Il en est de même pour les qualités les plus vigoureuses du Bouddha, son intrépidité et son équanimité : elles sont particulièrement bien rappelées par la comparaison avec son cousin Devadatta. Devadatta était un homme très ambitieux. Ayant été moine pendant de nombreuses années, il était très doué pour la méditation et il avait toutes sortes de pouvoirs extraordinaires. Mais il était ambitieux et orgueilleux. Un jour, quand le Bouddha était un très vieil homme, Devadatta lui dit : « Seigneur, pourquoi ne vas-tu pas en retraite ? Passe tes vieilles années calmement et heureusement. Ne te tourmente pas. Je dirigerai la sangha pour toi. » Mais le Bouddha, connaissant parfaitement ce que Devadatta avait derrière la tête, lui dit : « Je ne laisserai pas même la Sangha à Sariputta et à Moggallana (les principaux disciples du Bouddha), encore moins à toi. »
Devadatta se mit tant en colère, il fut tant offensé par ces mots qu'il décida de mettre fin à la vie de Bouddha. Il conspira avec Ajatasattu, un vilain roi avec lequel il était en termes amicaux, et ensemble ils soudoyèrent le dresseur d'éléphant du roi pour qu'il lâche un éléphant fou sur le chemin du Bouddha. Cependant, quand il vit le Bouddha, l'éléphant fou se calma et devint tout à fait docile. Devadatta devint de plus en plus acharné. Sachant que le Bouddha avait l'habitude de marcher dans la vallée, sous le grand roc appelé le Pic des Vautours, il y monta et lâcha un rocher qui chuta en rebondissant sur le flanc de la montagne en direction du Bouddha. Il le manqua mais un éclat de pierre perça le pied du Bouddha, qui se mit à saigner.
En anticipation d'autres tels incidents, et inquiets pour la sécurité du Bouddha, ses disciples formèrent une sorte de groupe de gardes du corps ; armés de bâtons, ils encerclèrent le vihara pendant que le Bouddha dormait. Pendant la nuit, ce dernier sortit du vihara (il ne dormait jamais jusqu'au bout de la nuit, mais passait la moitié de la nuit en méditation), et il vit tous ces moines montant la garde. Il dit : « Moines, qu'est-ce que tout cela ? Que faites-vous ? » Ils répondirent : « Seigneur, nous vous protégeons. » Mais le Bouddha leur dit : « Le Bouddha ne nécessite aucune protection. Rentrez chez vous. » Alors ils partirent dans la nuit, laissant le Bouddha seul. Voilà l'état d'esprit du Bouddha, voilà son intrépidité.
Selon la tradition bouddhique ancienne, il n'est simplement pas dans la nature des choses qu'un bouddha puisse être tué. Nous ne pouvons exactement dire quand ce concept doctrinal est apparu, mais il est tout à fait en accord avec ce que nous pourrions appeler l'attitude aristocratique du bouddhisme ancien. Les premiers bouddhistes avaient un sens aigu de la dignité de la personne Éveillée, et semblent avoir été incapables d'imaginer qu'il puisse être fait affront à une telle dignité. Il s'ensuit que la nature de l'univers était telle qu'il garantissait qu'il ne pourrait être fait de mal au Bouddha. Les bouddhistes anciens étaient incapables d'avoir l'idée que le Bouddha puisse être humilié et tué comme les chrétiens le croient de l'histoire de Jésus. Quelque chose d'analogue survint plus tard dans la tradition bouddhique, dans le Mahâyâna, qui considère le bodhisattva comme subissant toutes sortes de douleurs et de souffrances, mais sans la moindre suggestion que le bodhisattva soit être martyrisé ou humilié.
Si l'on aborde la question hors de toute supposition doctrinale, il n'y a cependant aucune raison pour qu'un bouddha ne puisse mourir d'une mort non naturelle. Il y a des cas d'arahants ayant été tués : Moggallana, par exemple, a été assassiné. Et l'ascète tibétain éveillé Milarépa fut apparemment empoisonné, tout comme d'autres maîtres bouddhistes. Il semblerait que la doctrine selon laquelle un bouddha ne puisse être tué ne vienne pas de la nature du bouddhisme lui-même, mais plutôt des convictions culturelles et spirituelles générales de l'Inde, en particulier de la caste supérieure de la société indienne de l'époque.
D'un autre côté, peut-être est-il contre l'ordre des choses qu'un bouddha soit tué. Peut-être l'univers lui-même l'empêcherait-il. Il ne nuit en rien de penser que l'univers soit vivant. La vue dont nous avons hérité de la science de la fin du dix-neuvième siècle est celle d'un univers inerte, plutôt comme une voiture que comme un être humain. Mais, métaphoriquement du moins, on peut utilement penser que l'univers est plutôt comme un être vivant, et c'est certainement ainsi qu'il a été vu par certains, par les platoniciens par exemple. En fait, l'univers peut être vu non seulement comme étant vivant mais comme ayant un équilibre vivant, voire éthique et spirituel, qui corrigerait les déséquilibres tels que celui représenté par le meurtre d'un bouddha. Certains organes, dans le corps, exécutent toutes sortes de fonctions complexes comme s'ils avaient une intelligence ; non pas une conscience individuelle, mais quelque chose de plus qu'une série de réactions mécaniques. Peut-être y a-t-il dans le monde, ou dans l'univers, quelque chose d'analogue à cette intelligence subconsciente, une sorte d'intelligence capable d'intervenir pour protéger la sécurité et le bien-être de l'organisme dans son entièreté - ici le monde ou même le cosmos.
Mais, même s'il est véritablement impossible qu'un bouddha soit tué, ce fait n'enlève rien au courage personnel du Bouddha. Peut-être pourrait-on dire que l'intrépidité, qui était une de ses qualités remarquables, était ce qui le gardait en sécurité.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.