Certains, par exemple, se souvenaient sans aucun doute de l'épisode dans lequel le Bouddha, allant d'un ermitage à l'autre, trouva un moine assez âgé étendu à même le sol d'une cabane dans des conditions dramatiques ; il avait la dysenterie. Il était évident qu'il était resté à terre depuis plusieurs jours sans recevoir aucune aide. Le Bouddha demanda au vieil homme pourquoi les autres moines n'avaient pas pris soin de lui, et il répondit : « Je ne suis d'aucune utilité maintenant. Pourquoi se soucieraient-ils de s'occuper de moi ? » Le Bouddha envoya alors son compagnon, Ananda, chercher de l'eau chaude, et ils l'allongèrent ensemble sur un lit, le lavèrent, et firent tout pour son confort. Puis le Bouddha appela tous les moines et leur dit : « Moines, vous n'avez ni père, ni mère, ni frère ni sœur. Vous avez quitté le monde. Vous devez être frère et sœur, mère et père les uns pour les autres. Celui qui souhaite me servir, qu'il serve les malades. »
Des épisodes comme celui-ci, des épisodes qui montrent la compassion pratique du Bouddha, étaient certainement ancrés dans l'esprit et dans le cœur de nombre de ses disciples. Certains d'entre eux, en particulier les disciples laïques, ont pu aussi se rappeler l'histoire de Kisagotami. En Inde, en ce temps, comme actuellement, la mortalité infantile était très élevée, et l'histoire dit qu'une jeune femme appelée Kisagotami perdit son seul enfant alors il n'avait que quelques années. Incapable de croire qu'il était mort, folle de chagrin, elle prit son corps dans ses bras et alla de maison en maison, demandant qu'on le soigne. Finalement quelqu'un eut le cœur et la bonne idée de lui conseiller d'aller demander de l'aide au Bouddha, si bien qu'elle alla le voir et lui demanda de ramener son enfant à la vie.
Il ne refusa pas. Il ne lui fit pas de sermon, il savait que cela serait inutile, vu son chagrin. En fait, il ne répondit pas du tout à sa question. Il dit seulement : « Apporte-moi quelques graines de moutarde - mais apporte-les-moi d'une maison où personne n'est mort. » Elle partit donc, allant d'une maison à l'autre. Partout où elle allait, les gens voulaient bien lui donner des graines de moutarde. Mais quand elle posait la question : « Est-ce que quelqu'un est mort dans cette maison ? » ils répondaient : « Ne nous rappelez pas notre chagrin, les morts sont nombreux, mais les vivants le sont peu. » Dans chaque maison elle apprit la même leçon : la mort vient à tous. Finalement, elle laissa le corps de son enfant dans la jungle, revint au Bouddha, et s'assit calmement à ses pieds. Pendant longtemps, elle resta silencieuse. Puis elle dit enfin : « Donne-moi un refuge », et elle devint nonne.
Cette histoire contraste de manière évidente avec l'histoire de Jésus ressuscitant Lazare. Si les deux histoires sont vraies, il semble y avoir une énorme différence entre elles du point de vue de l'enseignement spirituel : le Bouddha insiste avec bienveillance sur le fait que la mort est naturelle et inévitable, tandis que Jésus envoie un message très différent. Comme on le voit dans les évangiles, Jésus n'était guère enclin à donner des enseignements, même s'il en a donné quelques-uns, bien sûr, pour démontrer qu'il était le fils de Dieu. L'évangile de Jean raconte qu'en apprenant la maladie de son ami Lazare, Jésus dit : « Cette maladie n'est point à la mort ; mais elle est pour la gloire de Dieu, afin que le Fils de Dieu soit glorifié par elle. » (22, 4) Si vous considérez Dieu comme le créateur du monde et de l'humanité, le maître de la vie et de la mort, le fait d'être capable de ramener à la vie un homme mort prouve que vous avez une puissance transcendante, et même que vous êtes Dieu. Au cours des siècles, les chrétiens ont considéré les miracles du Christ comme des preuves de son affirmation qu'il était le fils de Dieu.
Le Bouddha ne cherchait pas à établir de telles affirmations. Il ne se souciait même pas à établir le fait qu'il était Éveillé. Son seul intérêt était de montrer le chemin de l'Éveil à ceux qui le cherchaient. Quand Kisagotami vint à lui, il n'était pas question pour lui de ramener son fils à la vie, de prouver quoi que ce soit à son propre sujet. Il se focalisa sur le point important : la démonstration avec compassion de la vérité concernant la vie et la mort.
Dans le christianisme, une grande importance a été apportée aux miracles du Christ, et quand ces derniers sont remis en question, certains chrétiens tendent à penser que les fondations de leur foi tremblent. Mais les bouddhistes ne ressentent pas cela à propos des miracles du Bouddha. Les écritures en pâli décrivent nombre d'événements supranormaux, mais vous pouvez les mettre en question sans que cela modifie quoi que ce soit à l'essence de l'enseignement du Bouddha. Les ;écritures décrivent aussi des miracles effectués de façon courante par des gens comme Devadatta, qui est traditionnellement assimilé au méchant du canon pâli, et est très loin d'être éveillé.
Kisagotami est exceptionnelle par son engagement de toute une vie à la pratique spirituelle, suite à ce qui lui est arrivé. Une des questions qui se pose à nous est comment soutenir une réalisation venant d'une expérience aussi douloureuse, sans que nous ne perdions la nouvelle orientation de vie qu'elle a pu occasionner. Nous avons la faculté d'oublier : c'est heureux dans certains cas, mais malheureusement, très souvent, les réalisations positives engendrées par des expériences difficiles sont les aspects mêmes de ces expériences que nous perdons. Pour conserver notre vision et notre compréhension, nous devons faire attention à ne pas replonger tout de suite dans les distractions de notre façon de vivre antérieure, mais à saisir l'occasion de faire des changements qui vont nous aider à préserver et à consolider cette vision. Il semble étrange que nous puissions avoir une expérience intense et qu'elle puisse ensuite disparaître quasiment entièrement du jour au lendemain, mais cela arrive. Avec des efforts, cependant, la vision peut être préservée, grâce à une attention soutenue et avec l'aide de nos amis. La fin de l'histoire de Kisagotami montre clairement qu'elle en était capable ; et s'en souvenir aurait rappelé aux gens la compassion habile du Bouddha.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.