Après la mort du Bouddha, appelée son parinirvana car il ne s'agit pas de la mort comme nous l'entendons, mais plutôt d'une extension de son expérience de l'Éveil, les choses devinrent différentes. Les récits de ce qui est arrivé sont contradictoires, mais ils sont tous d'accord pour dire que, peu de temps après le parinirvana du Bouddha, un grand nombre de ses disciples se réunirent pour discuter d'une question cruciale : qu'est-ce que le bouddhisme ? Cette question persiste, encore plus cruciale aujourd'hui. En ce qui nous concerne, le Bouddha est mort - non pas seulement dans le sens historique, mais aussi dans le sens où nous sommes mort à notre propre nature de Bouddha, nous n'en sommes pas conscient, nous n'y sommes pas éveillé. Pour un bouddhiste, la question : « Qu'est-ce que le bouddhisme ? » n'est bien sûr pas une question théorique : c'est une question essentiellement pratique. Ce qu'on veut savoir est : « Quel est le chemin de la réalisation de l'Éveil ? Comment puis-je retrouver ma propre bouddhéité ? » (Il est important que ces deux questions soient posées ensemble. En un sens, nous pouvons considérer que la nature de Bouddha nous est innée, est en nous ; mais il nous faut néanmoins nous engager dans un processus de changement, d'amélioration, de développement. Il nous faut donc trouver et suivre un chemin pour réaliser notre potentiel de l'Éveil).
Il semble qu'après le parinirvana du Bouddha il y ait eu deux groupes de disciples, représentant deux points de vue différents. Un groupe disait que le bouddhisme est simplement l'enseignement du Bouddha : les Quatre nobles vérités, le Noble sentier octuple, les trois caractéristiques de l'existence conditionnée, les douze maillons de la chaîne de la roue de la vie, et ainsi de suite. Ils disaient qu'ayant été donnés par le Bouddha au cours de sa vie, ces enseignements constituaient le bouddhisme.
On pourrait penser que cela était bien raisonnable. Mais l'autre groupe n'était pas d'accord. Non que ceux qui le composaient aient rejeté l'enseignement de Bouddha ; au contraire, ils le valorisaient profondément. Mais ils n'étaient pas d'accord pour limiter le bouddhisme à l'enseignement verbal du Bouddha. Selon ces disciples, qui semblent avoir été la majorité, il fallait également tenir compte d'un second élément : la vie et l'exemple du Bouddha lui-même. Ceci, à leur avis, était même plus important que les enseignements doctrinaux.
Qu'est ce qui les faisait penser ainsi ? On ne connaîtra jamais la réponse exacte, mais on peut en avoir un sens en essayant de nous imaginer être à leur place. Et en faisant ainsi, nous nous approcherons également de très près de l'origine de l'idéal du bodhisattva.
Quand le Bouddha mourut, selon tous les récits, ses disciples furent frappés de chagrin. Enfin, pas tout à fait tous. Quoique même les dieux, comme les êtres humains non éveillés, soient représentés comme complètement effondrés, il est dit que les arahants, ceux qui étaient eux-mêmes éveillés, restèrent absolument calmes et impassibles. Leur réalisation du fait que même le Bouddha doive mourir, dans le sens où son corps physique doive prendre fin, était si profonde qu'ils n'avaient aucune sensation de manque.
Après tout, qu'avaient-ils à perdre ? Dans la mesure où ils étaient éveillés, ils avaient le Bouddha avec eux, en un sens ils étaient le Bouddha. L'Éveil n'était pas le leur, en tant que leur possession personnelle, pas plus que celui du Bouddha n'était le sien, en tant que sa possession personnelle. Il n'y avait pas eu de changement primordial. Ils n'avaient certainement pas perdu le Bouddha, parce qu'ils n'avaient pas perdu la bouddhéité, et c'est bien la bouddhéité qui fait d'un bouddha un bouddha (qu'il y ait eu ou non une différence entre l'Éveil du Bouddha et celui de ses disciples Éveillés est une question que nous considérons plus loin dans ce chapitre).
Les arahants pouvaient faire face à la mort du Bouddha avec équanimité, mais pour ceux qui n'étaient pas eux-mêmes éveillés, l'Éveil était inévitablement associé au corps physique du Bouddha. Quand ce dernier mourut, c'était comme si l'Éveil lui-même avait disparu de l'univers. Certains s'exclamèrent : « L'Œil du monde a disparu ! » Et, quoique ce n'ait pas réellement été la vérité - un nuage avait masqué le soleil, mais le soleil continuait à briller - cela leur semblait vrai, et ils se sentaient anéantis. Selon la tradition, même les animaux furent affectés.
Dans l'art bouddhique, en particulier celui de la Chine, il y a de belles représentations de cette scène solennelle, dans un bosquet d'arbres sala. (Les événements principaux de la vie du Bouddha, sa naissance, son Éveil et son parinirvana, ont tous, selon les écritures, pris place sous des arbres). Les arbres sala font toujours partie du paysage en Inde. Ils sont parfaitement droits, avec un tronc mince, de larges feuilles vertes, et de belles fleurs blanches. On nous dit que le Bouddha mourut étendu sur une couche en pierre au pied d'un groupe de ces arbres sala. Les disciples sont également peints de façon vivante : moines, rois, reines, princes, marchands, sages errants, brahmanes, marchands de fleurs, entourant le Bouddha dans une attitude de chagrin. Un peu plus loin il y a les bêtes sauvages de la forêt, ainsi qu'un groupe d'animaux domestiques. Et tous, êtres humains et animaux, pleurent, comme si l'ensemble du monde partageait un chagrin commun de la perte du Bouddha.
Même si les disciples sentirent la disparition de la lumière du monde, ils revinrent tout de même, lentement, de leur peine, comme on a tous à le faire dans de telles circonstances, et ils commencèrent à faire le point de la situation. Aussi incroyable que cela ait pu leur paraître au début, ils durent, le Bouddha étant parti, reprendre leur vie dans un monde sans Bouddha, ce qui, particulièrement pour ceux qui avaient vécu en sa présence pendant de nombreuses années, fut un terrible changement. Mais en fin de compte, ils commencèrent à essayer de comprendre ce qui leur restait. Et certains, peut-être les plus intellectuels d'entre eux, dirent : « Bon, nous avons les enseignements que le Bouddha nous a donnés, les doctrines, les règles de conduite et ainsi de suite, c'est certainement suffisant. » (On peut imaginer que c'était le genre de personnes qui furent contentes de continuer leur vie en analysant et en classant les enseignements, et furent plus tard à l'origine de la tradition que l'on appelle l'Abhidharma).
Mais beaucoup, parmi les disciples de Bouddha, bien qu'ils n'aient rien contre les enseignements et les règles, ressentaient qu'il manquait quelque chose à leur vie, maintenant que Bouddha était parti. Nous pouvons imaginer que même quand ils étaient censés penser aux enseignements et apprendre par cœur les longues listes de termes, ils ne pouvaient s'empêcher de penser au Bouddha, se remémorant des épisodes de sa vie qui étaient des exemples de ses qualités personnelles.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.