Personne ne pourrait en être meilleur juge que le cousin du Bouddha, Ananda, qui pendant plus de vingt ans fut l'assistant du Bouddha, et le suivit partout. Si le Bouddha était invité à déjeuner, Ananda l'accompagnait. Si le Bouddha faisait un sermon, Ananda y assistait. Si le Bouddha recevait des visiteurs ou répondait à des questions, Ananda était présent. Il était tout le temps là, comme l'ombre du Bouddha. C'est dire que le Bouddha était tout pour lui. Quand le Bouddha fut sur le point de mourir, Ananda le ressentit bien évidement plus profondément que tout le monde. Selon le Mahaparinibbana Sutta, alors que le Bouddha était allongé entre les arbres sala, Ananda se rendit à un pavillon proche. Là, il s'appuya au montant de la porte du pavillon et essaya de réaliser que le Bouddha était sur le point de mourir, dans quelques jours, voire dans quelques heures. En pleurant amèrement, il se dit : « Le maître est en train de me quitter, lui qui est si bienveillant ».
Ces mots ont une grande signification. Durant les vingt années qu'Ananda avait passées auprès du Bouddha, il avait entendu des centaines de discours, dont beaucoup d'enseignements abstrus, philosophiques ou profondément mystiques. Il avait entendu le Bouddha répondre à des milliers de questions. Il avait dû admirer son intelligence, son amabilité, et sa facilité à traiter les questions difficiles. Sans aucun doute avait-il assisté à toutes sortes d'événements extraordinaires. Mais ce n'était pas la sagesse du Bouddha ou sa compréhension de la philosophie, son habileté à débattre ou sa capacité à faire des miracles, son courage ou son énergie infatigable qui ressortaient. Pour Ananda, la qualité exceptionnelle du Bouddha était sa bonté, sa bienveillance. Après toutes ces années, pendant lesquelles il avait entendu tant de choses, l'impression principale que le Bouddha avait faite sur Ananda est résumée dans ces mots : « lui qui est si bienveillant. »
La moitié du bouddhisme est contenue dans cette remarque. Et, pour revenir à notre sujet, elle nous donne aussi l'origine de l'idéal du bodhisattva. La sagesse du Bouddha est révélée dans ses enseignements doctrinaux, mais son amour, sa compassion, qui ont tellement marqué Ananda, sont révélés par son exemple personnel. C'est à cela que ceux de ses disciples qui ne pouvaient identifier exclusivement le bouddhisme aux enseignements verbaux du Bouddha voulaient en venir. Ils disaient que le bouddhisme n'était pas simplement la sagesse, telle que représentée par les enseignements du Bouddha, mais était aussi l'amour et la compassion, tels que montrés par l'exemple de sa vie, et que dans toute formulation du bouddhisme, ces deux aspects devaient être pris en considération. Oui, nous devons essayer d'atteindre l'Éveil, de nous éveiller, de voir la vérité ; c'est l'aspect de la sagesse. Mais nous devons essayer d'atteindre la sagesse pour le bien de tous les êtres sensibles ; c'est l'aspect de compassion. Ces deux aspects, ensemble, forment l'idéal du bodhisattva.
On pourrait dire qu'Ananda fut le premier exemple de l'idéal du bodhisattva, dans le sens où il s'occupa plus du Bouddha que de ses propres besoins, bien qu'il ait lui-même été un sérieux pratiquant spirituel. Il est peut-être significatif qu'à en croire les récits qui nous sont parvenus, Ananda, après le parinirvana du Bouddha, fit comme le Bouddha. Il allait de place en place, prêchant le Dharma, avec une grande suite de bhikkhus ; en fait il fut critiqué pour avoir une telle attitude. S'il y a une personne qui s'est approchée de l'esprit du Bouddha, il semble que ce soit bien Ananda. Les récits sont imparfaits ; il est difficile d'être certain de ce qu'ils nous rapportent. Mais Ananda en ressort cependant bien comme un personnage attrayant, comme ne le font pas des arahants tels que Mahakassapa ou même Moggallana.
