'effondrement de la discipline monastique.
Ceux qui suivaient le Vajrayâna ne pouvaient guère rester dans les monastères puisqu'ils ne respectaient plus la discipline monastique, et on sait que nombre d'entre eux, ceux qui suivaient plus l'idéal du siddha, choisirent délibérément de les quitter. Mais tant que les hînayânistes et les mahâyânistes continuèrent à suivre la même discipline monastique, ils ne ressentirent apparemment pas le besoin de vivre dans des établissements différents du seul fait de leurs vues différentes.
De même, dans une communauté bouddhiste actuelle, les résidents pourraient être d'accord sur la même façon de vivre, de méditer matin et soir, d'être végétariens et de s'abstenir d'alcool, de vivre de moyens d'existences justes, et ainsi de suite. Certains pourraient étudier les écritures du Mahâyâna, d'autres le canon pâli, et d'autres encore pourraient lire des traductions d'ouvrages tantriques tibétains, mais tant qu'ils observeraient une façon commune de vivre et des principes éthiques communs, les membres de la communauté pourraient vivre ensemble tout à fait harmonieusement. Quelque chose comme cela semble s'être produit dans l'Inde médiévale, le Vinaya (le texte précisant les codes de conduite monastique) fournissant les bases éthiques pour la pratique tant du Hînayâna que du Mahâyâna.
Mais il semble qu'il n'y ait pas eu de communauté de points de vue. Après la scission, il n'y eut que très peu de discussions ou de controverses entre les deux parties pour la simple raison que les diverses écoles du Hînayâna ignorèrent le Mahâyâna, comme le Théravada a pour une grande part continué à le faire jusqu'à aujourd'hui. Une des parties de l'Abhidhamma théravadin, le Katha-vatthu ou « Points de controverse », rapporte un grand nombre de discussions entre les écoles du Théravada et les écoles du proto-Mahâyâna, mais c'est le seul témoignage que nous ayons en ce sens.
Au fil des ans, les deux courants s'isolèrent géographiquement. C'est au Sri Lanka que le Théravada fut préservé, et c'est là, selon la tradition du Théravada, que le canon pâli fut originellement écrit, au quatrième concile tenu à Alu-vihara au premier siècle avant notre ère. Les Théravadins cinghalais étaient très opposés à certaines écoles quasi-mahâyânistes qui prirent pied au Sri Lanka. L'Abhayagiri-vihara, qui avec le Mahavihara était un des deux grands monastères sri-lankais, avait une tendance mahâyâniste, mais avec l'aide du roi Parakkama, il fut finalement supprimé au XIIème siècle. On sait très peu de choses sur ce qui y était enseigné. Les sources du Théravada donnent l'impression que, quoi que cela ait été, c'était si épouvantable qu'aucun théravadin raisonnable ne pouvait le décrire en détail.
Pendant ce temps, tandis que le bouddhisme Mahâyâna s'étendait au Tibet, en Chine et au Japon, le Mahâyâna se dissocia de ses bases monastiques du « Hînayâna », et il y eut un facteur de complexification qui fut l'apparition d'une sorte de Vinaya du Mahâyâna. En Inde, et plus tard au Tibet, on considéra cette addition comme étant une addition au Vinaya du Hînayâna, et donc comme un supplément mahâyâniste pour les bodhisattvas. En fin de compte, l'ensemble devint quelque peu encombrant.
Pour toutes ces raisons, les deux courants du bouddhisme en vinrent à développer des façons complètement différentes d'exprimer la voie vers l'Éveil, au point que la comparaison entre les deux est très difficile. On pourrait vraiment pardonner à ceux qui se demandent s'il est fait référence au même Éveil. On doit cependant se rappeler que l'intention des deux est de se référer à l'expérience de l'Éveil et à l'inspiration du Bouddha : c'est leur point de départ. Pendant toute cette étude de l'idéal du bodhisattva, nous reviendrons encore et encore à la considération des correspondances entre les deux approches, pour la simple raison qu'il est spirituellement fructueux de le faire. Avec la perspective historique dont nous disposons, nous pouvons apprécier et apprendre des deux. Quand on aborde le bouddhisme pour la première fois, il n'y a aucune raison de démêler toutes les complexités historiques. Il suffit de considérer la vie du Bouddha, et la vie spirituelle en général ; à la base le bouddhisme enseigne un idéal spirituel équilibré insistant à la fois sur la sagesse et sur la compassion. La tâche des bouddhistes occidentaux est de trier ce qui est vraiment utile dans la tradition bouddhique, ce que le Bouddha a réellement enseigné, et ce qui nous aide dans notre propre vie spirituelle.
Après la séparation, tous les mahâyânistes n'ont pas embrassé l'esprit des enseignements tandis que tous les « hînayânistes » ont adhéré rigidement à la lettre. Le fait que techniquement vous apparteniez à l'école de l'esprit ne veut pas dire qu'automatiquement vous observez plus l'esprit que la lettre ; les « mahâyânistes » n'ont pas lieu de pavoiser ici. En aucun cas une personne n'est jamais toujours mahâyâniste ou toujours hînayâniste. À chaque occasion, selon le contexte spirituel, elle peut adopter soit ce que l'on peut appeler une attitude hînayâniste, c'est-à-dire autocentrée, soit ce que l'on peut appeler une attitude mahâyâniste, c'est-à-dire altruiste. Il y a eu beaucoup de mahâyânistes qui ont collé rigidement à la lettre du Mahâyâna, d'une façon non-mahâyâniste, et il y a certainement beaucoup de théravadins qui vivent en accord avec l'esprit plutôt qu'avec la lettre des textes du Théravada. Et, parce que notre propre comportement devrait être notre objet d'examen premier, à tout moment, il nous est bénéfique de nous demander quelle attitude nous utilisons lorsque nous adoptons, par exemple, une pratique de méditation ou un travail.
Comme point de départ, tout bouddhiste doit se rappeler que le Bouddha et son esprit compassionné ne peuvent être exclus du bouddhisme. C'est essentiellement pour se rappeler cela que les bouddhistes s'engagent dans des pratiques de dévotion, des pujas (ceci est un aspect fondamental de la pratique du bodhisattva, comme nous le verrons). La puja nous amène face au Bouddha, de manière littérale si nous nous tenons face à une image du Bouddha sur l'autel. Alors que nous regardons cette image, l'enseignement peut être un moment oublié. Pendant un moment, nous sommes face à face avec la bouddhéité et, la contemplant, nous reconnaissons notre véritable propre nature.
L'idéal du bodhisattva reconnaît que pour atteindre l'Éveil nous devons développer tant la sagesse que la compassion, les aspects tournés vers nous-même et altruistes de la vie spirituelle. C'est la polarité fondamentale : l'Éveil intérieur, par la sagesse, se manifestant extérieurement, par la compassion. Et là est la nature du bodhisattva, celui qui est résolu à atteindre l'Éveil pour le bien de tous les êtres.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.