Il est parfois suggéré qu'Ananda ait retardé son propre développement afin de prendre soin du Bouddha, et que de ce fait il n'ait pas atteint l'Éveil avant la mort du Bouddha. C'est une façon très superficielle d'envisager le fait : ce serait suggérer que le service ne fait pas partie du développement spirituel, alors que cela en fait vraiment partie. On pourrait même dire que c'est un des plus sûrs chemins de développement spirituel, en ceci que l'on doit dépasser son propre ego, son propre intérêt, ses propres désirs, comme Ananda l'a fait.
Ananda ne choisit pas un chemin plus facile ou plus habituel en acceptant de s'occuper du Bouddha. Aucune allusion n'est faite dans les écritures au fait qu'il ait avec noblesse sacrifié son propre développement spirituel pour cette tâche méritoire. Il est vrai que les écritures pâlies représentent Ananda comme atteignant le niveau d'arahant après le parinirvana du Bouddha, mais rien ne suggère que ce retard provienne du fait qu'il s'est occupé du Bouddha. Il est cependant peut-être intéressant qu'il y ait eu un retard. Cela suggère peut-être qu'Ananda n'ait pas conçu la vie spirituelle comme un but bien défini à atteindre, de la même façon que les autres arahants l'ont peut-être fait. Ananda semble avoir eu moins de penchant vers ce but de façon positive. Mais il y a certainement plus de recherches à faire à ce sujet, comme au sujet de nombreux autres aspects de la tradition. Nous pouvons réfléchir à leur signification spirituelle, mais leurs origines historiques sont difficiles à démêler.
Il n'est pas non plus facile de retracer exactement comment l'idéal du bodhisattva a émergé sous la forme d'un mouvement qui a finalement ressenti la nécessité de se distinguer de ceux qui ne partageaient pas sa vision. Un jour, ils ont commencé à appeler leur approche Mahâyâna, « la grande voie », et à se référer à ceux qui rejetaient leur approche comme suivant le Hînayâna, « la petite voie ». (De toutes les différentes écoles du bouddhisme ancien, la seule représentante du Hînayâna qui existe encore aujourd'hui - et la seule représentante du bouddhisme « Hînayâna » - est le Théravada).
Les faits historiques sont cependant loin d'être précis. Les enseignements préservés par le Théravada au fil des siècles conservent une grande partie tant de l'esprit que de la lettre de l'enseignement du Bouddha. Si les « hinayanistes » n'étaient pas intéressés par la vie du Bouddha, comment se fait-il que toutes ces histoires aient été si méticuleusement préservées dans le canon en pâli ? Ne se peut-il pas qu'ils aient été plus intéressés par les enseignements du Bouddha que par sa vie, puisqu'ils ont conservé tous ces événements dans leurs propres écritures ?
On pourrait aussi bien dire qu'ils ont conservé des enseignements auxquels ils n'attachaient guère d'importance, leur but premier étant de conserver tout ce qu'ils pouvaient. Nous pouvons être très heureux qu'ils l'aient fait : sans les différentes versions des écritures qu'ils ont conservées, nous n'aurions aucune idée de ce que le bouddhisme était à ses débuts. Nous ne pourrions certainement pas le découvrir à partir des écritures du Mahâyâna, qui dans l'ensemble représentent un effort pour réaliser une reconstruction complète des enseignements, et qui s'intéressent généralement non pas tant au Bouddha historique qu'à ce que l'on peut appeler la vie archétypale du Bouddha.
Aussi sélectives les dernières parties du canon en pâli soient-elles, elles contiennent au moins certains éléments de l'enseignement originel, ce qui permet de le reconstruire. Certains textes du Mâhâyana, les soûtras de Ratnakuta par exemple, semblent également contenir des traces originelles de l'enseignement du Bouddha. D'autres cependant, comme le Soûtra du lotus, n'ont presque certainement aucun lien direct avec l'enseignement historique du Bouddha. À partir des soûtras du Mahâyâna, nous pouvons avoir une bonne compréhension de l'esprit du bouddhisme, mais si l'on veut retrouver la lettre originelle par laquelle cet esprit s'est exprimé, nous devons aller essentiellement au canon en pâli. En tout cas, comme nous l'avons vu, à partir des textes en pâli, nous avons un sens fort de cet esprit grâce à la description vivante de la personnalité et de la vie du Bouddha que l'on y trouve.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.